La tarte aux pommes

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Je viens de tomber. En voulant me rendre au petit coin, j’ai glissé. Ce corps autrefois si fidèle, et discipliné, voilà qu’il me lâche. Jour après jour, nuit après nuit. Une multitude de petits signes annoncent ma fin prochaine. J’en suis réduite à concevoir mille ruses pour que rien ne transparaisse. C'est le prix à payer. Je me traîne sur le parquet. De toute façon, impossible d’atteindre le téléphone et puis, c’est à peine si je peux en discerner les chiffres. À quoi bon.

De mes doigts crochus, rongés par l’arthrose, je saisis maladroitement la couverture qui m'a suivi dans ma chute. C'est un gros couvre-lit de satin rouge. Je tire de toutes mes forces et me recouvre. Pauvre dépouille tremblotante, vieille pomme anéantie par les contingences, dont plus personne n'a l'usage. Il est quatre heures du matin. J’ai froid. Le temps s'égrène, inexorable.

Je suis mouillée, là, entre les jambes. Pourtant, je ne touche pas au petit boîtier suspendu autour de mon cou. J’ai toute ma tête et je sais ce que j'encours. Je m’interdis d’agripper le cordon de coton. Tortillon maladroit de vieux bouts de ficelle que j’ai moi-même confectionné. Je mouline dans le vide. Mes jambes se replient en position foetale. Déclencher l’alarme, c’est faire acte de reddition et reconnaître ma dépendance.

Pourtant, cette maison est mienne. J’y suis née. Ma mère avant moi, sa mère avant elle. Quoi qu'ils en pensent, je respire encore, le souffle court, enfermée dans mes murs. Mes doubles et triples verrous tirés, reliée au monde par ce seul instrument. On ne sait jamais. Ma carcasse grince. Il est trop tôt. Hors de question de réveiller quiconque.

Alors, comme une enfant abandonnée, je laisse aller mon front poisseux de sueur contre la douceur du tissu. Rouge satin. Couleur de la vie, douceur de l’amour. Mon corps endolori geint en silence dans la presqu’obscurité de la chambre. Je me tais enfin. Le temps se fige. La nuit m'emplit. Entre deux assoupissements, il me revient des images. La pièce s’illumine. Une grande galette de tarte plantée au milieu du lit. Ça sent bon l’odeur des pommes cuites à peine sorties du four. Contre mes flancs généreux de mère comblée, mes enfants sont blottis, tête-bêche, attendant que l’homme au couteau découpe les parts. J'entends des rires étouffés. Des mains m’agrippent, des cuisses me touchent et sous les couvertures, quelques pieds égarés, amoureux, s’entremêlent. La tarte est avalée en un rien de temps.

Demain, il y aura des miettes. Ça râlera. Mon cœur se gonfle. Je souris.î

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