Le dealeur

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Dans la petite cabine téléphonique à l’angle d’une rue bordant la cité de la Rose des Vents, elle a sonné l’assistant. Ce dernier a quitté Malo sur les coups de dix-huit heures, comme d’habitude, et qui n’a rien d’inhabituel à rapporter. Ensuite, elle a sonné d’autres pions du réseau, un à un. Personne n’a signalé quoi que ce soit d’étrange. L’un d’eux n’a pas répondu. Répertoire fourré dans la poche de sa parka, elle est ressortie, direction le parking souterrain de la tour Ouest.

La petite Toyota de Malo se trouve toujours à sa place, à l’ombre des néons criards, mais Malo ne se trouve pas dans la pénombre fluide de son labo. Elle a cherché, pourtant, les recoins encombrés, les placards surchargés.

Rien ne semble dérangé, et Malo n’y est pas.

Alors elle est ressortie, pour faire le tour du parking. Rien, là encore, aussi elle est remontée à la surface.

Dans la cour carrée, au pied de la tour Nord, un type, mains dans les poches d’une jolie veste en cuir, pieds fichés dans de grosses bottes bariolées d’épingles à nourrice, s’enracine sur le béton, le cul collé à une rampe. Statique, il frissonne un peu, et tire pas mal la tronche.

Alors, elle s’avance d’un pas décidé, peint un sourire avenant aux coins des lèvres, et apostrophe le gars. Ce dernier — la bonne vingtaine mal entretenue, de grosses cernes saupoudrant des joues plates —, lève la tête avec agacement. Sans doute effectue-t-il une rapide évaluation de l’importune.

Ses conclusions ne l’alarment pas, puisqu’il ne bouge pas d’un iota.

— Désolé poupée, la boutique est fermée, lâche-t-il en la quittant du regard.

Elle lève un sourcil étonné ; il enfonce un peu plus ses mains dans les poches de la jolie veste.

— La boutique ? répète-t-elle, imitant la posture de son interlocuteur. Dis-moi, mon grand : qu’est-ce que tu vends ?

Le type relève la tête, l’observe, un peu confus, puis éclate d’un rire moqueur.

— Bon, qu’est-ce que tu me veux ? balaie-t-il, plus amical.

— Je cherche mon mari.

— T’es mariée, toi ?

— Tu bosses pour lui.

Là, le type se tend, se redresse, et abandonne son sourire.

— Je bosse pour personne, princesse, affirme-t-il.

— Ah bon ? Même pas pour le Distributeur ? Tu ressembles pourtant vachement à un de ses dealeurs : t’aurais-je mal jugé ?

D’un bond, le dealeur décolle ses fesses de la rampe, et fond sur elle, la toisant de toute sa hauteur — il n’est pas grand, mais elle l’est encore moins, et il la dépasse d’une bonne tête.

— T’es qui, toi ? mugit-il, agressif.

— Juste une femme qui cherche son mari, répond-elle, très calme. Tu peux m’appeler Sol.

— OK, Sol, écoute-moi bien : je le connais pas, ton mec, alors tu ferais mieux de te tirer vite fait.

— Je crains de devoir insister : son collaborateur direct ne sait pas où il est passé, mais ton patron le saura peut-être.

— Je te dis de dégager.

— Je ne fais que remonter la filière, mon grand. Et, puisque la Synthèse n’a rien à dire, la Distribution est peut-être au courant de…

— Casse-toi, putain ! la coupe-t-il, très près d’elle, le visage tordu par une colère âpre.

Le dealeur gonfle lourdement sa cage thoracique à chaque inspiration, et souffle fort par le nez. Il lui donne l’image, pure, d’une bête. Menaçante, oui. Apeurée, surtout. Démonstration de gros muscles et promesse de grabuge.

Mais les bêtes, elle sait y faire. Alors, toujours avenante, elle rapproche elle aussi son visage — il est juste en-dessous de celui de son vis-à-vis, qui recule par réflexe, avant de reprendre sa place, masquant sa déstabilisation passagère.

— Pourquoi est-ce que les petites mains n’écoutent jamais rien ? se plaint-elle.

Et, dans la seconde qui suit, elle sort son poing, bien serré, de sa poche, et l’envoie dans le menton du dealeur. Uppercut efficace, mais pas trop fort — elle ne veut pas l’envoyer dans le cirage, juste le sonner. Et ça fonctionne : les dents claquent, les cervicales se plient, violemment, et le type gargouille des hurlements, qui mêlent surprise et douleur.

Maladroit, il retire ses mains de ses poches, les porte à sa mâchoire meurtrie. Il titube en arrière, essaie de fixer son regard quelque part. Objectif : retrouver la fille, pour situer la menace.

C’est elle qui le trouve la première, lui envoyant une savate en plein visage, côté droit. Contact entre la pointe de sa bottine et la tempe du type ; il s’effondre, côté gauche. Le genou prend cher, puis la hanche, le coude, et, beuglant désormais de rage, il pose ses mains au sol pour se relever.

Mais elle écrase son poignet du talon, et quand il redresse difficilement la tête — sa nuque le lance sûrement avec vigueur — il voit le reflet d’un lampadaire glisser sur la lame d’un petit canif, dans la main de Sol.

Il doit juger sa posture trop mauvaise pour tenter quoi que ce soit, puisqu’il s’immobilise, docile.

— Je trouve que la « boutique » ferme bien trop tôt, tu ne crois pas ? s’insurge presque l’assaillante, toujours debout, toisant la victime à son tour. Mais, c’est pas ce qui m’intéresse ce soir… dis-moi, c’est quoi ton nom ?

Il baragouine un Rémi au travers de ses dents serrées.

— Et, tu as vu le Synthétiseur aujourd’hui, Rémi ?

Le visage se tend, les yeux cherchent à droite, à gauche, reviennent sur Sol ; Rémi sait quelque chose.

— Non, fait-il avec une fausse assurance pathétique.

— T’es sûr de toi ?

— On le voit jamais, le Synthétiseur.

— Il faut bien que vous récupériez le produit, pour le vendre, non ?

— Je sais pas.

La voix du dealeur perd de son aplomb, et il s’en rend bien compte.

— Bien sûr que tu le sais, le contredit-elle dans un large sourire. Mais je suis prête à croire que ce n’est pas toi qui t’occupes de ça. Si tu me dis qui vous apporte la came, ça me va tout à fait.

— C’est Albert, lâche-t-il bien vite, comme soulagé.

— Albert ?

— Oui, il est haut dans la chaîne : il bosse avec le Distributeur en personne, et avec Ben, aussi.

— Dis-moi, Rémi, tu balances facilement tes patrons.

— J’ai jamais vu le Synthétiseur, moi, je peux rien te dire !

— D’accord. Je te crois : après tout, cette petite affaire est très sectorisée.

Rémi semble se détendre : son regard, moins craintif, ose pointer la bottine qui lui retient toujours le poignet. Comme une réponse à la requête silencieuse, la propriétaire de la godasse appuie un peu plus, et le dealeur pousse des plaintes affolées.

— C’est bon, là ! Je te dis de causer à Albert, putain !

— J’ai bien compris, Rémi, le tempère la dame. Maintenant, je veux que tu me dises ce que tu me caches.

— Quoi ? Mais rien, j’te jure ! Je sais pas où il est, ton putain de mari ! Je sais même pas qui c’est, ton mec !

— Le Synthétiseur.

— Hein ?

— Mon mari. C’est le Synthétiseur.

Silence de Rémi. Un rictus étrange lui tord le bas du visage, et il baisse momentanément les yeux, avant de les relever, se drapant une fois de plus de cette fausse assurance mal peignée.

— Ouais, bah lui non plus, je sais pas qui c’est. Je veux dire : je connais pas son blase, je sais pas à quoi il ressemble, alors je sais encore moins où il peut se trouver !

Peut-être, mais tu es au courant de quelque chose, et tu vas me le dire.

— Je te dis que je sais rien, putain ! hurle-t-il puis, comme si un élan de défiance lui percutait les entrailles, il se met à ricaner. Tu sais quoi, ma belle ? Il est peut-être en train de remplir des devoirs extra-conjugaux auprès d’une autre poulette en ce moment-même…

D’un coup, Sol s’accroupit, pose un genou sur la main libre de Rémi, et colle la lame de son canif sur la peau lisse du cou. Le jeune homme se raidit, cesse de respirer, puis tente de retrouver une certaine contenance.

— Ça, ce n’est pas la meilleure attitude à adopter, le prévient-elle, en exerçant une pression inquiétante sur la lame.

Alors, acculé, Rémi consent à cracher ce qu’il sait :

— Si tu cherches le Synthétiseur, alors tu devrais te grouiller. Tu vois, Albert, c’est un pote à moi. Et ce matin, il s’est mis à fanfaronner : il est content de pouvoir lécher les bottes du boss, tu saisir ? En plus, Ben était juste à côté — Ben c’est le bras droit du boss, tu vois ? — alors il s’est senti pousser des ailes, Albert. Le truc, c’est qu’il cause un peu trop, et qu’en l’occurrence, il m’a parlé d’un gros coup, qui impliquait ton mari.

— Ne me fais pas languir, Rémi, je me fiche des tendances narcissiques de ton pote. De quel gros coup est-ce qu’il parlait ?

— Il paraît que le Distributeur a besoin d’un levier de négociations. Et d’après Albert, ce levier, c’est ton mec. C’est tout ce qu’il m’a dit : quand j’ai demandé des détails, Albert faisait un peu moins le malin, alors je l’ai chambré en disant que c’était des cracks, et il a répliqué en affirmant que le Distributeur ne leur avait pas dit quand ils frapperaient, qu’il attendait le bon moment, mais que pour l’instant ils en étaient encore au repérage. J’ai voulu chauffer un peu plus mon pote, mais Ben a comme qui dirait mis un terme à la conversation.

— Et je suppose qu’il ne t’a pas dit où ils comptaient faire ce petit tour ?

— Non, mais c’est sûrement très loin des regards, et très loin d’ici. En dehors de son territoire.

Au froncement de sourcils de Sol, Rémi complète :

— Hors des quartiers de l’Élaboratrice. Le Distributeur est très prudent. Même s’il l’est moins, ces derniers temps : il est sorti de sa cachette il y a six mois, pour se montrer. Contrairement à ton Synthétiseur, tout le monde le connaît, maintenant. Léo. Et, crois-moi, c’est le roi des endroits discrets, complètement à la marge. Il est parano, ce mec : tu vois, moi je crois que s’il a pas dit à Albert et Ben quand ils devraient frapper, c’est qu’il leur fait pas totalement confiance. Remarque, avec cette pipelette d’Albert, il a eu raison… s’il est si proche du Distributeur, c’est juste parce que Ben l’a à la bonne, et qu’il connaît bien le produit.

Un silence, puis :

— C’est tout ce que je suis capable de te dire, poupée, juré.

Sol demeure muette, le temps d’enfoncer ses yeux dans tous les creux qui sillonnent le visage du dealeur. Un dernier coup de pression, histoire de voir s’il a craché tout son jus de vérité. Satisfaite, elle décolle la lame du cou de Rémi, puis elle se relève, laissant le frêle voyou se masser la main.

Avant de partir, une idée lui vient, et elle brandit de nouveau son couteau à cran d’arrêt. Elle soulage Rémi de son téléphone portable, et lui extorque le code de déverrouillage.

Elle se trouve performante quand elle improvise.

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