Feux de novembre

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Bon sang ! qu’est-ce qu’elle est belle, c’est pas possible, je la mérite pas, se morfond Charlie dans les toilettes du restaurant. Il baisse les yeux sur ses mains fébriles qui agrippent la petite boîte noire. Il sent qu’il va tout faire foirer, mais il ne peut pas attendre davantage. Ça doit faire presque dix minutes qu’il se terre dans les toilettes à chercher des bribes de courage. Si ça se trouve, Tonya en a eu marre de l’attendre et s’est barrée. Il sait qu’elle serait bien mieux avec un autre, lui c’est qu’un raté qu’a fait trop de conneries dans sa vie. Il essaie de se racheter. Il fait tous les jours amende honorable, mais ça ne suffit jamais. Le jour suivant, il faut recommencer. Charlie se dit que ça ne sert à rien, qu’elle va le quitter, qu’il va encore tout gâcher. Son front suintant laisse une trace grasse sur le miroir.

Non ! Il se gifle. Une fois. Deux fois. T’as pas le droit de renoncer ! Troisième gifle. Allez mec, du courage ! T’as tes casseroles, mais elle aussi même si c’est rien comparé aux tiennes. Si tu la mérites pas maintenant, tu devras tout faire pour la mériter demain ! Rappelle-toi ce qu’on dit en désintox. Fuir le combat, c’est être sûr de perdre. Sois pas un raté, Charlie !

Sois pas un raté, se répète-t-il en revenant en trombe dans la salle du restaurant. Tonya est toujours là. Elle joue distraitement avec son téléphone et tire un peu la tronche, mais, allez, essuie ton front. Pourquoi tu t’es pas recoiffé ? C’est bon, Charlie, t’es pas un raté. Il serre fort la boîte dans sa poche, le souffle court.

Tonya lève les yeux et esquisse un sourire sardonique.

“Ben alors ? T’en as mis du temps. On devrait baiser dans les chiottes si ça te fait durer autant.”

Charlie manque trébucher en se rasseyant, il sort la main qui était dans sa poche et s’appuie sur la table, la boîte toujours entre ses doigts. Ses yeux exorbités passent du regard de Tonya à sa main qu’il met aussitôt sous la table en faisant valser une fourchette au sol.

“C’est quoi ça ?”

— Rien, bredouille Charlie, j’ai fait tomber ma fourchette.

— Charlie Smith, tout le repas, t’as fait l’emberlificoté, là, tu viens de passer un quart d’heure aux chiottes et maintenant, tu te caches sous la table.”

Tonya connaît plein de mots que Charlie ne comprend pas. Elle est si intelligente et si belle, trop même avec ses longues jambes bronzées et cette main impatiente qui lui fait signe sous la table de lui donner l’objet du délit. En tremblant, il lui tend la boîte et respire un bon coup avant de remonter. Il se remet à transpirer, il en a oublié la fourchette. Ah non, elle est dans ses mains, tordue.

“Oh, Charlie !”

Tonya, une main sur la joue, s’extasie quelques secondes devant la bague avant de se reprendre. Elle se penche en avant et embrasse son fiancé sur le front pour qu’il relève la tête et qu’elle puisse lui rouler un vrai patin d’amoureuse. Quand ils reprennent leur souffle, elle lui fait signe de se rasseoir. Elle irradie, il se décompose.

“C’est pas comme ça que ça aurait dû se passer… J’ai pas mis le genou au sol.

— Rohh, tu vas me rubéfier.”

Il va la quoi ? La rendre bouffie ? Elle a pourtant une ligne d’enfer après ses deux gosses. Elle attend un enfant ? Mais ils n’ont pas…

“Ça veut dire que tu vas me faire rougir, gros nigaud, le rassure Tonya. Ferme ta bouche. Tu es chou, mais ferme ta bouche, c’est pas encore la saison des mouches. Tu sais quoi ? On va dire que c’est un mulligan et samedi soir, on ira au Ruby Tuesday avec la clique. Là, tu pourras mettre un genou à terre sans stresser que je dise non. Oh bébé, tu vas voir comment je vais te crier oui toute la nuit.”

Lorsque Charlie fera sa déposition à la police d’état de Virginie, il situera les racines de leur périple criminel dans ce restaurant sur King Street à Onancock, quand dans son excitation, Tonya s’est mise à décrire une cérémonie qu’elle qualifie de “dispendieuse, mais on s’en fout, on se marie pas cent fois dans la vie !” et qu’en même temps, l’assurance déjà déficiente de Charlie a lentement mais sûrement déserté toutes les parties de son corps jusqu’à le dépouiller de toute libido.

Pourtant, les jours suivants se passent à peu près normalement. Tonya est trop obsédée par la soirée de demande en mariage devant toutes leurs connaissances. Les finances ne sont pas au beau fixe, mais depuis la crise, qui n’a pas de difficultés dans le comté d’Accomack ? Il n’y a qu’à voir les dizaines de maisons vides qui jalonnent la nationale. Des maisons pourtant bien bâties, la plupart assez grandes pour accueillir une famille nombreuse. Mais il n’y a pas de travail par ici, dans cette bande de terre qui ferme à moitié la baie et qui est si loin du reste du pays. Parfois, Charlie se demande pourquoi Tonya est restée alors qu’elle est si brillante, si belle. Elle pourrait réussir partout ailleurs avec ses filles.

Le soir de la nouvelle demande en mariage au Ruby Tuesday, le bar est bondé, tout le monde félicite Charlie. Il n’a pas intérêt à la laisser filer, celle-là. Elle est trop bien pour lui ! Il y a même les anciens collègues de la caserne, quand il était pompier volontaire. Tonya a vraiment rameuté la moitié du comté. Quand elle danse sur le bar, cigarette à la bouche, elle ressemble à une actrice de cinéma. Il ne la mérite pas, il sait qu’il va tout faire foirer. Elle vient d’annoncer que ça sera un mariage à thème, que le thème sera November Rain, son clip préféré quand elle était ado.

“Mais, la mariée, elle meurt pas à la fin ?”

Charlie ne sait pas qui a dit ça, plusieurs personnes en fait. On se dit que c’est l’humour particulier de Tonya, elle a toujours des idées formidables. On rit et on boit encore. Charlie ne devrait pas boire autant, mais l’angoisse refuse de se laisser noyer. Les collègues de la caserne se disputent pour savoir à quelle actrice Tonya ressemble le plus. Le débat est vif et bon enfant, parfois graveleux. Charlie ne connaît aucun des noms mentionnés, mais on demande son avis. Il bredouille, quelqu’un lui tape dans le dos et tout le monde éclate de rire.

“Alors, Charlie, Rebecca Ferguson ou Tilda Swinton ? La première joue une tueuse dans des films avec Tom Cruise et l’autre, c’est une sorcière ou une vampire.”

Charlie finit son verre qu’il a déjà bu.

“C’est pas des rôles très gentils.”

Hilarité générale.

Le consensus se fait finalement sur Jodie Foster avec de meilleures jambes et surtout un meilleur cul. Charlie se souvient du Silence des agneaux, il est incapable de voir le visage de l’actrice, il se dit que ses potes ont sûrement raison et ce n’est pas sans fierté qu’il garde en tête que Tonya a de plus belles jambes que l’autre. Et un plus beau cul aussi. Il ne se rappelle pas Taxi Driver.

L’été défile et Charlie et Tonya peinent à économiser pour leur mariage. Aucune date n’a été donnée même si beaucoup supposent que la cérémonie aura lieu en novembre. Ils n’en parlent plus trop désormais. Ils ne font pas vraiment l’amour non plus. Au lieu de ça, elle le dispute et lui ne dit rien. Elle pleure aussi. Il l’aime désespérément, il la désire, mais il n’y arrive pas et elle s’imagine plein de choses quand lui ne dit rien.

Les jours d’automne sont là depuis longtemps. Le garage de Charlie fait un peu de chiffre grâce aux agriculteurs qui ont toujours besoin d’un coup de main pour dépanner les machines. Il fait aussi de la manutention chez quiconque embauche tandis que la friperie de Tonya peine à payer les factures. Tout l’argent est dépensé pour les gamines ou les dettes de la boutique. Personne ne parle plus de date pour le mariage, c’est déjà novembre.

Le 12 au soir, Charlie et Tonya rentrent après une dispute sans repas au restaurant de King Street à Onancock, le même restaurant où Charlie n’a pas fait sa demande sous la table. Ils se rabibochent dans le pick-up et tout va mieux, Tonya tente d’aller plus loin, c’est comme le vélo, les gestes ne sont pas oubliés. Sauf que tout s’arrête si vite que la cigarette dans le cendrier n’a pas fini de brûler. Ça faisait presque deux ans, ça n’a pas duré deux minutes.

Alors qu’ils sont sur la nationale, Tonya au volant est partie dans un de ses monologues habituels, elle le traite de tous les noms, lui demande pardon dans la foulée, essuie son nez avec le dos de sa main, fume cigarette sur cigarette, rit de choses qu’il ne comprend pas, trépigne et pleure. Il essaie parfois d’articuler un mot, mais elle parle trop vite. Il se contente de regarder la route.

“Je suis malheureuse avec toi, Charlie, renifle-t-elle en cherchant un autre paquet dans le vide-poche.”

La nuit toute droite est ponctuée de traits blancs hypnotiques. Charlie ne décroche pas son regard de la route.

“Voilà, c’est dit. Je suis malheureuse.

— Je t’aime,” parvient-il à croasser, la gorge sèche.

Elle lâche un ricanement triste en recrachant le cellophane déchiré.

“Parce que tu crois que c’est suffisant ? T’es vraiment une andouille, Charlie Smith. Si tu m’aimais vraiment, tu serais capable de me baiser. Tu me montrerais combien tu m’aimes en me faisant grimper au rideau. J’aurais dû m’en douter, t’étais même pas foutu de me demander en mariage correctement.

— Mais… mais…

— Mais quoi ?! Mais quoi ? l’interrompt-elle en tapant sur le volant du plat de la main.

— Mais tu sais que je ferais tout pour toi ! explose-t-il enfin. Je t’aime, je t’aime plus que tout ! Toi et tes filles, je paie pour tout, je paierai double s’il le faut, il y a rien que je refuserai de faire pour toi, rien ! Dis-moi ce qu’il faut que je fasse pour te prouver que je t’aime ! Pour que tu sois heureuse ! Dis-moi, je ferai tout pour toi !”

Tonya ne dit plus rien, le visage légèrement tourné de façon à ne pas voir Charlie. La cigarette qu’elle écrase entre ses lèvres n’est pas allumée et la route défile entre deux reniflements. Soudain, elle pile.

“Sors du pick-up.

— Quoi ?

— Tu vois cette baraque, là ? fait-elle en pointant avec son nez une des innombrables habitations fantômes du comté. Descends et va y foutre le feu.

— Quoi ?”

Tonya ne répond pas. Elle allume enfin sa cigarette et lui tend le briquet. À la lueur de la flamme puis du foyer, Charlie n’arrive pas à savoir si elle plaisante. C’est forcément une blague, non ? Mais de jour ou de nuit, Charlie est toujours aveugle quand il s’agit de Tonya. Sans un mot, il prend le briquet et ouvre la portière.

“Et magne-toi l’oignon !”

Charlie s’exécute. Il court jusqu’à la maison plongée dans le noir. Il cherche un instant s’il doit faire attention à des voisins, mais même avant la crise, le comté d’Accomack n’a jamais réussi à attirer suffisamment de gens pour dépasser les six cents habitants au kilomètre carré. Et près de la nationale, les domaines sont vastes. Et déserts une fois sur deux. Il fait un sacré froid sec de fin d’automne. Dans un sanglot, Charlie songe qu’on est loin des pluies diluviennes de novembre du clip des Guns N’ Roses. Ça lui aurait donné une bonne excuse pour ne pas avoir à réfléchir pour déterminer si l’ordre était du lard ou du cochon. Une poignée de minutes plus tard, Tonya le voit réapparaître. Elle démarre aussitôt le pick-up. Dès que Charlie a la moitié de son postérieur dans l’habitable, elle démarre en trombe.

“Ça y est ? Tu l’as fait ?”

Il y a quelque chose d’étrange dans sa voix, mais il est incapable d’expliquer quoi.

“Euh, ouais, bredouille-t-il, j’ai mis du temps parce que j’avais pas de combustible pour bien démarrer.

— Tu l’as vraiment, vraiment fait ? Oh mon Charlie ! Ça c’est une preuve d’amour !”

— Tout ce que tu voudras mon amour.”

Tonya est comme une puce, elle joue du tambourin sur le volant et lâche de temps en temps des petits couinements excités. Elle n’a aucun regard pour Charlie qui baisse les yeux jusqu’au moment où il sent un virage.

“Pourquoi tu tournes ?

— Je veux voir.

— Hein ? Mais c’est dangereux ! Si on se fait repérer…

— On va juste repasser devant sans s’arrêter, je veux juste voir les flammes.

— Tu crois pas que ça fait suspect si quelqu’un voit le pick-up faire le tour du bloc ?

— Relax, Charlie. Je croyais que la prison, ça endurcit. Ça a pas trop marché avec toi, on dirait. Ça t’a rendu tout mou.”

Charlie encaisse le coup bas. Il renifle un bon coup avant de parler d’une voix sourde.

— J’ai fait des conneries à cause de la drogue, je suis sobre maintenant. J’essaie de devenir meilleur.”

Tonya penchée sur le volant ne l’écoute pas. Elle essaie d’apercevoir quelque chose dans la nuit, en vain.

“Rahh ! On voit pas de flammes ! T’es sûr que t’as bien fait ?

— Non, répond Charlie dans un murmure. J’ai menti, je n’ai pas mis le feu à la maison, je croyais que tu rigolais.”

Tonya le fixe sans modifier son allure. Au virage, ils sont à nouveau sur la nationale, elle accélère légèrement et Charlie est persuadé que cette fois, c’est la fin. Ils vont rentrer, elle va lui dire qu’elle va partir le lendemain. Pire, elle lui ordonnera de quitter l’appartement. Et il le fera.

Le pick-up ralentit sans brusquerie et s’arrête au même endroit qu’avant. Tonya coupe le contact.

“Charlie, je vais sortir et aller cramer cette baraque, explique-t-elle d’une voix posée. Si tu m’aimes, si tu veux mon bonheur à tout prix, tu vas m’accompagner et me montrer comment faire. Ce n’est pas une plaisanterie, ça me rendra un peu moins malheureuse. C’est important pour moi, pour ma plénitude.

— Je comprends, acquiesce-t-il sans comprendre. Viens, je vais te montrer.”

Charlie déchire un bout de serviette qui traîne à l’arrière du pick-up et le plonge dans le réservoir, puis il enroule la harde autour d’un bout de bois ramassé par terre. Tonya lui prend la main, ils marchent ensemble dans le noir jusqu’à la maison abandonnée. Il enflamme le chiffon, mais c’est elle qui tient le bâton, elle qui enflamme le porche en bois, qui lance ce qui reste de torche par une des fenêtres depuis longtemps cassées. Charlie ne bouge pas, il attend qu’elle se soit repue du spectacle. Il observe, il essaie de comprendre pourquoi les yeux de Tonya brillent d’autre chose que du simple reflet des flammes. Mais il a beau essayer, Charlie déteste ce qu’il entrevoit. Il est certain d’une chose malgré tout. D’une certaine manière, ils se sont liés cette nuit d’une union bien plus forte que le mariage.

“Tonya ?

— Oui ?

— Tu es un peu moins malheureuse, là ?

— Oui, un peu moins.”

Cette nuit-là, ils incendient deux autres bâtiments et quand ils rentrent, ils sont dans un état second ; elle, brûlant de cette flamme extatique qu’il reconnaît chez les toxicomanes ; lui, vidé de tout et voyant flou, mais persuadé de détenir la clef de leur relation. Chaque nuit qui suit, ils réduisent en cendres les habitations vides du comté d’Accomack, dans une fuite en avant qui ne dit pas son nom et qui durera près de quatre-vingts incendies de misère les consumant à petit feu.

Ils ne referont jamais l’amour.

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