74 - Shirt and Chicken

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 Samedi matin, peu avant dix heures. Je saute d’excitation devant le miroir, finis de coiffer mes cheveux. Je ne sais pas encore où nous allons, mais je sais avec qui j’y vais, et c’est l’essentiel.

 Au fil des jours avec William, on a développé une technique très personnelle ; s’il y a une chose dont je suis certain, c’est que ce n’était finalement pas une si mauvaise idée que ça d’aller chercher Louise à l’aéroport. Depuis, le frérot me mange dans la main. Je n’ai qu’à passer commande par texto, et il est à la porte dans la minute qui suit, tel un brave labrador. Il a surtout peur que je ne fasse tout éclater. J’imagine que Claire n’est pas au courant et qu’il redoute l’instant où elle apprendra la vérité. Non, son petit fils chéri n’est pas la perfection incarnée. Oui, il profite bien de la situation.

 J’imagine déjà sa tête quand elle apprendra qu’elle va devenir grand-mère. En attendant, je ne peux pas dire que je sois mécontent d’avoir gagné un esclave au change.


9h23

De : moi

A : Will

Tu peux m’apporter mon jean stp ?


 – T’as reparlé avec ton frère pour l’appart ?

 Corentin, qui vient d’apparaitre dans l’encadrement de la porte, se glisse derrière moi et me dévisage de la tête aux pieds. L’entendre précisément mentionner ce point rend son départ plus réel. Un pincement au cœur vient contrarier ma bonne humeur.

 Pas encore.

 La sonnette de la porte d’entrée retentit. Corentin m’interroge du regard.

 – Mon jean, l’informé-je.

 Il faut dire que même s’il tolère la présence de Will, il ne s’habitue pas pour autant à ses nombreux passages express journaliers.

 Corentin revient trente secondes plus tard et me tend mon pantalon.

 – Si j’avais su qu’il suffisait d’un petit service pour le rendre si aimable, je l’aurais rendu à ta place. Il n’a pas une autre copine à aller chercher à l’aéroport ?

 Je m’esclaffe en enfilant ma chemise. Il ne croit pas si bien dire : Laura est partie en vacances il y a quelques jours. On peut au moins dire du frérot que sur ce coup-là, il a joué d’une coïncidence incroyable.

 – Plus sérieusement, reprend-il en se rapprochant, tu devrais lui parler.

 Son regard inquiet se pose sur moi.

 – C’est prévu.

 – Je n’ai pas envie que tu te retrouves au dernier moment à devoir…

 Il ne termine pas sa phrase mais je sais qu’il parle de Claire. Il ne veut pas que je vende mon âme pour négocier ma place dans une chambre qui a toujours été la mienne. Et moi je ne veux pas le vendre lui. Je ne suis pas encore prêt à affronter ma mère.

 – C’est prévu, mais pas maintenant.

 Son regard me sonde. Gêné, je fini par baisser les yeux.


***


 Corentin sort de la cabine d’essayage en ajustant les manches de la chemise bleu nuit qu’il vient d’enfiler. Je dois reconnaître qu’elle lui sied à merveille ; même avec les cheveux en pagaille, il a l’allure d’un de ces modèles sur la couverture d’un magasine de mode. J’en deviendrais presque envieux.

D’un autre côté, ce corps m’appartient…

 Un petit sourire satisfait étire mes lèvres.

 – Alors ?

 – Alors je me demande pourquoi tu as encore besoin de mon avis quand elles te vont toutes aussi bien les unes que les autres… soupiré-je.

 – Mais la couleur ?

 – Le public s’en moque.

 Corentin referme les boutons de ses manches. Je finis par quitter mon fauteuil pour l’aider à ajuster le col. Hésitant, il attire mon attention d’une main posée sur mon bras.

 – Tu crois vraiment que ça ira ?

 – Oui.

 – Tu sais bien qu’on écoute aussi avec les yeux.

 – Oui.

 – La couleur est importante.

 – Oui.

 – Je suis sérieux.

 – Je pense que quand on en vient à regarder la couleur de la chemise, c’est que le violoniste ne sait pas jouer, murmuré-je. Ce qui n’est pas ton cas.

 Je jette un rapide coup d’œil aux alentours avant de me hisser sur la pointe des pieds et de déposer un baiser sur sa joue. Il me le rend presque immédiatement sur la bouche.

 – Arrête, on va nous voir, chuchoté-je.

 Il s’en moque : un sourire béat irradie sur son visage.

 – Et si tu continues, je vais finir par partir manger sans toi. Je te signale que c’est au moins la quinzième chemise que t’essaies et que je suis en train de digérer mon estomac. J’ai faim.

 Un petit rire s’échappe de sa gorge tandis qu’il se penche vers moi, compatissant.

 – D’accord. Si son altesse sérénissime Max l’a décidé, ainsi soit-il. Bleu nuit, et je me dépêche avant que tu ne finisses par succomber dans d’atroces souffrances.

 Un sac et un achat plus tard, mon ventre finit par nous guider jusqu’au fast food le plus proche. L’enseigne clignote à l’autre bout de la galerie ; je traîne Corentin comme si notre vie en dépendait. En réalité, c’est surtout la mienne qui en dépend : le ventre vide, je ne suis plus bon à rien.

 – T’es sûr que tu ne préfères pas manger ailleurs ?

 – Sûr.

 Corentin se montre hésitant en tirant la chaise.

 On aurait pu en profiter pour tester quelque chose de plus romantique.

 Il n’y a pas de poulet grillé dans les restos plus classes, avancé-je.

 En réalité, je ne veux pas penser ce rendez-vous comme le dernier. Je préfère me dire que c’est un jour normal, un jour comme il y en aura encore beaucoup d’autres dans le futur.

 – T’as pris quoi ?

 – Un bucket, comme toi, et du coca. Tu veux aller voir quoi après ?

 – Je me disais qu’on pourrait passer par le magasin de musique. Il y a une partition que je veux acheter et je dois regarder les casques.

 – Au fait, t’as envoyé ta vidéo ?

 – Hier.

 – C’est quand les résultats ?

 J’aspire une gorgée de coca par la paille avant de lui répondre.

 – A la fin du mois.

 Il soutient mon regard. Je fais mine de ne pas m’en formaliser et finis par me consacrer sur le poulet.

 – Je ne serai pas là, fait-il remarquer.

 – Mmm.

 – Tu m’enverras un message ?

 J’avale ma bouchée plus rapidement que prévu.

 – Tu pensais réellement te débarrasser de moi aussi vite ?

 Il laisse échapper un petit rire qui me rassure et me lance un regard entendu, l’air de dire « bien sûr que non ».

 – Qu’est-ce que tu vas faire une fois sur place ? Tu as déjà trouvé où dormir ?

 Corentin acquiesce en trempant généreusement son poulet dans le ketchup.

 – Graham me met une chambre à disposition. Il est possible que je sois en colloc’ avec d’autres résidents.

 – Quoi ?

 Je relève la tête, contrarié par ce détail.

 – Tu ne m’avais rien dit…

 – Je l’ai appris hier.

 Je croque dans une frite, irrité qu’il se retrouve avec d’autres quand je vais devoir moi patienter seul un long moment.

 – Tu es jaloux ?

 – Non.

 – Tu crois qu’il va se passer quelque chose ?

 Il baisse la tête et cherche à capter mon regard.

 – Pourquoi est-ce qu’il se passerait quelque chose ? Ce n’est pas comme si tu les connaissais, rétorqué-je en plantant mes yeux dans les siens.

 Il glisse entre ses lèvres une frite que je convoitais depuis quelques minutes. Mon portable vibre. Machinalement, je l’extirpe de ma poche et survole rapidement l’écran, les sourcils froncés.

 – C’est qui ?

 – Will.

 – Qu’est-ce qu’il veut ?

 Je relis une seconde fois histoire d’en avoir le cœur net.

 – Il me demande de passer chercher un truc pour Claire.

 – Pourquoi est-ce qu’il te demande ça à toi ? Il n’a qu’à y aller lui !

 – Il ne peut pas. De toute façon ça ne devrait prendre longtemps.

 Corentin se redresse brusquement sur sa chaise :

 – Parce que tu vas le faire ?

 – Je… heu…

 – Ca n’a pas suffit le coup de l’aéroport ? me coupe-t-il.

 – Ce n’est pas le même chose…

 – Max !

 Incrédule, je regarde Corentin de l’autre côté de la table, qui me fixe en colère, le regard désappointé. Mon cœur se serre, brusquement tiraillé entre le devoir et la peur de le décevoir.

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