Le mobile

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Il retrouve cette réalité, et cette réalité empeste le traiteur italien. Malo fronce le nez. Perce difficilement ses paupières. Sa nuque, douloureuse, peine à se redresser. Le réveil est lent, paresseux. Il est assis sur une chaise. Le sol est crade. Des éclats de voix éraflent ses tympans, lointains et inconsistants.

Il relève la tête. Plisse les paupières sous la lumière au-dessus de lui, un poil orangée, mais puissante. Son costume est tout froissé, ses jambes flageolantes, ses mains reposent sur ses cuisses, et sa mâchoire le lance.

Voilà pour l’état des lieux.

Vaseux, il jette ses iris noirs autour de lui. Le lieu est grand, délabré, et bien éclairé. Des pilastres tachés d’humidité courent du sol au plafond, sur quelques huit mètres. De chaque côté, débouchant d’une allée centrale et encadrant une placette circulaire, deux paires d’escalators rouillés grimpent à l’étage supérieur. Devant lui, entre les escalators, une table en fer assortie de ses trois chaises. Occupées.

Il fronce les sourcils, tente de faire la mise au point, et dévisage ses ravisseurs.

Lesdits ravisseurs font de même, et alors Malo se rend compte que les éclats de voix ont cessé. Le silence tient, solide.

— Léo, finit par le reconnaître Malo. Salut.

Léo – un grand type, pourvu d’yeux limpides, de cheveux cendrés plaqués en arrière, et d’une dégaine qui en jette – plante sa fourchette dans un plat de gnocchis, puis esquisse un signe de la main et le salue à son tour :

— Bonsoir Malo.

À côté du boss, le susnommé peut reconnaître la tronche de l’increvable emmerdeur – un gars bien baraqué, toujours sapé avec soin – qui lui prend régulièrement la tête.

— Ben. T’es là aussi, sourit-il, amer.

— J’aurais pas raté ça, réplique Ben, le sourire bien plus large.

— Tu m’en diras tant… et, pardon, mais toi, je sais pas qui t’es, ajoute Malo à l’attention du troisième homme.

Ce dernier — joufflu, des boucles très noires collées à son front, et fort mal fringué – se tortille sur sa chaise.

— Lui c’est Albert, l’informe Léo en se levant.

— Super, commente l’infortuné otage.

Il suit attentivement le boss du regard. L’observe marcher, très tranquille, dans sa direction.

— J’en conclus que tu voulais vraiment qu’on se voie, lance alors Malo.

Léo le fixe un moment, la tronche indéchiffrable, puis part dans un rire gras, profond.

— Toi, fait-il en pointant Malo du doigt, toi t’es un marrant. Vraiment. Tu sais, je t’apprécie. Pour de vrai. T’es un chic type, quelqu’un sur qui on peut compter. Un bon ami.

— N’est-ce pas ?

— Et, encore une fois, tu es très drôle. Mais tes blagues à la con, tu peux te les garder.

La voix est plus froide, plus tranchante : Léo a cessé de rire. Mais Malo ne déchante pas, loin de là.

— On fait ce qu’on peut pour détendre l’atmosphère, balaie-t-il, léger.

— Le truc, c’est que j’ai pas envie que tu te détendes. J’ai pas envie de me détendre, et je ne veux pas que ces gars-là (dit-il en pointant le duo mal assorti du doigt) se détendent non plus. On n’est pas là pour ça.

— Pour quoi est-on là, alors ?

— Je veux la voir.

Malo lève un sourcil, creuse les plis de son front.

— Qui ça ? demande-t-il, amusé.

— L’Élaboratrice.

Un instant, Malo reste impassible. Observe attentivement Léo ; la rigidité, dans ses épaules, la dureté, dans son visage. Le sérieux lui bouffe les chairs.

Alors Malo s’esclaffe, ouvertement moqueur.

— Mais oui, bien sûr ! Et ensuite, quoi ? Tu l’invites à dîner ? Tu l’emmènes au ciné ? Tu la galoches sous la pluie ?

— Ensuite, Malo, je renégocie mes tarifs.

Nouvelle salve de grimaces éberluées. Nouvelle observation du grand type aux cheveux cendrés ; toujours, la rigidité, toujours, la dureté.

Toujours, le sérieux en acier.

Alors, Malo s’habille de sérieux, lui aussi. Il s’assombrit, là, sur son siège, sous les éclairages ambrés, devant les escalators hors d’usage.

— Non mais franchement Léo, tu espères quoi ? abat-il, inflexible. Personne ne la voit, et elle ne voit personne.

— Tu vas me dire que toi, tu ne sais pas comment entrer en contact avec elle ?

— Pourquoi je le saurais ?

— Parce que tu es son Synthétiseur.

— Et toi t’es son Distributeur, alors dis-moi : tu la vois souvent ?

— Oh, mais moi je ne suis qu’un vulgaire malfrat facilement remplaçable. Toi, tu es important, Malo. Sans toi, pas de dope, et sans dope, pas de fric.

— C’est infaillible, ton truc. Navré de te décevoir, mais tu te plantes, vieux.

— Je ne crois pas car, vois-tu, il ne peut pas en être autrement.

— Voyons, Léo, tu te souviens de la manière dont elle t’a recruté ? Des messages anonymes, des rendez-vous secrets avec des intermédiaires, des pantins sans importance, à peine une voix au bout du fil ! C’est tout ce qu’on sait d’elle, et c’est tout ce qu’on saura jamais. Le système fonctionne très bien ainsi. Déjà qu’on aurait jamais dû se rencontrer, toi et moi… regarde où ça nous mène !

— Sauf que pour élaborer ce système, notre incommode patronne a bien dû trouver un filon à exploiter. Difficile de tomber sur les recherches secrètes d’un chimiste névrosé à distance ; je suis persuadé qu’elle te connaissait avant de lancer son affaire.

— Navré d’insister, mais tu te plantes.

La tension, dans la mâchoire de Léo, indique à Malo qu’il ne le croit pas. Potentiellement, le boss peut aussi devenir dangereux. Après tout, Malo a déjà observé ses comportements violents.

Mais il a quelque chose pour lui, Malo. Et le Distributeur est loin de lui faire peur.

— Bon, écoute-moi attentivement, Léo, soupire-t-il, nullement impressionné par le décor, les gros bras, et les menaces implicites. Ton plan à la con ne te mènera nulle part. En partie parce que pour faire savoir à l’Élaboratrice que tu me tiens, il va falloir entrer en contact avec elle, et que ni toi, ni moi ne le pouvons : la communication est à sens unique, pour d’évidentes raisons. Mais, surtout, je ne suis qu’un vulgaire laborantin qui se contente de suivre un protocole. Bien que je sois derrière le XL, je n’ai rien de franchement exceptionnel ; elle trouvera un autre type pour me remplacer dans les cinq minutes qui suivront mon hypothétique exécution sommaire. Tout ça sans broncher, et sans trop se fouler. Alors, vas-y, je t’en prie : menace-moi autant que tu veux, envoie donc Ben me défoncer la tronche et m’arracher les ongles, ça ne changera rien à la situation. Mais, je ne peux que te déconseiller de faire tout ça…

Il a piqué la curiosité de Léo : le Distributeur, jusque-là peu réceptif à son discours, se redresse sur ses guiboles.

— Et pourquoi ça ? siffle-t-il.

— Parce que je vais être en retard pour dîner.

Léo lève ses sourcils, lève aussi ses mains, paumes vers le plafond lacéré.

— Et qu’est-ce que je suis censé en avoir à foutre ? demande-t-il, presque amusé.

— Ma femme n’aime pas quand je suis en retard.

Là, Léo rit, profondément.

— Ta femme ? Sérieusement ? Ta femme, Malo ? Qu’est-ce que j’en ai à foutre de ta putain de bonne femme ?

— Tu devrais t’en inquiéter, répond Malo, très sincère.

M’en inquiéter ?

Le gangster se retourne vers ses acolytes, leur balance son air ahuri, puis revient à son otage :

— Et qu’est-ce qu’elle va faire, ta gonzesse ? Appeler les poulets ? Parce que tu crois qu’ils vont se déranger pour un pauvre type qui découche ?

— Oh non, Sol n’appellera pas la police, sourit Malo.

— Brave Sol.

— Elle va venir me chercher.

L’affirmation est nette, solide. Un instant, elle déstabilise Léo, qui lisse son visage en un portrait de la prudence. Et puis, la moquerie encrasse de nouveau ses traits, tandis qu’il siffle :

— T’as raison, Malo, je devrais immédiatement te relâcher. Une libraire des beaux quartiers qui cherche son petit mari dans les zones désaffectées, c’est une menace très sérieuse.

Derrière lui, Albert pouffe, fort diverti. Ben, lui, aiguise un peu son regard. Il est toujours sur ses gardes, Ben, toujours attentif.

— Quelle heure est-il ? demande alors Malo. J’ai du mal à déterminer combien de temps je suis parti – au passage, c’est sympa de me maîtriser avec mon propre produit, les gars, ça fait toujours plaisir.

— Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? le rembarre Léo.

— Ça me donne une idée du moment où elle va débarquer pour vous rosser les miches.

— Qu’est-ce que je disais : t’es vraiment un marrant, toi !

— Je devais être rentré pour dix-neuf heures très précises. Vers dix-neuf heures dix, elle a dû essayer de me joindre. Sur mon téléphone perso, et puis sur le pro, à mon labo. Encore et encore. Vers dix-neuf heures trente, elle a dû commencer à faire le tour de mes connaissances. Et comme je ne suis avec personne, elle a dû décider d’aller à mon labo. Avec ma voiture toujours sur place, et moi ici avec vous… elle doit certainement tirer quelques oreilles à l’heure qu’il est.

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