Que ne ferions-nous pas par amour ?

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J’ai toujours été un grand romantique ; dès qu’une femme me souriait j’imaginais notre mariage, nos deux enfants -un garçon et une fille-, notre vie future. Puis elle s’en allait et l’illusion se dissipait, me ramenant à ma triste condition. J’ai souvent été amoureux -et j’ai presque aussi souvent été rejeté. Personne ne peut tomber amoureux aussi souvent et ne jamais souffrir d’un cœur brisé. Maman a toujours dit que j’étais l’inverse d’un Casanova -personne n’était amoureux de moi mais j’étais amoureux de tout le monde. Maman n’a jamais été très gentille. J’aurais bien voulu qu’elle m’aime un peu plus, maman.

Malgré tous mes coups de foudre, et malgré ce que maman a pu me dire, j’ai su que tout était différent avec Mariposa dès la première fois que je l’ai vue. Ne me demandez pas pourquoi, ne me demandez pas comment, mais j’ai immédiatement su que nous passerions le reste de notre vie ensemble. Bien sûr, c’est ce que j’ai pu penser avec d’autres filles, avant. Mais jamais ça n’avait été aussi fort, jamais je n’avais été ainsi enivré d’un simple regard, d’un simple sourire, d’un simple parfum. Pas comme ça. C’était presque effrayant, cet amour immédiat que j’ai ressenti, cette fugace obsession pour son être tout entier. J’avais l’impression de tout droit sortir d’un de ces téléfilms, ces comédies romantiques dont j’avais l’habitude de me moquer adolescent mais que je regardais en secret, honteux d’aimer ces films pour filles.

Le jour où j’ai vu Mariposa pour la première fois n’était pas le jour où nous nous sommes rencontrés -elle m’avouera plus tard qu’elle n’avait même pas remarqué mon existence ce jour-là. Elle était là Mariposa, dans la rue, en train de rigoler avec ses amies, les cheveux dans le vent ; et tout semblait aller au ralenti pour moi à ce moment-là, tout semblait se passer si lentement, comme si mon existence s’était soudainement arrêtée parce que je venais de trouver ce qui lui donnait sens. C’est un sentiment étrange que de se sentir complet. Tout ce que je pouvais voir à ce moment-là, c’était Mariposa ; c’était la plus belle femme du monde. Ses cheveux noirs, épais et bouclés qui lui arrivaient jusqu’au bas du dos, ses yeux noisette qui ne cherchaient qu’à me contempler, ses lèvres roses qui réclamaient un baiser, sa peau olive qui ne demandait qu’à être caressée – tout en elle me faisait tomber amoureux. Jamais je n’avais vu quelqu’un comme elle ; alors j’avais voulu la voir à nouveau, plus souvent encore.

Et n’étais-je pas chanceux ? Celle que je n’avais jamais vu, voilà que je la voyais partout : au travail, au supermarché, dans la rue. Comment n’avais-je pas pu la remarquer avant, alors que nous travaillions dans la même entreprise ? Nos départements étaient très différents, et j’ai toujours été très discrets. J’aimais rester devant mon ordinateur, faire mon travail en silence. Je n’ai jamais été très sociable, je n’aime pas beaucoup parler ; je préfère écouter, observer. Déjà très jeune mes professeurs disaient que j’étais discret, que je devrais oser plus. Mariposa a réussi là où mes instituteurs avaient échoué ; motivé par l’envie de la voir j’allais me dégourdir les jambes, je m’attardais dans la salle de repos alors qu’elle buvait son café pour faire durer cet agréable sentiment qui contractait mes tripes. Dans l’espoir de l’impressionner, dans l’espoir qu’elle me remarque, je commençais à faire attention à mon apparence. Sans le vouloir, sans le voir, Mariposa me rendait déjà meilleur.

J’ai appris plus tard pourquoi, malgré tous mes efforts, Mariposa ne me remarquait pas : elle avait un fiancé. Quelle tristesse, quelle trahison ! Alors que je mourais d’amour pour elle, elle en fréquentait un autre. J’aurais voulu que ce soit passager, j’aurais voulu qu’il ne s’agisse que d’une aventure, mais voilà dix ans que c’est passade existait. Ils s’étaient rencontrés lors d’une fête organisée par un ami commun -quelle rencontre banale, quelle rencontre fade ! Mais elle l’aimait ; et pourtant, il lui brisa le cœur. C’est dans la salle de pause que j’entendis ce que je vais vous raconter. N’étais-je pas ravagé de voir ma chère Mariposa en pleurs ? Malgré cela, j’étais si heureux d’entendre qu’elle était finalement libérée de ce poids qu’était son fiancé. Il la trompait ! Après dix ans de relation avec une femme telle que Mariposa, comment osait-il ? Elle avait reçu sur Facebook un message privé d’une femme expliquant qu’elle avait matché avec lui sur une application de rencontre, et qu’après une discussion très torride elle était allée voir son profil sur Facebook et découvert qu’il était en couple. Elle lui avait fourni des captures d’écran pour prouver ses dires. Quel homme indigne ! Comme n’avait-elle pu rien voir ? Comment avait-elle pu être si aveugle, si stupide de croire qu’il l’aimait ? Et quel lâche ! Il avait tout nié, disait qu’il ne comprenait pas, qu’il y avait erreur sur la personne, comment pouvait-elle seulement penser qu’il… ? Bâtard, salaud, connard ! Je vivais ses aventures comme s’il s’agissait des miennes. Mais toujours, encore, Mariposa m’était inaccessible ; comment pourrait-elle songer à une nouvelle relation alors qu’elle était encore en deuil de l’ancienne ? Alors comme toujours j’ai patienté ; mon temps viendrait, je le savais.

Il me paraissait important de lui laisser du temps pour se remettre ; il me paraissait peu réaliste qu’elle puisse accorder sa confiance à un homme alors qu’un être du même sexe venait de la trahir quelques jours auparavant. Ça ne m’empêchait pas de vouloir veiller sur elle, de la protéger. La voir ainsi me brisait le cœur, et je me mis à détester son ancien fiancé encore plus qu’elle. Ma maman disait toujours que j’étais loyal comme un chien ; que je défendais ceux que j’aimais envers et contre tout, que je ne les abandonnais jamais.

Un jour j’ai fini par aller me présenter ; notre première rencontre ! J’en avais tant rêvé. J’avais tout préparé, tout planifié. Je voulais qu’elle prenne son temps pour apprendre à m’aimer. Je voulais qu’elle réalise que j’étais un gentil garçon. Mais tout s’est si bien passé, j’étais enchanté ! Elle était surprise (comment ne pas l’être ? J’étais un inconnu qui venait très soudainement se présenter) mais malgré tout, tout s’est parfaitement déroulé. Après ça, tout est allé très vite.

On a fini par emménager ensemble ; ou plutôt, elle a emménagé chez moi. C’était un peu précipité, mais nous étions pressés par le temps. Après sa séparation difficile il lui fallait un endroit où se remettre, où apprendre à s’ouvrir aux autres à nouveau. Je voulais l’aider avec cela ; c’est pour ça que je l’ai laissée s’installer chez moi. C’est à ce moment que notre histoire d’amour a commencé.

Finalement, mes rêves n’en étaient plus, finalement mes fantasmes étaient réalisables ! Tous les jours je pouvais l’embrasser, la caresser, toutes les nuits je pouvais me coucher à ses côtés. Pouvoir la protéger, pouvoir m’occuper d’elle était un honneur pour moi, et je ne demandais qu’à le faire pour le restant de mon éternité. C’est toujours le cas, d’ailleurs. Ma vie entière ne tourne qu’autour d’elle ; dès que je m’absente, dès que je pars travailler, je ne pense qu’à elle, je me demande ce qu’elle fait, ce qu’elle pense. Pense-t-elle à moi comme je pense à elle ? Est-elle bien à la maison ? A-t-elle besoin de quelque chose ? Est-elle en sécurité ? J’aurais tout voulu savoir sur elle.

Avant j’avais si peur, je ne me sentais pas à la hauteur. Je pensais que jamais je ne pourrais l’avoir, jamais je ne pourrais la posséder. Et puis ensuite, une fois que j’ai réalisé que j’avais tort, que finalement elle était à mes côtés, une autre peur est venue remplacer l’ancienne : la peur qu’elle me quitte. Je ne serais plus rien sans elle. Vivre avec cette angoisse au ventre tous les jours est compliqué ; pourtant, chaque jour je rentre chez moi, et chaque jour mes intestins se délient, soulagés de constater qu’elle est toujours là. Parfois je rêve qu’elle me quitte, qu’elle s’enfuit avec quelqu’un d’autre ; alors je me réveille paniqué et je vais vérifier qu’elle est bien là. À chaque fois elle est là, et mon cœur se calme. Elle ne m’a jamais quitté ; elle ne me quittera jamais. Elle a besoin de moi. J’ai besoin d’elle.

Il y a bien des choses que j’ai découvert sur Mariposa quand elle emménagé chez moi, pas forcément très positives. Certaines n’avaient guère d’importance -elle ne range pas derrière elle, elle peut être provocatrice, elle n’est pas toujours très affectueuse. Mais jamais je n’aurais cru qu’elle avait ce côté si sombre en elle, si triste. Elle n’était pas comme ça au début ; elle me proposait de sortir très souvent, d’aller voir des amis, de rendre visite à sa mère… et puis quelque chose a changé au fil de notre relation. Comme si elle me révélait son vrai visage, la véritable Mariposa. Et quel visage ! Un visage creux, pâle, ravagé par les larmes. « Tue-moi », me suppliait-elle. « Je veux mourir, je veux être libre », me répétait-elle. Jamais je n’aurais cru qu’un être tel que Mariposa pourrait souffrir de dépression. Elle qui avait l’air si heureuse avant ! Cette obscurité grossissait et grossissait, la mangeait entièrement.

Mon amour ! Comment pouvait-elle penser à mourir, comment pouvait-elle penser à me quitter alors que nous étions enfin unis ? Comment pouvait-elle songer à me laisser seul ? Quel genre de veuf serais-je ? Un bien triste, certainement. J’ai honte de l’admettre, mais parfois cela me mettait en colère. Pourquoi n’étais-je pas assez pour elle ? Pourquoi n’arrivais-je pas à la réconforter ? Je faisais de mon mieux pour elle ! Cette colère était avant tout provoquée par la peur, la peur terrible d’être à nouveau seul, mal aimé, désespéré. Elle m’avait rendu meilleur ; je ne voulais pas redevenir la même personne que j’étais avant. Rien que l’idée m’angoissait et j’avais du mal à respirer.

Elle était assez pour moi ; pourquoi l’inverse n’était pas vrai ?

Et puis je me suis renseigné ; j’ai appris que je n’avais pas de contrôle sur sa dépression. C’était son cerveau, son foutu cerveau, qui était tout déréglé et qui lui chuchotait ces terribles idées ! Tout ce que je pouvais faire c’était être à ses côtés, l’aider, lui dire que jamais je n’allais la quitter, que jamais elle ne mourrait -pas avant qu’elle soit très vieille en tout cas. Parfois cela marchait, et elle allait un peu mieux ; elle souriait, rigolait -de façon peut-être un peu forcée, sûrement pour me réconforter, mais c’est un premier pas, je pense. Certains jours c’était l’inverse ; c’étaient les pires jours, ceux où elle faisait tout pour me quitter, pour s’échapper vers cet autre monde qu’elle idéalisait.

Aujourd’hui est un de ces jours, un de ces jours où Mariposa ne va pas bien, où son désespoir est tel que j’entends ses hurlements de détresse de l’autre bout de la maison. Je sais que ce sont des appels à l’aide. Je vais la voir dans sa chambre plongée dans l’obscurité -comme toujours- et je la vois sur le sol, pleurant. En m’approchant, je remarque que ses poignets sont ensanglantés. Elle a tenté de me quitter, je comprends attristé, et je vais chercher un désinfectant et de la gaze. Ce n’est pas la première fois qu’elle fait ça ; elle se blesse en cherchant à partir. Elle ne devrait pas faire ça. Son corps semble sans vie, ses yeux sont vides ; pourtant elle tend les mains vers moi, prête à recevoir mes soins. Elle sait que je ne lui veux que du bien, que je m’occupe d’elle.

« Tue-moi, me demande-t-elle, les yeux fixant le mur d’en face.

- Tu sais que je ne peux pas faire ça. Je t’aime beaucoup trop pour ça. »

Elle ne me répond pas ; j’ai l’habitude maintenant. Ça me brise le cœur. Nos longues conversations me manquent. Maintenant il n’y a plus que le silence entre nous, et les supplications. Je ne sais pas si sa maladie lui permet de ressentir autre chose que de l’accablement et du désespoir, mais je suis convaincu qu’elle m’aime, au fond, en-dessous de tout ça.

Une fois sa blessure désinfectée, je vérifie ses menottes ; évidemment qu’elle va se blesser si elle cherche à s’en débarrasser ! J’ai tenté de lui expliquer cents fois, mais tout ce qu’elle trouvait à répondre c’était « enlève-les alors ». Je ne pouvais pas les lui enlever, et elle le savait très bien ! Elle tenterait de s’enfuir autrement ; elle tenterait de s’éloigner de moi, et je me retrouverais tout seul. Cela fait des années que je nous ai réunis ; j’ai trop investi, j’ai trop donné pour la laisser s’enfuir. Savez-vous que Mariposa veut dire « papillon » en espagnol ? Ça explique pourquoi elle a tant envie de s’envoler, pourquoi elle a tant besoin de liberté. Mais j’ai brisé ses ailes, car je crois fermement qu’un jour elle apprendra à m’aimer. Tout ça, c’est seulement parce que je veux qu’elle m’aime comme je l’aime. Que ne ferions-nous pas par amour ?

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