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Les étoiles s’allumaient une à une dans le ciel bleu marine. Il était revenu devant la maison. Depuis le bout de l’allée, il observait la façade grise, hésitant à entrer. Ce n’était pas l’aspect abandonné du lieu qui retardait sa décision, mais encore une fois une sorte de crainte quant à ce qu’il allait y trouver. Il vérifia que personne ne passait par là, mais il était aussi solitaire que la demeure. Sans s’être tout à fait décidé, il prit une inspiration et entra. La porte grinça légèrement lorsqu’il l’ouvrit. Il se dépêcha d’entrer et referma précautionneusement. Autour de lui l’obscurité régnait, la poussière recouvrait tout. Il créa une légère source de lumière avant d’observer ce qui l’entourait. Des meubles disposés avec art dans un vestibule, des tableaux aux couleurs passées. Le temps paraissait figé ici. Il passa dans la pièce suivante. Un salon de taille moyenne, qui s’il n’était pas dans un état d’abandon aurait paru fort accueillant. La pièce qui y faisait suite était une véranda. La deuxième porte donnait sur une salle à manger où quatre chaises d’un bois qui avait dû être clair entouraient une table ovale faite du même matériau. Il fit le tour des pièces du rez-de-chaussée, retrouvant des fragments de sa mémoire au fil de ses découvertes.

Quand il eut terminé il passa à l’étage. Au bout d’un couloir, il arriva à une chambre comportant comme meuble principal un lit double ouvragé. On aurait presque pu dire que ceux qui s’y étaient trouvés venaient de quitter cette pièce. Des flacons étaient sortis sur une coiffeuse, une robe de soirée aux fines dentelles reposait sur une chaise, un coffret de bois demeurait sur le lit ; sur le bureau, une lettre inachevée semblait attendre qu’on la signe, à côté d’elle étaient une plume au bout noirci ainsi qu’un sceau représentant des entrelacs compliqués, et des bâtonnets de cire multicolores. Il s’approcha et la lut. Il reconnut l’écriture droite de son père. Celui-ci s’adressait à l’Empereur, conjurant son ami de ne pas ajouter foi aux propos de ceux qui tentaient de le faire chuter et lui demandant un délai afin de faire éclater la vérité. Tōru eut un sourire douloureux. Quelle ironie. Son père s’apprêtait à en appeler à la clémence de l’Empereur au moment où les hommes de ce dernier arrivaient pour mettre un terme à son existence. Politique et amitié ne pouvaient aller de pair. Il se détourna et sortit de la pièce.

Celle qu’il visita ensuite ne lui était pas inconnue. Des rideaux blancs, un lit aux draps sans un pli, des dessins et des calligraphies accrochées aux murs, un livre intitulé Contes et légendes sur la table de nuit. C’était celle de sa sœur. Il s’y attarda quelques instants, puis se rendit dans la dernière pièce. Lorsqu’il ouvrit la porte, une émotion indicible le saisit. C’était sa chambre. Il y entra d’un pas hésitant. Les draps du lit étaient plus ou moins défaits, il n’avait jamais aimé les réordonner. Une pile de volumes d’une taille assez impressionnante lui tenait lieu de table de nuit. Il n’avait pas besoin de les regarder pour savoir qu’il s’agissait de livres d’Histoire, sa passion. Sur son bureau était posé un cube de la taille de sa paume, en pierre noire ciselée. Intrigué, il le prit. À l’instant où il le déposait sur sa main, l’objet s’illumina et une image fut projetée devant lui. Sa sœur et lui, alors qu’ils étaient âgés de six et cinq ans, jouant dans un jardin ensoleillé. Après cela vint une autre image. On y voyait son père lui donnant une épée de bois alors qu’il avait huit ans. L’image suivante montrait sa sœur mettant une couronne de fleurs sur la tête de sa mère. Diverses scènes défilaient devant ses yeux, le temps d’une représentation. Sa sœur et lui courant après un papillon, sa mère travaillant sur un automate, lui regardant sa sœur d’un air curieux et interrogatif tandis qu’elle lui faisait signe d’être discret, un doigt sur les lèvres. Les deux dernières images l’intriguèrent. Sur l’une on voyait son père et un homme du même âge rire ensemble sous le regard amusé de sa mère. L’autre ne montrait que deux personnages. Tōru lorsqu’il avait deux ans, sur les genoux du même homme inconnu qui souriait d’un air amical. Il chercha qui il pouvait bien être. Et il se rappela brusquement son identité. Roman Leos. L’Empereur. Cette révélation lui fit un choc. À en croire ces deux images, il était vraiment lié à leur famille. Mais comment avait-il pu les condamner ainsi ? Alors qu’il se posait cette question, une ultime image apparut. Toute leur famille réunie dans le salon. Évariste tenant Sara par la taille, et devant eux Sakura et Tōru, main dans la main. Il se souvenait de ce moment. C’était la veille de la tragédie. Leur dernier jour de vie paisible.

Le cube s’éteignit et l’image disparut. Tōru demeura immobile quelques secondes. Le nom de l’objet lui revenait. Un cube à souvenirs. Sa dénomination ne lui avait jamais aussi bien convenu. Une sensation de vide au cœur, il tenta de se ressaisir. Plus de trois ans après, il faisait enfin le deuil de ses parents et de son enfance perdue. Il reposa le cube, hésita, puis quitta sa chambre. Trop de douleur y était associée pour l’instant. Exténué, il redescendit l’escalier qui grinçait légèrement, comme s’il soupirait sous ses pas. Arrivé en bas, il remarqua une porte qu’il n’avait pas aperçue auparavant. Il l’ouvrit et se figea, incapable d’esquisser le moindre mouvement. Le spectacle était saisissant. Dans la semi-pénombre, il distinguait un chaos indescriptible. Il augmenta la luminosité afin de mieux y voir. C’était une mauvaise idée, il le savait, mais il avait besoin de se tout se rappeler jusque dans les moindres détails. Il retint une exclamation de stupeur. Des meubles fracassés, des outils gisant à terre, des éclats de verre. Le désordre régnait, total. Mais le pire était probablement les automates, désarticulés, brisés, détruits. Les modèles de combat étaient les pires à voir. Ils étaient au nombre de quatre, et leur état les rendait affreux. Défigurés, dépossédés de toute forme d’apparence.

Il fit quelques pas chancelants dans la pièce. Lorsqu’il arriva vers son centre, quelques éclats disparates attirèrent son regard. Sur le sol étaient éparpillées des perles rose pâle, blanches et une bleu céruléen. Il les reconnut et les larmes lui vinrent aux yeux. Le collier préféré de sa mère, défait lui aussi. Brusquement, la fatigue accumulée ces derniers jours combinée avec ces puissantes émotions le privèrent de ses forces. Il tomba à genoux. Il lui semblait que le monde avait cessé de tourner. Plus rien ne bougeait, sinon un grand tourbillon confus dans son âme. La tête baissée, il laissait des sanglots le secouer. La douleur indescriptible qui lui broyait le cœur s’en allait peu à peu au rythme de ses larmes. Il demeura ainsi, esseulé et en proie à une tourmente intérieure, jusqu’à ce que le poids dans sa poitrine s’allège. Alors une main lui releva la tête avec douceur, tandis qu’une autre séchait ses larmes. Surpris, il regarda Vey qui s’était matérialisée à côté de lui et la laissa faire. Il avait besoin que quelqu’un prenne soin de lui, cela faisait des années qu’il attendait qu’on lui témoigne ne serait-ce qu’un minimum de tendresse. Elle le regardait d’un air amical et compréhensif. Elle prit la parole d’une voix douce :

« La tristesse n’est pas forcément négative, si elle est suivie de l’action.

- Que veux-tu dire ?

- Vous avez besoin de ces larmes pour y puiser la détermination de faire ce qui est juste. Cependant, ne perdez pas votre temps en regrets, maître. Agissez, et lorsque tout sera résolu vous pourrez faire votre deuil.

- Je ne sais pas si j’y parviendrai.

- Je suis là pour vous aider.

- Par où commencer ?

- Que croyez-vous que sera l’action la plus bénéfique ?

- Je dois retourner là-bas, et libérer Sakura et Sei.

- C’est une bonne décision. Mais prenez du repos avant toute chose, sans quoi il vous sera difficile de réussir.

- Tu as raison. »

Encore désorienté, il se releva et elle fit de même. Elle s’inclina et disparut dans l’épée.

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