Perdu dans la Savane (5)

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Elle semble soudain inquiète…
Je vais pour lui dire que c’est inutile, puisque nous savons tous les deux comment survivre mais, quand je constate qu’elle regarde au loin, une petite voix me dit que le ciel se couvre peut-être. Un bref regard dans la direction qu’elle observe le confirme.

Ce ne sont encore que quelques silhouettes tremblotantes à l’horizon mais je les reconnais sans peine ; il s’agit d’un troupeau. Un gigantesque troupeau ; ils sont des milliers, au point d’occuper la presque totalité de l’horizon et ils arrivent droit sur nous. Le nuage de poussière qu’ils soulèvent monte dans le ciel avec lenteur. C’est une lente tempête ocre et sombre qui obscurcit la ligne d’horizon, comme un signe d’apocalypse.

Je suis sûr à présent de savoir où nous sommes. Les animaux qui galopent au loin sont des gnous, des zèbres et aussi de terribles buffles.

-    Ils viennent vers nous…je pense que nous n’avons que le temps de nous échapper…une heure à peine…peut-être moins, commente-t-elle d’une voix posée.

-    Vous êtes optimiste…fais-je, les yeux froncés par le soleil qui m’aveugle. On a tout juste le temps de partir. Vous avez une idée ?

-    Voilà comment je vois les choses : nous savons que ces migrations se déroulent pendant les saisons sèches africaines. Nous sommes quelque part entre les tropiques et l’équateur… Toutes ces transhumances n’ont qu’une raison d’être : trouver des points d’eau. Ce qui ferait bien nos affaires parce que j’arrive à la fin de ma réserve…

-    Si nous restons sur leur trajectoire, ils nous piétineront sans même s’en apercevoir.

-    Ce n’est pas là le plus grand danger…

-    Les prédateurs ?

-    Oui… Dans votre état, ils risqueraient bien de vous donner la préférence.

La perspective de me trouver cerné par quelques lionnes, ou par une horde d’hyènes ne m’enchante guère. Si je suis conscient de mon état de faiblesse, je ne veux pas pour autant leur laisser une chance de faire de moi leur repas du jour.

-    On va… commence-t-elle, on va tenter de passer sur le côté et ensuite les contourner pour les suivre à distance. De la sorte, on finira bien par trouver un point d’eau.

-    Ça me va. On fait marche arrière, en oblique par rapport à eux mais il faudra tenir cette masse à distance.

-    On va devoir marcher vite…vous tiendrez le coup ?

-    Pas le choix, soupiré-je. Allez, on lève le camp !

Sans plus rien dire, nous choisissons de partir sur notre gauche, presque plein nord. Il n’est déjà plus temps de se poser de questions inutiles, juste fuir un immense troupeau…

La marche reprend.

Nous nous retournons de temps en temps, au prétexte de faire le point mais c’est surtout pour que je puisse reprendre mon souffle… Sans rien dire, elle m’observe et sait que j’endure le martyre en silence. Chaque pas me coûte, chaque mètre gagné l’est au prix d’efforts de plus en plus douloureux. Je lui suis reconnaissant de chacune de ces courtes haltes qu’elle m’offre alors qu’elle pourrait simplement continuer sa route sans moi… pendant que la horde sauvage nous rattrape petit à petit.

-    On ne va pas tenir la distance. Ils avancent beaucoup plus vite que nous… fais-je le souffle court.

-    Je vois bien… répond-elle. Je pense que vous avez repéré cette colline, là-bas ?

-    Je ne suis pas sûr qu’on ait le temps.

-    A mon tour de dire qu’on n’a pas le choix. Allez, courage, on y va…

Le temps rivalise avec l’espace. Le promontoire que nous visons se rapproche. Nous progressons mais pas assez vite : maintenant le sol tremble des pas lourds des animaux. Des ondes graves et puissantes nous traversent le corps. Nous ne devons pas perdre une minute et nous redoublons encore d’effort quand, un peu épouvantés, nous commençons à distinguer les beuglements encore un peu lointains de nos poursuivants. C’est un immense brouhaha confus et désordonnés, mêlé aux bruits sourds des milliers de sabots qui martèlent la terre. J’ai des frissons dans tout le corps, et j’ai l’impression que quelque chose de terrible est sur le point de me happer pour me jeter au cœur d’une fournaise infernale. Elle m’aide quand je trébuche, me pousse quand je traîne trop la patte. Nous ne tardons pas à grimper les flancs de cette ridicule colline rocailleuse, promesse pour nous d’un espoir d’échapper au pire.

-    Allez ! Encore un effort ! me crie-t-elle d’une voix forte alors que je suis à deux doigts de m’effondrer. Vous n’allez pas lâcher maintenant, nous y sommes presque !

Je n’en peux plus mais quand les premiers animaux nous dépassent je sais qu’il ne me reste plus qu’une chance : ces quelques rochers droit devant moi. Le sol vibre et l’air retentit des cris des bêtes. Je ne suis plus qu’à quelques mètres d’un creux sombre qui s’ouvre sous un bloc de roche mais cette fois-ci c’en est trop pour moi. Je titube, épuisé, et je serais probablement tombé sous les pattes furieuses de ces animaux aveugles et pressés si elle n’avait décidé à  la dernière seconde de m’attraper tout contre elle et de me porter avec la force et l’énergie du désespoir pour me soustraire au massacre. Cramponné à sa taille, je bafouille quelques paroles stupides, de celles qu’on peut dire quand on est persuadé que tout est joué, qu’il n’y a plus rien à faire que respecter les ultimes consignes du chacun pour soi mais elle ne m’écoute pas, se bat pour nous avec la volonté farouche de nous sauver tous les deux.

Quand nous nous retrouvons serrés l’un contre l’autre au fond d’une cavité coincée entre deux blocs de roches, la première vague des animaux nous submerge dans un vacarme énorme, accompagné d’un nuage de poussière épais et brûlant. Nous ne voyons plus qu’une forêt endiablée de pattes noires, zébrées, fortes et véloces, qui défilent sous nos yeux terrorisés. Elle me serre fort, tout autant pour m’empêcher de tomber hors de notre cachette que pour conjurer sa propre peur de se faire massacrer. Son souffle saccadé me brûle la peau, son regard s’accroche parfois au mien et nous communions en silence dans une fervente prière pour la survie de nos âmes…

Le flot infernal des animaux n’en finit pas, se poursuit pendant plusieurs heures, ne se calmant qu’aux toutes dernières heures du jour. Combien étaient-ils ? Des milliers ? Probablement plus, beaucoup plus…

Épuisés, nous finissons par sombrer dans un sommeil plein de terreurs et de cauchemars. Serrés l’un contre l’autre, durement enlacés, sans autre idée que celle de vivre encore un peu.

Dehors, les premiers feulements se font entendre…


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