Le dixième étage

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Montée lente et brinquebalante jusqu’au dixième étage de la tour Nord, dans un tout petit ascenseur inquiétant. Léo trouve que ça donne le ton. Les quatre hommes — Albert, serré contre les portes, Ben, collé à une paroi latérale, Malo, juste à côté, contre le miroir crasseux, et Léo, sur l’autre paroi — patientent difficilement, dans cet espace confiné. Étouffant. Seul Ben, imperturbable en toutes circonstances, ne manifeste aucun inconfort.

Au dixième, les portes mettent un temps à s’ouvrir. Albert râle, puis s’expulse du boyau mécanique comme un claustrophobe qui sortirait d’une tombe. Ben et Malo suivent, puis Léo. Le palier est long et étroit. Il s’avère aussi fort mal éclairé : de petites ampoules percent le plafond et jette une lumière pâle sur quatre portes rouges et brillantes. Un temps d’arrêt : quelle porte ?

La réponse arrive rapidement lorsque la troisième en partant de la gauche grince. Entrouverte. De la musique, étouffée, s’en écoule. Un coup d’œil à Malo, qui hausse les épaules, sourit, puis la rejoint, titubant légèrement, se rattrapant aux murs, pour être ensuite soutenu par Ben.

Albert et Léo sont à la traîne, mais finissent par entrer dans le petit appartement à leur tour.

Tout de suite, ce qui saute aux yeux du Distributeur, c’est la lumière, très tamisée, très intimiste, orangée, chaude. Des tapis molletonneux sur le lino inélégant, des tentures d’un bleu profond, foncé, suspendues aux murs. Une cuisine sur la droite, toute petite, avec des odeurs épicées. Des rideaux rouges, rêches, grossiers, ça donne du caractère à la porte-fenêtre qui débouche sur le balcon. Le salon est minuscule, le canapé en vieux cuir noir, la télévision énorme. Un fauteuil, un brin ringard, est planté en face d’eux, à côté de la porte-fenêtre. Sur la table basse traînent des magazines économiques, des journaux plus généralistes, des livres bien entamés. Sur la gauche, une porte fermée accentue l’étroitesse de la pièce principale. Une chaîne hifi assez imposante diffuse une musique en sourdine, un morceau de rock que Léo reconnaît vaguement. Un truc des Arctic Monkeys, sans doute ; Malo en est fan, de ceux-là.

Ça ressemble plus au premier appart’ d’un célibataire, genre jeune cadre dynamique, qu’au quartier général d’un cerveau criminel. Pourtant, debout au milieu de la pièce, bien droite sur ses jambes, une femme les attend, les observe. Petite, des traits juvéniles, mais pas si jeune que ça, les cheveux bruns quelque peu filandreux, les yeux noirs qui percent, qui détaillent, qui tranchent. Grosse parka sur le dos et bottines cloutées aux pieds.

Léo s’avance ; derrière, Albert ferme la porte. La femme les regarde tous, un par un. Ses yeux calmes s’arrêtent longuement sur Malo, et elle joue de la mâchoire, mais ne dit rien.

Alors Léo se reprend, balaye la sale impression qui lui tord les tripes, la sensation que quelque chose de gargantuesque lui échappe.

— Sol, je présume ? devine-t-il dans un sourire.

La suite, il ne la comprend pas. Parce qu’il pensait que la femme allait confirmer, mais elle ne dit rien. Elle ne fait rien, d’ailleurs, et reste juste plantée là. C’est Malo qui continue de le surprendre ; car c’est Malo qui éclate d’un rire caillouteux.

Elle ? ricane le Synthétiseur en s’avançant jusqu’au boss. Non, ce n’est pas Sol…

Violent froncement de sourcils chez Léo, qui reporte son attention sur la femme.

— Vous êtes l’Élaboratrice ? demande-t-il alors, comme s’il n’y croyait pas.

Aussi facilement ? Elle, tout de suite, au dixième étage de la tour Nord ? Et Sol, alors ? Et le rire de Malo, son assurance mal placée, ses promesses étranges ?

Le Synthétiseur repart dans un fou rire, d’ailleurs.

L’Élaboratrice ? répète-t-il. Non, mon ami : loin de là.

— Qui, alors ? s’agace Léo.

— Voyons, comment crois-tu que notre boss à tous échange avec le réseau ? Je connais les rumeurs, moi aussi : les espions qu’elle aurait un peu partout, chargés de lui rendre des rapports réguliers par messages déposés dans des boîtes anonymes, ou via des coups de fil passés dans des cabines téléphoniques au milieu de la nuit… la vérité est bien moins mystérieuse, mon ami. Elle est même des plus banales, et bien plus efficace ; tellement évidente qu’elle t’est passée sous le nez.

Coulée glaciale dans la colonne, Léo n’aime pas ça, le cœur qui ne s’emballe pas tout à fait, mais qui se serre, là, pressé par un sale pressentiment.

— Elle fait juste comme nous, continue Malo dans un murmure agaçant.

— Comment ça ?

— Eh bien, moi j’ai mon assistant, que tu connais bien. Il assure les livraisons à tes dealers, se charge aussi de récupérer tout ce dont j’ai besoin pour assurer la Synthèse. Toi, tu as ton second aux gros bras (coup d’œil appuyé à Ben), qui transmet tes directives au reste de tes larbins, et qui s’occupe de réceptionner les livraisons de mon assistant. Des intermédiaires, qui nous permettent de rester dans l’anonymat.

Il désigne alors la femme, toujours silencieuse.

— Réfléchis, et tu verras que c’est logique. De qui tenons-nous nos tendances paranoïaques ? Qui nous a vivement conseillé de rester caché dans l’ombre ? Pourquoi, alors, n’aurait-elle pas son propre intermédiaire ?

— Parce qu’elle ne communique jamais avec le reste d’entre nous, contre Léo.

— Ce n’est pas parce que les renseignements ne vont que dans un sens qu’ils ne circulent pas ! s’esclaffe le Synthétiseur.

Léo s’entête, complètement submergé :

— Mais elle ne s’est pas servie d’un intermédiaire pour nous recruter : juste elle, nous, des messages anonymes et des coups de fils dans des cabines téléphoniques au milieu de la nuit !

— Peut-être, mais ça ce n’est pas suffisant pour diriger le réseau une fois le business lancé !

Malo marque un point, alors Léo la ferme. Et réfléchit. Vite et bien.

— Bon, ça suffit : Ben, installe-les confortablement, on va régler ça. On a deux otages pour le prix d’un, à présent : peut-être l’Élaboratrice sera-t-elle sensible à ça…

Alors, Ben se met en mouvement, massif mais rapide. Il fond sur Malo dans son dos, enroule un bras autour de son cou, puis plaque une main contre le visage du chimiste, un linge collé dans la paume. D’abord, Malo se débat, jette ses bras, ses jambes, puis finalement, il ferme les yeux et se relâche. Léo, surpris de l’approche de son lieutenant, s’apprête à le réprimander — ils ont besoin de Malo conscient, et non délirant sur des plaines imaginaires — mais est coupé par le geste qui suit.

Tenant toujours le chimiste d’un bras, Ben plonge le second dans son dos, au niveau de sa taille, et le ressort avec un flingue au bout ; flingue qu’il pointe immédiatement sur Albert, avant de faire feu dans la seconde. La détonation, forte, assourdit la pièce tout entière. Léo pense bêtement aux voisins. Ben ne cille pas. La femme, elle, reste plantée sur son spot au milieu du salon.

Albert est touché en pleine tête — son tueur se tient très près de lui. Son corps demeure étrangement debout avant de s’écrouler au sol, face contre revêtement couleur crado. Le sang s’écoule, agrémenté de matière cérébrale, et tache le lino déjà inélégant.

Léo, sous le choc, encore sonné par la détonation, met quelques secondes à capter que, désormais, le flingue de Ben est pointé sur lui.

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