Le gros cigare et le cigarillos

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Une demi-heure plus tard, au volant de sa Renault 5 de 1978, il se garait devant le journal. Ses collègues ne comprenaient pas pourquoi il roulait avec ce tas de ferraille qui risquait un jour ou l’autre de se déglinguer. Et par là, se retrouver dans les mains, l’élément essentiel qui faisait tourner les roues. Dans un moment de lucidité il avait imaginé la scène telle qu’il l’avait vue dans le « Corniaud », il se l’était repassée en boucle, tant il la trouvait hilarante avec la désinvolture affichée de Louis de Funès. Bien qu’il fût né trente ans après la sortie du film, ces gueules d’un autre genre, cette prestance, ce jeu d’acteurs masculin (jusqu’au bout des ongles), ces répliques sorties d’un tout autre univers avaient touché son adolescence. Par ailleurs, il avait hérité du bolide de son père à son décès et ne comptait pas s’en séparer. Bien qu'à force de négliger tous les points du contrôle technique, il fallût y penser. Mais pas aujourd’hui ; elle fendait l’air de Paris sans toussoter, et parvenait à dire bonjour avec des appels de phares aux rares Deudeuches croisant sa route. Il avait l’impression de vivre au temps de l’insouciance, quand l’ouvrier pouvait quitter son employeur sans avoir peur du lendemain. De nos jours, malheureusement, c'est tout le contraire : l’employeur quitte son ouvrier.

À peine avait-il mis les pieds dans les locaux de Libéraiton que le secrétaire de la rédaction l’interpella avec de grands signes, comme un nageur sur le point de se noyer : David était attendu dans le bureau de la direction.

Il frappa à la porte et entra sans attendre l‘invitation verbale. L’étendue de la pièce était démesurée et le bureau du directeur de publication était, quant à lui, de la taille d’un camion. Aussitôt, une odeur de tabac à pipe caramélisé le prit à la gorge, sans pour autant qu’elle soit désagréable au nez. Il avait cessé de fumer deux ans auparavant pour cause de toux subite ; la fumée des cigarettes et des cigares lui raclait la gorge, mais visiblement celle de la pipe qui montait en s’élargissant en des ronds de plus en plus larges semblait moins irritante, peut-être le parfum en était-il la cause. Le directeur, en compagnie du rédacteur en chef, monsieur Lesalo Patrick, afficha un grand sourire quand David pénétra dans le bureau aux larges murs et à la grande baie vitrée.

« Ah ! Nous vous attendions, monsieur David Mulais. Ayez l’amabitlité de fermer la porte, s’il vous plait ! l’invita le directeur, calé dans son fauteuil de ministre tout en soufflant une bouffée prise de sa pipe. Une épaisse fumée blanche monta et se dissipa avant d’atteindre le plafond situé à des kilomètres, comme le remarqua David avant de se tourner pour claquer la porte.

– Vous êtes au courant que mademoiselle Elange Véronique est malade ? dit Patrick Lesalo dans son dos.

Sa langue avait sifflé comme ces serpents qu’on agace et David devina ce petit sourire hypocrite et rectiligne. Lorsqu’enfin il se retourna sa prédiction était avérée. Il arborait ce rictus insidieux sur un visage si énorme que le reste du corps semblait inexistant.

Bien avant que le directeur le mette au fait de sa mission, c’est-à-dire : se rendre dans un village côtier du nom de Zennor, situé dans le sud-ouest de l’Angleterre, afin d'écrire un article sur le mariage d’un écrivain américain avec une villageoise, il avait pressenti le complot sournois, l’idée tordue sortie tout droit du cerveau de Patrick. David réfléchissait plus pour la forme que pour inventer un argument, le regard naviguant du directeur au rédacteur en chef. Sa spécialité : couvrir les faits divers et non les mariages. L’homme à la pipe le savait et par conséquent le lui rappeler serait inutile. Et puis, dès l’instant où c’était lui qui signait les chèques, son argument contestataire aurait eu l’effet d’un spermatozoïde stérile.

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