Angerona

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Et maintenant, je vous emmène à travers le monde rencontrer les innombrables dieux qui le peuplent ! Depuis un peu plus d’un an, en effet, on constate sur divers points du globe un renouveau d’intérêt pour des divinités que l’on aurait pu croire oubliées depuis longtemps. Pour certaines d’entre elles, c’est carrément à une résurrection des anciennes pratiques religieuses que l’on assiste. Notre grand reporter maison, Yves Liénard, est parti à la rencontre de ces nouvelles croyances sur les lieux de leur renaissance…

Confortablement installé sur son nouveau canapé, le grand reporter en question savourait son heure de gloire : après toutes ces années comme stagiaire puis journaliste de second rang à se farcir les micros-trottoirs, les reportages de Toussaint dans les cimetières et de Noël dans les boutiques, il avait enfin obtenu sa première enquête d’envergure. On pouvait désormais compter le nom d’Yves Liénard parmi ceux des journalistes internationaux de la chaîne ! Le moins ironique de l’histoire n’était sans doute pas la part qu’avait prise son vieil ami Zoltan dans cette promotion. La main plongée dans un bol de biscuits apéritifs, il se laissa aller à un petit sourire nostalgique, qu’il chassa bientôt pour se redresser, attentif : tandis que des images de rues ensoleillées et de plages bordées de cocotiers envahissaient l’écran, c’était sa propre voix qu’il écoutait maintenant avec délice.

Nauru, petit état du Pacifique : sur cette île grande comme le tiers de Saint-Marin et cinquante fois moins peuplée que la région bruxelloise, près de nonante-neuf pourcents de la population est chrétienne. Des anciens cultes pratiqués ici, presque rien n’a survécu à la colonisation européenne. Du moins, c’est ce que l’on croyait jusqu’il y a à peu près un an…

Aux panoramas de l’île et aux vues d’églises qui avaient illustré le propos jusque là succéda soudain un plan d’ensemble montrant un petit groupe d’habitants, vêtus de tenues traditionnelles et priant autour d’une statue de bois aux formes arrondies.

Ces Nauruans, comme une bonne part de leurs concitoyens, sont protestants. Ils croient en Dieu et communient tous les dimanches. Mais, aussi étrange que cela puisse paraître, leur foi ne les empêche pas de se retrouver régulièrement pour honorer Eijebong, la déesse de la fertilité dans l’ancienne mythologie de leur île. Et ils ne sont pas les seuls : une part croissante de la population s’adonne à ce genre de réunion que l’on aurait à peine cru possibles il y a deux ans. Ruben Dowiyogo est le responsable de l’un de ces groupes.

Le visage rond et foncé d’un quinquagénaire apparut sur l’écran. Vêtu de lunettes strictes et d’un veston sombre, il parlait avec une lenteur étrangement protocolaire.

- Eijebong, Buitani, Areop-Enap font partie de notre culture nauruane, au même titre que notre religion chrétienne. Nous croyons en leur existence comme éléments de notre identité, mais nous ne sommes pas des apostats et nous ne cherchons pas à convertir d’autres personnes. Il s’agit simplement de retrouver des racines auxquelles notre peuple a peut-être trop vite renoncé à l’arrivée des Européens. Vous savez, quand je récite les prières à Eijebong ou quand je bois le kava traditionnel, j’ai l’impression de restaurer un peu de ce que mes ancêtres nous ont transmis : c’est comme si je rendais vie à nos anciens dieux…

Les images d’une autre réunion surgirent : on y voyait des hommes s’échanger de petits bols de bois et en boire le contenu d’une traite, force grimaces à l’appui.

Le kava est un autre aspect de cette culture renaissante : cette boisson très amère se consomme non pour le plaisir, mais comme symbole rituel des difficultés de la vie. Avec la situation actuelle de l’économie locale, beaucoup de Nauruans disent trouver dans la coutume une résonnance très moderne.

Mais qu’a donc poussé tant de ces Océaniens à rechercher ainsi la culture de leurs ancêtres ? Ruben Dowiyogo nous l’explique :

- Il y a un peu plus de deux ans, une équipe d’archéologues belges est venue travailler sur notre île. Au début, nous les regardions avec scepticisme : nous croyions qu’il n’y avait plus rien à tirer du sol de notre île, après toutes ces années à le retourner pour extraire le phosphate. Et puis, on ne sait pas trop comment, ils se sont mis à mettre au jour des objets de cultes, des statuettes, et même des totems du temps d’avant la colonisation. C’est devenu l’une des plus riches collections de Micronésie ! Quelque part, c’était comme si nos anciens dieux les avaient guidés pour nous rappeler à eux. Ça a eu un impact énorme sur les gens.

Le reportage quitta alors l’Océanie pour parcourir, pendant encore une vingtaine de minutes, le Nigéria, la Mongolie et la Hongrie. Yves éprouvait l’agréable sensation de revivre les trois semaines de bourlingage que lui avait valu cette mission. Partout, les mêmes tableaux d’anciens rites remis au goût du jour, de vieilles divinités à nouveau honorées. Partout, également, il était question de découvertes archéologiques de premier ordre. Puis, vers la fin, un panoramique présentait le théâtre d’un chantier de fouilles dans la grande plaine hongroise quand le commentaire annonça, sur un ton mystérieux, l’interview de celui que l’on considérait souvent comme le principal responsable des grands bouleversements évoqués dans le film. Et quand le plan large fit place à un plan rapproché du témoin annoncé, c’est la figure pour une fois souriante de Zoltan qui apparut.

- Monsieur Nagy, vous êtes le chef de ce chantier…

- Ici, mon nom se prononce « Nôdy’ »…

- Je vous demande pardon. Alors, ce chantier ? Qu’y trouvez-vous ?

Yves fit la grimace : il aurait dû faire couper cette scène au montage, et il avait été un peu trop agressif en répétant sa question. Zoltan n’avait pas l’air de s’en formaliser, cependant : toujours souriant, il s’était lancé dans une volubile description du contenu de la tombe qu’il fouillait. Nombreux détails à l’appui, il expliquait les parures funéraires, les armes, le mobilier et s’attardait en particulier sur les représentations d’anciens dieux de la Hongrie préchrétienne et les inscriptions runiques qui leur étaient consacrées. Le journaliste eut beaucoup de mal à l’interrompre poliment, et les explications parurent d’autant plus longues que Constance s’était formellement opposée à tout retrait d’une partie quelconque de celles-ci.

- On dit que vous êtes le spécialiste des dieux oubliés, et ce depuis cette aventure que les médias ont baptisée le « miracle d’Angerona ».

- L’expression est sans doute un peu trop spectaculaire… Je crois que c’est votre présentatrice vedette qui l’a popularisée.

- Constance Vermeyren, en effet. Elle appréciera l’épithète. Pouvez-vous nous parler de ce fameux « miracle » ?

- Et bien… Je m’étais égaré lors d’une excursion sur les flancs de l’Olympe…

- En Grèce, donc…

- Oui, bien sûr… J’étais donc perdu et il y avait un brouillard extraordinaire. Je risquais la chute à tout moment et la nuit allait tomber. Et puis, par le plus grand des hasards, je découvre l’entrée d’une petite grotte où m’abriter. Une chance incroyable ! Mais le plus incroyable, c’est que j’y découvre, intact, l’autel d’une petite divinité romaine…

- … la fameuse Angerona.

- Exactement. Jusque là, on ignorait l’existence d’autels de cette déesse hors de Rome. C’était le premier à être découvert ! Probablement à cause de la nature de cette divinité : comme elle était la protectrice de Rome, on ne pouvait risquer de livrer son nom aux ennemis.

- La voilà pourtant aujourd’hui mondialement célèbre ! On peut dire que vous avez mis son nom sur toutes les lèvres !

- Ce n’est qu’un juste retour des choses : après tout, elle m’avait sauvé la vie.

- Certains vont jusqu’à imaginer que c’est la déesse elle-même qui vous aurait guidé jusqu’à elle…

- Les gens imaginent ce qu’ils veulent. Je n’ai rien contre l’imagination.

- Et pourtant, peut-on réellement leur donner tord ? Après tout, vous avez été l’auteur d’un nombre étonnant d’autres découvertes, depuis, et vous les avez rendues célèbres bien au-delà des cercles restreints de l’archéologie professionnelle.

- C’est vrai, mes travaux ont bénéficié d’une attention médiatique que je n’aurais pas espérée. Pour cela encore, je dois remercier le soutien permanent de madame Vermeyren. Je crois savoir qu’elle n’y est pas pour rien.

Du fond de son canapé, Yves dut s’éclaircir la gorge, comme en un écho du malaise suscité à la chaîne par cette dernière remarque. Bien entendu, Constance n’avait pas voulu la supprimer…

- Mais comment expliquez-vous cet étonnant succès dans vos recherches, surtout dans des endroits si variés du monde, et toujours pour nous apprendre l’existence d’une petite divinité que même les populations locales avait presque oubliée ?

- Et bien, j’ai su tisser un excellent réseau d’informateurs sur place. Et puis, surtout, je me dois d’être juste : j’ai rencontré, à l’occasion de mon fameux voyage en Grèce, une nouvelle collaboratrice qui n’a pas son pareil pour dénicher les sources de renseignements partout dans le monde.

- Les mêmes imaginatifs prétendent que ce sont, dans chaque cas, les dieux eux-mêmes qui vous ont guidé vers vos fameuses découvertes, et qui vous chargeraient ainsi d’une sorte de come-back divin. Alors, monsieur Nagy, pour conclure : ne seraient-ce pas ces divinités, vos sources d’information ?

Sur l’écran, on vit Zoltan partir d’un grand éclat de rire. Maintenant qu’il le revoyait, Yves ne pouvait s’empêcher de le trouver un peu forcé.

Qui sait, mon ami ? Les gens croient ce qu’ils veulent !

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