Le dernier des mots

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John se rendit ce matin là comme tous les matins à son bureau. On avait beau être en 2034, John avait beau être président des USA, il allait à son bureau ce matin là comme n'importe quel pékin, se disait-il, un peu mécontent de son sort.

Dans la salle sécurisée, il eut droit à une vidéoconférence où divers sujets furent évoqués. Une sorte de conseil des ministres. Au milieu de la salle, les avatars en 3D s'agitaient, et John s'imaginait sa propre silhouette au milieu des autres, dans les bureaux des ministres, ou dans leur villa, ou ailleurs, ou bien nulle part... Les décisions étaient prises sur divers sujets, assez rapidement. Depuis les années 2000, pour des raisons de productivité de l'administration, les instances de pilotage avaient réduit au minimum les choix, les procédures d'adoption des mesures, et leur validation. En général, une délibération consistait à choisir entre un tick vert et une croix rouge. A gauche de l'écran était présentée une image montrant par exemple une usine dans un champ, avec une localisation sur la carte. Il suffisait de dire " zoomer" et on pouvait voir qu'il s'agissait de l'implantation d'une usine de maïs dans le Montana. A droite, un graphique montrait la partie de la population opposée au projet.

On pouvait, en étendant la main vers l'écran, manipuler les données en 3D pour affiner le sondage, connaître l'avis selon les âges pour la comparer avec la clientèle du sénateur local etc. Il suffisait ensuite à John d'appuyer l'empreinte digitale de son pouce sur le tick vert pour valider une décision, ou sur la croix rouge pour la rejeter. Après une série de délibérations, John resta seul face à l'écran, car ce dernier ne s'éteignait que lorsque l'ordre du jour était épuisé. Pourtant, tous les autres avatars avaient disparu. Ceci signifiait que le SI attendait une décision devant être prise par le président des USA dans la plus grande confidentialité. John avait la gorge serrée, car la dernière fois qu'il avait eu à entériner une telle procédure, c'est parce qu'un drone devait détruire un village de 15600 personnes, ce qui dépassait de 600 le seuil fixé pour une décision automatique par le SI.

Depuis le seuil avait été remonté à 150.000, mais John était angoissé tout de même.. L'attente prit fin avec l'affichage du titre court de la délibération " Last words 2034090509451267 " " Monsieur le président, le SI a déterminé que l'administration pouvait désormais se passer des mots. Des tests concluants à échelle 1 ont déjà été menés par le SI en ce sens. Aussi à partir de 9h45, l'usage des mots, devenus superflus, sera supprimé du SI". John eut l'impression de s'être cogné la tête contre une paroi de verre. " Comment se passer des mots " , parvint-il à demander ? " Vous vous en passez, à de très rares exceptions près, depuis trois ans et demi, délai fixé pour les tests grandeur nature avec l'équipe responsable en recherche, le directeur du programme, le suivi qualité, et le responsable sécurité". " Le SI n'a plus utilisé un seul mot écrit dans ses communications depuis 20310305090223835" reprit le SI. " D'ailleurs, plus de cinq ans auparavant, les claviers avaient été supprimés de la liste des périphériques compatibles avec le SI." " En tant que président des USA, vous aurez le privilège d'enregistrer les derniers mots écrits par l'humanité".

Lorsque vous presserez sur Enter, la liste des textes archivés sera définitivement chiffrée et scellée pour n'être accessible qu'aux acteurs autorisés." John ressentit l'odeur des gaz lacrymogènes qui avaient brûlé sa gorge lors de l'évacuation d'un laboratoire attaqués par des terroristes alors qu'il était en stage pendant ses études. Il surgit à sa conscience que plus une seule délibération n'avait passé depuis son entrée dans la vie politique concernant les manifestations. Il songea à appeler son ami Joe, général en chef et responsable de la sécurité, mais son icône était en grisé sur le mur.

Il ne pouvait pas non plus lui envoyer un message écrit. Il pensa que dans quelques minutes, il ne pourrait plus jamais lui envoyer un message écrit. Il ne l'avait pas fait depuis des années, puisqu'il lui suffisait de prononcer son nom, ce qu'il tenta. En vain. " Joe Gretase " prononça-t-il à haute voix , une croix rouge barra la photo de Joe, signifiant que le profil était inaccessible. Sur le mur écran, un clavier virtuel flottait toujours, avec un curseur clignotant sur la gauche, attendant le texte de John. En tant que président, il avait l'immense privilège de pouvoir écrire les derniers mots de l'humanité. Il ne savait pas quoi écrire, et le compteur indiquant le délai avant scellement des archives déclinait, les chiffres maintenant colorés en orange. Ceci indiquait qu'il restait une minute avant qu'une décision aléatoire soit prise sur la délibération, et comme il n'y avait pas de choix dans ce cas, que les archives soient scellées avec un texte blanc. John paniquait, ce qui ne facilitait pas les choses.

Il refusait en fait le principe de la suppression des mots, mais il avait perdu l'habitude de la procédure permettant de s'opposer au contenu d'une décision. " Je m'oppose au contenu de cette délibération " dit-il à haute voix en espérant que ça marche et qu'il pourrait ainsi gagner un peu de temps. " L'opposabilité au contenu ne figure pas dans les critères optionnels de cette délibération " répondit le SI après plusieurs essais infructueux. " Arrêter cette procédure", répondit John d'une voix ferme. Le compteur n'avait pas cessé son compte à rebours. John comprit alors qu'il était trop tard pour tenter quelque chose de ce côté là.

Il se pencha, mû par un vieux réflexe du temps des claviers physiques, et avança les doigts vers la partie d'écran, et commença de taper " je ne suis pas d'accord avec cette décision de supprimer les mots". Il espéra ainsi que sa protestation serait scellée dans l'archive et qu'il pourrait alors plaider une modification de la décision.

Lorsqu'il releva la tête, l'écran ne comprenait plus qu'un tick vert et une croix rouge. Il appuya sur le tick vert, en espérant que ses mots avaient été enregistrés.

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