Tous les moutons ont besoin d’un berger

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Insatiable. Rien ne pouvait la rassasier. Andy était en excès sur tout : excès de fric, excès de bouffe, excès de sexe, excès de drogue. Mais surtout, excès de pouvoir.

Elle avait trente-quatre ans, pesait quatre-vingt-dix kilos et pensait avoir la vie devant elle. C’était une femme pourrie-gâtée, pourrie jusqu’à la moelle. Incapable de s’occuper d’elle-même, elle était toujours entourée. Il y avait Jimmy son garde-du-corps, Sandrine sa cuisinière, Maria sa femme de ménage et moi, Meghna, sa gouvernante. Oui, vous avez bien lu, à trente-quatre ans, Andy avait une gouvernante. Parce que ce que vous ne savez pas sur elle, c’est qu’Andy était rentière. Sa famille avait acquis beaucoup de biens immobiliers et à peine née, elle se retrouva plus riche que si elle avait travaillé toute sa vie.                                  Andy avait eu des parents aimants et affectueux, ils avaient fait de leur mieux pour élever leur unique fille correctement et en faire une bonne personne. Enfin, jusqu’à ses huit ans. Ce triste jour du 8 octobre 1972, lorsqu’ils avaient eu l’Accident. En rentrant chez eux après un repas un peu trop arrosé chez des amis, non loin de leur maison, le père d’Andy – qui s’endormait au volant – se prit un platane sur le bord de la route. Les parents n’ont rien eu, mais la petite fille passa trois mois dans le coma. Trois mois qu’ils ont passé à culpabiliser, à prier le bon Dieu et à chialer sur son lit d’hôpital. À son réveil quelques jours après Noël, la vie d’Andy changea du tout au tout. Ce n’était plus une gamine ordinaire, c’était devenue une princesse.

Ses parents étaient aux petits soins pour elle, mais ce n’était pas suffisant ; il lui fallait plus de personnel. La mère d’Andy n’avait plus confiance en son mari pour s’occuper de leur propre fille et décida d’engager Jimmy, qui, à ce moment-là, n’avait que seize ans. Payé au black, viré de son lycée, viré de chez lui, elle se dit qu’avec lui sa fille serait en sécurité, qu’elle ne se ferait plus emmerder ou harceler par les petits cons de son école qui s’amusaient à l’appeler « la morte-vivante ». Le père d’Andy était contre cette idée mais pour une fois, sa mère ne s’était pas plantée. Le jeune homme faisait tellement peur aux élèves qu’ils n’osaient plus l’approcher.               Jimmy – avant que je ne sois engagée – fut le premier petit chien d’Andy. Quand la gamine eut compris qu’elle avait le pouvoir absolu, elle n’hésita pas à en abuser. C’est elle qui commandait, elle qui dirigeait, et cela dans tous les contextes. Elle alla même jusqu’à ordonner à son garde du corps de la dépuceler, le jour de ses quatorze ans, parce que Sophie Mayer – sa pire ennemie de l’école – jurait « l’avoir fait ». Bien entendu Jimmy refusa (eh oui il en avait déjà vingt-deux) alors elle le paya. Andy avait compris très rapidement que, dans ce monde, celui qui détient l’argent, c’est celui qui détient le pouvoir. Et du fric, ça, elle en avait un paquet. Après avoir payé Jimmy pour se faire déniaiser, elle avait compris une chose encore plus importante : dans la vie, tout s’achète ; il suffit d’y mettre le prix. Sa virginité n’avait coûté que deux-cents euros. Son mariage : huit millions, sa maison : quatre millions, et son fils : six-cent-mille euros. Andy était bonne en mathématique et avait le sens des affaires, ce qui lui sauva la mise plus d’une fois. Elle aurait pu être comptable si elle avait travaillé.

Alors vous devez vous demander, mais comment faisait-elle pour dépenser autant d’argent et en avoir toujours autant ? eh bien c’est très simple, Andy magouillait. Elle soudoyait tout le monde pour avoir tout ce qu’elle voulait. Cela allait d’un cornet de frites au fast-food du coin à sa nomination de reine de la ville. Elle avait inventé ce concours, l’avait financé, et avait payé le jury pour être élue et récupérer la somme investie. Car oui, elle pouvait faire ça. Comme elle dirigeait la ville, les fonds ne sortaient jamais vraiment. Elle était sur tous les terrains : drogue, sexe, alcool, immobilier, et j’en passe. Elle contrôlait tous les businesses, investissait dans tous les domaines ; elle prêtait de l’argent qu’elle récupérait par la suite avec une majoration aberrante, et ainsi de suite. En outre, son système économique reposait principalement sur des arnaques au crédit.                Andy contrôlait tout. Tout le monde la respectait, et tout le monde la craignait. Dans son excès de pouvoir, elle avait même fait faire une statue de bronze à son effigie qu’elle avait placée dans le parc du centre-ville. Elle contrôlait qui rentrait et qui sortait de sa ville, elle pouvait même vous bannir si elle n’aimait pas votre gueule. Depuis sa tour d’ivoire, elle savait tout, jusqu’au nombre de chats errants de chaque putain de quartier.                             Bien entendu, elle ne pouvait pas être partout à la fois, c’est pour cela qu’elle avait autant de monde autour d’elle, presque une personne pour chaque besoin. Sandrine, Maria, Jimmy et moi formions sa garde rapprochée. Elle avait aussi un mari et un fils, mais ils ne vivaient pas avec elle ; la maison n’était pas assez grande pour trois, Andy, ses ambitions et son égo prenaient déjà trop de place. Pour le réseau externe, comme tous les puissants dans ce monde, elle avait des espions un peu partout. Andy avait compris qu’en ce qui concerne le fric, les Hommes étaient prêts à faire n’importe quoi pour en avoir, quitte à balancer leur propre famille. Lorsqu’il s’agissait de pognon, les gens n’avaient plus aucun honneur. Andy tombait parfois sur des personnes qui ne s’intéressaient pas à l’argent, mais finalement tout le monde se laissait corrompre, il suffisait de trouver leur vice. Lorsque ce n’était pas le fric c’était la drogue, lorsque ce n’était pas la drogue c’était le sexe, et lorsque ce n’était pas le sexe c’était le pouvoir. Cette dernière catégorie de corruption appartenait à la pire espèce humaine : les frustrés. Eux, tout comme Andy, n’étaient jamais rassasiés. Ils possédaient une faim de loup, une ambition dévorante, et en voulait toujours plus. C’était, son fonds de commerce. En peu de temps Andy avait réussi à imposer sa monarchie dans la ville : ses propres lois, ses propres règles. Elle était devenue la tour de contrôle, le gouvernement chinois, la nouvelle URSS. Rien ne pouvait la détrôner ; du moins, c’est ce qu’elle croyait.

L’année de ses trente-quatre ans, son règne de terreur prit fin, pour une stupide, une toute petite stupide erreur : celle de faire confiance. Eh oui, le pouvoir ne vient pas seul, il amène les ennemis avec lui. Et lorsque l’on a beaucoup de pouvoir, on a beaucoup d’ennemis.

Le problème d’Andy est qu’elle se faisait respecter par un régime de terreur et non d’admiration. Au cours de son mandat, elle avait dû faire face à des mutineries, des débuts de révolte de la part du peuple. Mais la jeune femme avait réussi à faire barrage et avait resserré la visse d’une main de fer. Elle avait fait taire les manifestations plus vite qu’elles n’avaient commencé. Mais tout cela, c’était avant de rencontrer Jessica.                                  Ah Jessica… si vous l’aviez connue. Elle aussi, tout comme Andy, avait soif de pouvoir et n’était pas près de le céder à une autre.                                  De naissance Jessica était tout l’opposé d’Andy. Elle avait grandi dans une famille précaire, élevée par ses deux frères après la disparition de ses parents. Toute sa vie elle l’avait vécu dans la misère. Chaque jour était un combat, elle avait travaillé avec acharnement pour obtenir tout ce qu’elle possédait. Elle s’était toujours montrée honnête, et ça ne lui avait jamais réussi. Durant la montée au pouvoir d’Andy, sa haine envers les puissants n’avait cessé d’augmenter. Elle voulait inverser les choses, renverser le pouvoir et prendre le contrôle du système. Sa haine des puissants était poussée par l’envie obsessionnelle d’en faire partie. Jessica n’était pas une bonne citoyenne désireuse de donner le pouvoir au peuple non, elle le voulait pour elle toute seule.               Les deux femmes se rencontrèrent en 1998, pour l’anniversaire d’Andy, ou, devrais-je dire, sa propre fête nationale. Ce fut une simple rencontre qui entraîna sa perte. À force de l’observer, Jessica avait fini par comprendre le fonctionnement d’Andy mais surtout son mal-être. Tout ce qu’elle voulait c’était qu’on l’aime pour ce qu’elle était, et non pour ce qu’elle avait.                Ce soir-là après le feu d’artifice, comme tous les habitants de la ville, Jessica vint souhaiter un bon anniversaire à Andy et lui donner son présent. Cela était obligatoire dans notre bourgade. Jessica, qui n’avait pas un rond, opta pour la fabrication manuelle. Elle peignit un tableau d’Andy seule au milieu d’un vide intersidéral et par chance, la souveraine l’adora et invita Jessica à boire le thé, le lendemain, dans sa propre maison.                              Les mois passèrent, Andy et Jessica devinrent inséparables. Elles passaient tout leur temps ensemble, on ne les voyait jamais l’une sans l’autre. Nous, la garde rapprochée, en étions jaloux, nous nous méfiions de cette femme qui avait débarqué dans notre vie du jour au lendemain et nous ne comprenions pas pourquoi notre maîtresse l’adulait. En fait, avec du recul, la réponse était toute simple : Jessica prenait tout, mais ne demandait rien. Le grand malheur d’Andy était de n’être aimée seulement pour ce qu’elle représentait, et non pour ce qu’elle était ; et ça Jessica l’avait très bien compris. En réalité cette relation n’était qu’une illusion, un artifice, un vrai coup de bluff de la part de l’ennemi (des puissants.)

Jessica prit tout le temps dont elle avait besoin pour préparer son plan d’attaque. Au fil des mois Andy lui avait raconté toutes ses magouilles pour rester reine et être dans les bonnes grâces de ses sujets. Elle connaissait toutes ses ruses, tous ses stratagèmes. Avec soin, Jessica prenait des notes sur chaque évènement qu’elle apprenait sur le régime de terreur qu’Andy avait mis en place. Et puis, un jour, sans prévenir, Jessica décida que c’était LE moment. Elle contacta une journaliste – une des dernières qui n’était pas corrompue – et lui raconta toute la vérité. Cette femme avait prévu prochainement de quitter la ville avec sa famille et accepta de publier l’article et qu’il soit distribué dans les rues clandestinement. Jessica lui avait promis gloire et succès pour son texte ; qu’elle serait connue comme La Femme qui avait dénoncé Andy. Dans son élan, Jessica se permit même de faire un parallèle avec J’accuse de Zola. Bien entendu, cette journaliste fut totalement oubliée de l’histoire, et Jessica, au cours de son règne, ne cita pas une seule fois son nom.                Il ne fallut que quelques semaines pour que le texte se répande dans les rues de la ville, telle une traînée de poudre. En moins de deux ans, l’empire d’Andy s’effrita, jusqu’à l’anéantissement total. Cela commença tout doucement, lorsqu’elle sortit dans la rue : le peuple qui d’habitude la saluait ne lui disait pas bonjour. Ensuite, c’étaient des messes basses sur son passage ; les plus courageux s’essayaient à l’insulter. Un jour, il y a même un homme qui osa lui jeter son café au visage. Je me souviendrai toujours du jour où elle est rentrée, un tract à la main ; son monde venait de s’écrouler. Bien sûr il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que la trahison venait de Jessica, et non de notre garde qui avait été, elle, toujours loyale envers sa maîtresse. Andy mit Jessica à la porte, mais il était déjà trop tard. Nous ne voulions plus nous montrer avec elle, par peur de nous faire humilier. Elle nous proposa plus d’argent, plus de drogue, plus de sexe, plus de pouvoir, mais nous n’étions plus à vendre. C’était fini, l’attraction qu’elle avait sur nous avait disparu, le soulèvement était en marche.                                          Ensuite, on commença à refuser certains lieux à Andy, jusqu’à ce qu’elle n’ait plus son entrée nulle part. Elle n’osait plus sortir et commença à se terrer chez elle, toute seule, au fond de son lit. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle était tranquille ; il y avait sans arrêt du monde à sa porte. Par le passé, alors que les hommes et les femmes lui apportaient des présents dans l’espoir de gagner son estime, à présent ils tambourinaient toute la sainte journée munis des lettres de leurs avocats, la menaçant de lui faire un procès si elle ne rendait pas le fric volé à la ville. Son mari demanda le divorce, on démissionna, et elle demeura seule. Pour rattraper le coup, elle organisa une fête chez elle à la Gatsby Le Magnifique, le genre de fête qu’elle avait l’habitude de faire dans le passé. Mais personne ne vint. Comme elle avait commencé à rembourser le peuple pour à son tour gagner leur gratitude et se repentir de ses péchés, et qu’elle se ruina dans cette soirée sans grand succès, Andy se retrouva de l’autre côté de la barrière : du côté des pauvres.                  Elle avait trop joué et avait fini par épuiser toute ses économies. Elle hypothéqua sa maison pour rembourser la population et ne pas aller jusqu’aux procès. Elle se retrouva seule, désespérée, sans logement. Comme plus personne ne voulait d’elle et qu’elle n’avait jamais travaillé, elle ne trouva pas d’emploi. Elle n’avait plus de famille : ses parents morts, son mari parti avec son fils, elle se tourna donc vers la seule famille accessible à tous : celle de la rue. Mais même eux ne l’acceptèrent pas dans leur cercle, lui reprochant de ne pas les avoir aidé lorsqu’ils en avaient besoin. Elle ne pouvait pas non plus quitter la ville, car oui, Andy n’était jamais sortie de sa cité et avait trop peur de la quitter. Quand tout vous est dû, il est difficile d’apprendre l’autonomie. Elle alla se terrer sous un pont, à la lisière de la ville, loin de tous. De temps en temps, les voitures s’arrêtaient pour lui proposer de l’emmener quelque part, mais elle refusait toujours. Pour survivre, Andy – au lieu d’acheter comme elle l’avait toujours fait – se mit à vendre la seule chose qui lui restait : son corps. Elle se faisait tringler par tous les hommes qui passaient près de son pont en échange de nourriture ou de drogue car oui, elle tomba aussi dans la drogue. Mais pas la drogue idéalisée, pas celle qu’elle avait déjà prise. Ce n’était plus de la cocaïne servie sur un plateau d’argent non, mais du crack qu’elle s’injectait dans le pied à l’aide d’une seringue commune. D’après ce que l’on m’a dit, elle erra des années durant, maudissant la femme qu’elle avait été, d’avoir eu trop faim de pouvoir et d’avoir tout perdu.

Pendant qu’Andy quittait la civilisation, Jessica continuait son ascension sociale. En faisant tomber la reine, elle était entrée dans les bonnes grâces du peuple. Elle récupéra tous les contacts de sa prédécesseuse et défit petit à petit ce qu’elle avait construit. Doucement, sournoisement, sans que personne ne s’en rende compte. Elle fit disparaître le nom d’Andy des rues, s’infiltra dans les commerces, reprit les vieilles combines de sa devancière. Elle acheta une maison encore plus grande que la villa d’Andy et convia le peuple pour faire des soirées à sa gloire, et ainsi de suite. Sa montée au pouvoir fut la même que celle de sa mentore. Jusqu’au jour où, enfin, elle l’avait remplacée. Le peuple comptait sur elle, il avait besoin d’elle et sans s’en rendre compte, il attendait d’elle qu’il la dirige.

Pour arriver au sommet, Jessica n’avait eu besoin de comprendre qu’une chose : pour avoir le pouvoir il fallait avoir faim. Une faim de loup.

Quant à moi, eh bien j’ai rejoint la nouvelle leader, je fais maintenant partie de la garde rapprochée de Jessica, toujours dans l’espoir d’atteindre le sommet. Car oui, tous les moutons ont besoin d’un berger, mais il ne tient qu’à vous de décider quel mouton vous voulez être.

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