6.3 : Lestaque

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— PL, il y a pas mal de monde en bas.

— Je sais ! J’y vais tout de suite !

Anticipant une matinée interminable dans la salle surchauffée, le commissaire ajouta une bouteille d’eau à sa pile de dossiers. Il s’assura de n’avoir rien oublié, traversa leur ruche bourdonnante, dévala les escaliers, salua rapidement les personnes qui patientaient au rez-de-chaussée et enchaîna avec la dernière volée de marches menant au bavoir.

La première convoquée, Héloïse, la lycéenne qui gardait Léa, l’attendait déjà, sagement assise. Elle leva ses yeux rougis. La femme à côté d’elle peinait à conserver les siens ouverts, ils clignotaient sans parvenir à se fixer. Lestaque conduisit un interrogatoire bref et leur présenta sa galerie de photos. Il espérait beaucoup de ce biais original, aussi fut-il déçu que la baby-sitter n’identifie que Sylvie Moret :

— Elle, c’est Sylvie. Une danseuse, dans le même club que Maud. Elles étaient copines.

— Est-ce que Maud avait des ennuis au boulot ? Des jalousies ?

— Oh, non, je ne crois pas. De toute façon, elle allait démissionner.

— Ah ?

— Ouais, elle a passé un diplôme de journalisme en ligne. Elle l’avait dit à personne. C’était chaud, il fallait faire un reportage, en anglais en plus. J’ai demandé à mon prof de corriger, c’est pour ça que je suis au courant. Elle a eu des entretiens d’embauche dans des magazines. Je suis sûre qu’elle aurait cartonné, elle aurait fini comme Anna Wintour. Au moins !

— Elle vous paraissait comment ?

— Bien. Pleine de projets, joyeuse. Une super maman. Elle s’apprêtait à dire la vérité à Léa, à Noël.

— Vous saviez que Léa était sa fille ?

— Bien sûr ! Moi, l’école et la copine de Maud, Sylvie. C’est tout, je crois.

— Avez-vous vu un homme chez elle ?

— Elle était pas en couple, si c’est ce que vous sous-entendez…

— Mehdi Bétouni ?

— Je le connais pas. Je lui ai juste téléphoné pour Léa. Je n’avais pas d’autre numéro. C’est lui qui m’a annoncé que Maud était morte.

Après quelques autres vérifications, l’enquêteur estima qu’il n’avait plus rien à apprendre de la lycéenne et la libéra pour ses cours. Elle partit devant, tandis que sa mère se débrouillait tant bien que mal avec sa chaise. Celle-là tenait une sacrée cuite. L’envie effleura Pierre de la retenir pour un test d’alcoolémie, mais un agent lui amenait le témoin suivant : Bétouni.

Ils commençaient à bien se connaître, tous les deux. Lestaque fit signe à son collègue de venir en aide à la pochtronne, avant de s’adresser au chauffeur :

— Comment allez-vous, monsieur Bétouni ?

— Mal. On va partir.

— Qu’est-ce que vous entendez par là ? Vous me refaites le coup de la fuite en pleine nuit ?

— Très drôle, commissaire. Sabrina et moi avons décidé de déménager dans le Sud, à la rentrée prochaine. Je vais reprendre mes études, je ne sais pas encore dans quel domaine exactement, je vais voir s’il y a des équivalences avec mon DEA de bio. Sans doute un master-pro, à Toulouse. Je continuerai un peu chauffeur, et Sabrina va retravailler. Elle était dans la banque.

— Voir si l’herbe est plus verte ailleurs…

Bétouni resta imperméable à l’ironie, concentré sur le projet qui l’animait. Ou bloqué sur une rancune tenace. Laurent avait rapporté l’avoir tiré de sa garde à vue la veille en état de choc, prostré. Inutile d’essayer maintenant d’établir un contact autre que purement formel. Pierre n’était pas très fier de la méthode employée à son égard, d’autant de nouvelles pistes plus prometteuses étaient apparues. L’hypothèse Bétouni s’éloignait.

— Avez-vous remarqué quoi que ce soit devant le Paradis des Cancans, les jours qui ont précédé la mort de Maud ? Ou chez Patricia Demécourt, les deux fois où vous y êtes allé le lendemain des meurtres ? Une présence ? Une voiture ? Réfléchissez bien.

— Non, rien. J’y ai déjà pensé. Rien.

Le policier lui présenta le même jeu de photos qu’à Héloïse :

— Vous auriez pu enlever la mienne du lot, ne serait-ce que par égard.

— J’ai oublié. Veuillez m’excuser.

— Pas grave, ça vous évitera de la remettre dans le tas pour le suivant.

Désabusé, le suspect disposa en ligne les clichés, se pencha et indiqua :

— Elle, c’est Cygne, bien sûr. Et lui : lui, je le reconnais. Il est sorti de l’immeuble avec Maud et Léa le dimanche où je les ai emmenées chez Patricia Demécourt. Qui est-ce ?

La réponse ne franchit pas les lèvres du policier : Christophe Rugier, le disparu de Metz, le père du petit garçon décédé. Celui qui avait sa photo sur l’étagère chez Maud.

— Ce sera tout pour le moment, monsieur Bétouni, je vous remercie. Je vous raccompagne.

— Avec plaisir, commissaire.

Le ton acide confirma qu’effectivement, le chauffeur lui en voulait. Il le talonna dans l’escalier, salua au passage les employés des Cancans qui s’impatientaient. Au lieu de s’occuper de l’un d’eux, il attaqua les deux derniers étages, fit irruption dans son quartier, parvint à appeler malgré son essoufflement :

— Laurent ! Sur Rugier, des nouvelles ?

— Téléphone éteint, patron.

— Priorité absolue ! Puce, trouve-moi quelqu’un qui connaît quelqu’un qui peut le joindre. La famille, les commerçants de son village…

— Oh non, pas encore ! rechigna Clara, qui n’appréhendait rien tant que ces missions ingrates.

— Mets deux bleus sur le coup, mais tu me les manages.

— OK, chef !

Le « chef », qui se sentait plutôt comme un sportif en fin de marathon, redescendit. Il invita Mitsy, la première des danseuses convoquées, à le suivre à la cave.

À sa demande, celle-ci récapitula le déroulement de la soirée aux Cancans, puis elle insista sur le fait que Modesty se montrait nerveuse dernièrement. Moins investie. Si bien que le soir de sa mort, personne n’avait remarqué son absence avant que la police vienne les informer. La rouquine, d’une beauté renversante et à la bouche parfaite, triturait un papier qu’elle lui tendit en partant :

— J’avais préparé ça au cas où vous m’auriez demandé ce que j’ai fait dans la journée, parce que je n’ai pas trop de mémoire quand je suis stressée. Qu’est-ce que je fais, je vous le donne ou… ?

Lestaque saisit la feuille, la remercia pour son excès de zèle et la congédia, s’efforçant de ne pas fixer son postérieur ahurissant quand elle passa la porte.

Lorsque la personne suivante se présenta, il ne reconnut pas d’emblée le travesti qu’il avait vu se produire au Paradis des Cancans. Lucien Janovic était objectivement un bel homme, agréable à écouter, bien que dénué de l’assurance qui lui aurait conféré du charisme. Il lui livra la même déclaration que sa camarade, très posément. Le policier n’appréciait pas les propos trop lisses, il le poussa donc un peu :

— Quelles sont les relations entre vous ?

— Au Paradis ? Comme le sont les vôtres avec vos collègues, Commissaire. Comme dans n’importe quelle entreprise ; chacun fait son possible pour que le business tourne.

— Quelqu’un avait une dent contre Maud ?

— Non, Commissaire, s’il y en a une qui ne s’attirait pas les ennuis, c’était bien Mod. Discrète au point de se faire rare…

— Une jalousie ?

— Mitsy vous a parlé de leur rivalité ? Oui, Mitsy est… frustrée va-t-on dire. Mais elle ne croit pas sérieusement qu’elle aurait gardé sa place, une autre que Mod la lui aurait soufflée de la même façon. Mitsy n’a fait office que de remplaçante, entre Cygne et Mod.

— Cygne ?

— Oui, Cygne était notre meneuse, avant que Mod n’arrive. Et puis… l’âge, je suppose ? Pendant une période, Cygne et Modesty ont travaillé en duo, la brune et la blonde. Un contraste époustouflant ! La passation s’est faite sans heurts. Cygne lui a plusieurs fois sauvé les miches…, pardon Commissaire, elle trouvait des excuses aux retards de Mod aux répétitions. Ces deux-là étaient devenues inséparables.

— Et avec les autres ?

— Il se murmurait que Mod se sentait supérieure.

— Et vous, vous murmuriez aussi ?

— Moi, je soupçonne qu’elle avait mieux à faire que de traîner avec nous. Peut-être qu’elle passait des castings ailleurs ?

La question tomba à plat. Un élan de sympathie traversa l’enquêteur et un sourire anima son visage. Lucien Janovic l’amusait. Il se rappela qu’il l’avait vu danser dans la peau d’une femme.

— Une dispute entre Cygne et Maud, le soir du meurtre ?

— Vous avez de grandes oreilles, Commissaire !

— Non, de bons collaborateurs… Alors ?

— Les langues fourchent… cela arrive entre copines, non ? Vous savez, Commissaire, dans le showbiz, on est tous des gens bizarres. Marqués. Est-ce que c’est le métier qui le génère, ou est-ce que nous sommes prédestinés à nous donner à un public ? Voilà la grande question qui nous agite ! Toujours est-il qu’on essaye d’être là les uns pour les autres. Nous sommes des personnes excessives, à fleur de peau, mais nous nous soutenons, car nous sommes tous comme cela. Chez nous, les outrances sont la norme. Aussi, quoi que vous entendiez, je vous conseille de ne pas le considérer trop sérieusement. Cependant, vous pouvez me faire confiance quand je vous dis que Cygne est réellement chamboulée. Vous imaginez, perdre votre meilleure amie assassinée et en plus s’être quittées sur une dispute ? Et puis son appartement, dévasté ! Ne croyez-vous pas à la loi des séries ? Moi, oui… Là, on en a une belle !

— À quel sujet cette querelle ?

— Aucune idée. Je m’étais fait éjecter de leur loge par Cygne au milieu du spectacle, je me le suis tenu pour dit.

— Remarqué autre chose ? Un homme dont Maud aurait été proche ?

— Non, rien, à part le petit chauffeur arabe, mais il est trop mignon pour être un assassin, non ? Ah oui, c’est vrai, les questions, c’est vous…

— Ce sera tout, je vous remercie Monsieur Janovic.

Il le raccompagna jusqu’au porche du commissariat, résistant à l’envie de savoir ce qui le poussait à se travestir. La question le tenaillait depuis que Janovic avait franchi le seuil de la salle d’interrogatoire, pourtant il y renonça, estimant le timing mal choisi. Grâce à ses réflexions et à son discours précis, bien qu’un brin précieux, il cernait un peu mieux le milieu dans lequel Maud Demécourt avait évolué.

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