Il était une fois un jeune prince qui devait succéder à son père, un roi vaniteux et cupide. Élevé dans l’idée que le royaume et le pouvoir lui étaient échus, il voyait son couronnement comme une suite logique à son éducation.

Mais à la mort du roi, le peuple se révolta. Le prince fut contraint de fuir le château et son royaume. Furieux, jurant de reprendre son trône, le prince voyagea plusieurs mois et rassembla des partisans. Lorsque ses troupes furent suffisamment nombreuses, le prince et son armée retournèrent dans son royaume. Ville après ville, la rébellion céda, submergée par le nombre des assaillants.

Bientôt, l’armée du prince encercla le château, le dernier bastion de la résistance.

Cependant, contre toute attente, un magicien soutenait les rebelles. Le combat fut rude et meurtrier. L’armée du prince perdit de peu.

On jugea le prince pour les crimes de son père dont il était l’héritier et on le condamna à mort. En attendant l’heure de l’exécution, on l’enferma dans l’une des geôles du château.

Le prince réalisait soudain sa folie et son aveuglement. Il avait peur de mourir et maudissait son père, cet homme froid au regard fuyant qui ne lui avait jamais accordé un peu de son temps et à cause duquel il allait périr.

Mais, tandis que la nuit s’éclaircissait et que son heure approchait, le magicien vint le trouver. Il lui proposa un marché : devenir son apprenti en oubliant tous ses souvenirs.

« Ainsi, dit le magicien, tu auras la vie sauve et une seconde chance. Ou alors, tu peux attendre l’aube et être décapité, à toi de choisir ».

Le prince choisit.

Au cours des années qui suivirent, il se fit connaître sous le nom de Lio, l’apprenti du magicien Algard. Puis, sa maîtrise de la magie augmentant avec l’âge et l’expérience, il devint Lio L’Incroyable. Comme son maître, il parcourut le monde et inversa le cours d’innombrables guerres. Il devint aussi le compagnon des plus grands héros de son époque.

Mais un jour, lors d’une bataille acharnée, un ogre le mordit. Toute sa magie ne suffit pas à enrayer le venin de la créature. Désespéré, Lio abandonna ses camarades et se retira dans les montagnes. Deux décennies durant il se transforma en ogre devenant chaque heure un peu moins humain. Quand enfin son martyre cessa, l’ogre quitta son repère montagneux et, assoiffé de sang, il commit les pires massacres. Pourtant, il se souvenait du glorieux magicien qu’il avait été. Il pleurait sur ses victimes, il pleurait devant son apparence si étrangère. C’est à cette époque qu’il découvrit l’une des particularités cachées des ogres : le don de métamorphose.

Au fil des années, il parvient à dominer partiellement l’ogre et opta pour une apparence assez semblable au Lio qu’il avait été.

Il finit par s’installer à proximité d’un village, où il devint maréchal-ferrant. Lorsque la faim le tenaillait, il partait chasser quelque biche ou sanglier dans les bois environnants et revenait au lever du jour.

Lio se lia rapidement d’amitié avec les villageois, mais celui qu’il préférait était Rim, un petit garçon aux yeux verts. Le gamin et lui partaient souvent se promener quand Lio avait du temps libre. Ils pouvaient aussi rester des heures couchés dans l’herbe à regarder le ciel.

Par un matin d’automne, un magicien arriva au village. Il démasqua tout de suite Lio et tenta de le tuer. Le magicien achevait tout juste son apprentissage, il ne savait pas comment s’y prendre. Au lieu d’éradiquer Lio, il lui fit perdre le contrôle.

L’ogre tua tous ceux qui tombèrent entre ses griffes puis, repoussé par les villageois survivants et le magicien, il s’enfuit dans les bois, blessé et fou.

Le petit Rim eut le malheur de le suivre, longeant la traînée de sang bleu qu’il laissait derrière lui.

Lio ne put contenir l’ogre. L’enfant eut beau parler lentement, lui dire des mots réconfortants et faire des gestes mesurés, dès qu’il fut à porter de griffe, Lio l’éventra.

Il ne reprit réellement conscience que bien plus tard, au-dessus du cadavre à moitié dévoré du garçon.

Lio pleura l’enfant plusieurs jours et plusieurs nuits, jusqu’à que le magicien ne le débusque à nouveau. Lio se jeta sur lui sans réfléchir, ivre de vengeance. Tout était de SA faute, s’il n’était pas venu au village, s’il lui avait donné le temps de s’expliquer au lieu de l’attaquer directement, Rim et tous ceux qu’il avait tués seraient encore en vie !

Avec ses pouvoirs, le magicien ne pouvait le vaincre, il le savait. Aussi décida-t-il de l’envoyer en un lieu où plus jamais l’ogre ne serait en mesure de faire du mal à un innocent. Il le téléporta dans une forêt, très loin à l’est. Une forêt dans laquelle on expédiait tous les criminels et les monstres qu’on était incapable de tuer ou qui méritaient une fin plus longue et cruelle que la mort.

Dans la forêt des éternités, l’ogre erra. Petit à petit ses souvenirs s’effacèrent. Celui qui fut jadis prince oublia pour la seconde fois son passé.

Il déambula entre les arbres millénaires et tua tous les autres égarés qu’il rencontra.

Après quelques éternités, l’ogre finit par adopter une forme étrange, celle d’un petit garçon aux yeux verts. Il ignorait pourquoi, mais il aimait cette forme comme il lui semblait n’avoir jamais rien aimé dans ce monde de brume et d’arbres. Jusqu’à que son regard croise celui d’un loup noir.