Le Diable est un menteur

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Je me suis perdue bien souvent la nuit dans les bars du Mississipi. J'errai sans but dans ces endroits sordides et chaleureux à la foi, en quête de gloire. Dans les années 70, la fougue de ma jeunesse me poussai à marcher dans les pas de Son House et à l'ombre de feut John Hurt. La soif d'aventures motivée par cette faible chance de devenir célèbre un jour me fesait miroiter des chimères, à cette époque.

Il n'était pas loin de deux heures du matin, je sirotai tranquillement mon verre de whisky, accoudée au bar, une cigarette entre les dents, la guitare entre les mains.

Une vieille guitare des années 30. Une Kalamazoo kg-14. Cela fait des années que je la traîne avec moi. C'est un de mes oncles qui me l'as offert à mes quatorze ans. Elle ne sonne d'ailleurs pas bien du tout. C'était ce genre d'instruments qu'achetaient les jeunes bluesman noirs dans ces années là. Elle ne coûtaient que 12 dollars si je ne m'abuse, à cette époque ...

Je gratte quelques accords de Voodoo Chile, l'une des dernières en date de Hendrix. On l'aime bien dans le milieu, ce gars. Destiné à être une grande légende, vous ne trouvez pas ?

Les gars assis près de moi portent un léger intérêt à mes accords, apprécient la mélodie. A ce moment là, j'entends derrière moi une chaise racler le parquet. Un vieillard vient s'accouder au bar, et commande un autre verre. Je continue mon morceau, n'y prêtant plus attention.

- Belle guitare gamine.

Le vieux avait grogné dans sa moustache blanche. Le grand père à la peau noire me fixe avec un regard brillant. On voit dans ses yeux fatigués un sourire que je ne distingue pas sur ses lèvres.

Il s'assoit près de moi, recrache la fumée de son barreau de chaise, tout en continuant de m'observer attentivement. Aussi gentil qu'il puisse l'être, je me sens mal à l'aise à l'idée qu'on me sonde du regard.

Je m'arrête de jouer, et pose mon antiquité près de mon tabouret.

- Et vous grand père, que faites vous ici à une heure aussi tardive ?

Il se redresse quelques peu sur son siège, avant de s'avachir encore plus sur lui même.

- C'est plutôt à moi de te poser la question. Continue le vieux.

Il est vrai qu'il est rare de trouver une jeune femme seule à cette heure de la nuit dans les bars. J'esquisse un petit sourire satisfait, tout en continuant de tirer sur ma clope.

- Tu me fais penser à un homme que j'ai fréquenté il a des décennies de cela ... Il avait la même flamme dans le regard et ... La même guitare.

Il ne détachai pas ses yeux noir de l'instrument à mes pieds.

- Tu connais l'histoire de ce mec ? Continue-t-il.

Je fait "non" de la tête. Mais je n'ai pas de raison de ne pas vouloir connaître cette histoire. La fatigue et l'alcool dans mon sang me donnent confiance en moi même et en ce mystérieux vieillard. C'est d'ailleurs lors de ces moments que l'on apprend le plus d'histoires sur notre vie, les légendes, les hommes.

- Raconte moi papi.

Le vieil homme paya d'abord son verre au barman, en bu une gorgée, avant de commencer son récit.

- Il s'appelait Robert. Ce demeuré avait été trouver Son House en personne en 1931, pour lui prouver qu'il rivalisait avec lui. Tu penses bien que le gars lui a rit au nez écoutant ses croûtes. Il lui avait dit " tu sais pas jouer de la guitare, tu fais fuir les gens ! Vas plutôt t'entraîner à l'armonica, tu feras moins de mal à mes oreilles. "

Je ricane à ses mots. Il raconte bien les histoires, c'est indéniable.

- Le pauvre Johnson ne savait plus où se mettre, il faut bien le comprendre. Alors, il a fui Robinsonville pour retourner dans sa ville natale. Pendant deux ans, je n'ai plus eu de nouvelles de lui, c'est dire ...

Une histoire classique en somme. Je suis déçue. Sur ma faim, je demande un autre verre à mon tour au barman.

- Et c'est tout ?

- Non, bien au contraire ...

Le vieux s'alluma un autre barreau de chaise et commença à le fumer sans aucune pression. Ses dents jaunies par le tabac ressortaient particulièrement bien à la lumière des plafonniers.

- Il est revenu à Robinson deux ans plus tard. Il disait avoir été pris sous l'aile de Zinnerman. - Tu connais ?

Je hoche la tête, le nom me parle vaguement.

- Crois le ou non, il est revenu voir Son, pour lui faire écouter ses morceaux. Et par Mawu ! Il jouait mieux que les meilleurs de ce monde. Son House lui même a avoué que le petit gringalet l'avait dépassé.

J'étais étonnée de ces déclarations. Jouer aussi bien, voir mieux que le maître du blues de cette époque en seulement deux ans s'avérait irréalisable.

" C'est l'oeuvre du Diable ... "

Je me tournai, croyant avoir entendu une voix souffler derrière moi. Rien. Sans doute des bribes de conversations au loin.

- Il a ensuite été repéré par Hernie, un mec connu dans le coin à cette époque, pour découvrir des nouveaux talents. Il a enfin réalisé son rève, enregistrer un 78 tours de vingt neuf chansons, en 1936. Tu te rend compte !? Dans les mois et les années qui allaient suivre, il allait partir en tournée et jouer dans tous les States. Mais ...

Le vieillard prit un ton grave, se tassa un peu plus sur son tabouret, les yeux toujours rivés sur mon instrument.

- On l'as retrouvé mort deux ans plus tard. Le seize aout 1938. A 27 ans. Personne ne sait ce qu'il s'est passé. Personne n'a d'ailleurs retrouvé sa Kalamazoo. D'ailleur personne ne connaît les causes de sa mort, personne ne sait où il est enterré.

Un lourd silence vient peser sur nos épaules. Je l'efface avec une question qui me brûle les lèvres.

- Et sa guitare dans tout ça ?

- Son propriétaire est venu la lui reprendre.

Je fronce les sourcils. Il avait bien dit " Son propriétaire " ?

- Papa Legba.

Une divinié vaudoue. Les légendes racontent qu'il est le gardien des croisements, le messager des divinités du culte haïtien, la frontière entre le monde des esprits et le nôtre.

- Papa Legba lui a prêté sa guitare. L'histoire que je te conte est vraie petite. Je l'ai vu. Je l'ai vu venir sur la tombe de Johnson pour lui réclamer son âme et récupérer son bien. Il a croisé le Boîteux au détour d'un chemin entre Robinson et Hazlehurst, et il a fait un pacte avec lui.

- En échange de son âme, il lui prête sa guitare pour devenir le meilleur guitariste de son époque ...

- ... Et ainsi épater Son House. Termine le vieux. Tu as tout compris, gamine.

Il pointe ma Kalamazoo du doigt, avair un air des plus solennels.

- Quand il est revenu en 1933 à Robinsonville, il avait cette guitare. Je m'en souviendrai toujours ... Où l'as-tu eu ?

Encore une fois, je bois une gorgée de whisky avant de lui répondre.

- Un de mes oncles, il y a de cela huit ans à peu près. Il m'as dit qu'il l'avait acheté à un anticaire pour mon anniversaire.

Il prit un air grave, baissa les yeux, pour aller fixer les grosses bagues en or qui alourdissent ses doigts.

- Je te donne un conseil d'ami, jeune fille ... Fait attention.

Sur ces mots, le vieillard à la peau noire se lève, remercie le barman. Il visse son chapeau de feutre râpé sur sa tête chauve, resserre son costume sur ses épaules, reprend sa grande canne au pommeau rond. It finit par me saluer avec un léger sourire en passant les portes de l'établissement.

Je tourne les yeux. Sur le bar, à la place du vieil homme, se trouve un vieux 78 tours. Intriguée, je le prends et le range dans la poche intérieure de ma veste.

" Sans doute un cadeau de ce vieux ..."

Je me lève à mon tour, prend ma Kalamazoo kg-14, avant de passer les portes du bar. L'air frais de la nuit vient me caresser le visage.

***

Une fois arrivée chez moi, je m'affale dans mon canapé, un verre de gin bien frais à la main. La Kalamazoo vient prendre place contre le dossier d'un fauteuil. Je farfouille quelques instants dans mon appartement, entre les cartons, et fini finalement par retrouver mon vieux tourne disque. Je l'ouvre, et y introduit le vinyle.

Des notes grésillantes se mettent à faire vibrer l'air autour de moi. Une voix chaleureuse et puissante vient accompagner les accords rythmés de Johnson.

" C'est vrai qu'on dirait qu'il ne joue pas seul ..."

J'ai beau regarder la pochette de l'album, je ne vois que le nom du musicien. Personne d'autre n'as prêté son talent pour l'accompagner. Je jette un oeil au morceau que l'écoute , " Me and the Devil Blues ".

"Early this mornin'... when you knocked upon my door ... Early this morning, ooh ... When you knocked upon my door, and I said "hello Satan I believe it's time to go"

Je sirote tranquillement mon verre, repensant aux parolles du vieil homme " On dirait vraiment que le Diable joue à ses côtés ... "

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