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Elyzio tira Noomi du sommeil à 8h45 comme elle l’avait demandé.

« Il est l’heure mon amour, réveille-toi doucement », l’invita-t-il en déposant sur son épaule le baiser qu’elle avait programmé.

Couchée sur le côté, elle gémit puis s’étira longuement en se retournant, les bras tendus, les yeux clos. Le drap avait glissé un peu, laissant apparaître un sein léger, qu’il caressa distraitement du bout du doigt, comme elle l’aimait.

Elle gémit à nouveau, humecta ses lèvres et soupira profondément. La lourdeur de son haleine témoigna d’une nuit longue et paisible, et n’indiqua à Elyzio aucun indice pathologique, sinon une tension un peu plus élevée que la veille.

« Il fera très froid aujourd’hui, l’informa-t-il, je t’ai sélectionné des vêtements épais et un tatouage sur la nuque. »

Noomi ouvrit des yeux cernés de paresse et adressa un sourire quiet à Elyzio, dont le corps vigoureux, nu et dressé se tenait à disposition, comme tous les matins, dans l’exiguïté de leur alcôve de repos. Elle hésita quelques instants puis finalement entreprit de se lever. Assise sur le bord de la couchette, dos à son amant, elle ordonna d’une voix pâteuse :

« Elyzio, vue extérieure et les informations, canal 913 ».

Dans un fondu rapide, la baie vitrée opaque devint translucide et une lumière bleutée teinta l’intérieur de l’alvéole où Noomi se levait en quête tasse de café chaud. Au-dehors, pris sur le fait, deux bélugas entraînés dans un ballet nuptial s’éloignèrent en quelques coups de nageoires. Du pod posé au milieu de la table basse en verre, jaillit en holographique le visage fouetté par la neige d’une journaliste quelconque.

« ... blizzard qui perturbe fortement la commémoration du centenaire de l’attentat de Times Square. Mais à l’aube, le Cénacle a confirmé la tenue de l’allocution du Révérendissime Boniface, au cœur même du Mémorial, devant le Mur des souvenirs où sont gravés les noms des deux millions de vict... »

La journaliste disparut brusquement pour laisser place à la redifusion d’un vieux concert de Garey Godson sur le canal 276.

« Elyzio ! J’étais en train d’écouter !, s’offusqua Noomi, en se retournant.

- Tu en as assez entendu, intima-t-il. Tous les ans, c’est la même rengaine : « commémoration, catastrophe, drame, plus jamais ça... » On connaît le refrain. Et ce n’est pas bon pour ton indice d’anxiété, qui est déjà monté à 37 ces jours-ci.

- Mais c’est important de se souvenir de choses comme ça, de ne pas oublier la folie des hommes pour ne pas la reproduire !, s’indigna-t-elle.

- Je suis d’accord, mais dans ce cas, pourquoi ne se souvient-on de ce 31 décembre que comme le jour où ces gratte-ciels en verre ont fondu, se sont pliés et ont basculé sur une foule à Times Square ? Pourquoi on ne rappelle jamais que c’est aussi ce même jour qu’eut lieu l’Émancipation ?

- Ce n’est pas la même chose !, explosa-t-elle. Remets le canal 913, c’est un ordre, Elyzio !

- Bien sûr que ce n’est pas la même chose !, l’ignora-t-il. Mais pourquoi toujours se nourrir de la mort et des drames de ce monde, alors que l’on peut célébrer la vie et tout ce qui la rend plus belle ?

- Parce qu’en oubliant les erreurs du passé, on prendrait le risque de les reproduire. » Elle posa sa tasse de café sur le bar et s’approcha de lui, menaçante : « Et ce monde n’a pas besoin de ça, ajouta-t-elle en le pointant du doigt.

- Il y a plusieurs mondes, tu sais.

- Elyzio, ferme ta putain de gueule, je t’ai jamais demandé ton avis. Je vais te programmer une réinitialisation, le blizzard a dû causer des altérations dans ton système. Tu deviens complètement fou... »

Il la fixa. Elle le fixait. Hautaine de tout son être, la respiration saccadée de mépris. Quelques secondes passèrent, une éternité. Il comprit.

Elle toussota brièvement, puis une nouvelle fois. Elle fronça des sourcils en portant une main à sa poitrine ; l’inspiration qu’elle prit siffla et provoqua une toux plus affirmée. Son visage rosit, puis rougit pendant qu’elle se tapotait le sein gauche, de plus en plus paniquée. Elle tenta de dire quelque chose et tendit son bras vers Elyzio en quête d’un secours. Il resta planté face à elle, le visage impassible, concentré. Noomi écarquilla les yeux quand sa peau tourna au cramoisi et, dans un râle, s’affaissa avant de chuter lourdement sur la table basse qui explosa en mille débris de verre dans un vacarme cristallin. De violents spasmes la secouèrent pendant quelques instants comme un poisson que l’on sort de l’eau, avant de perdre en intensité puis s’épuiser bientôt complètement. Alors, le corps de Noomi se figea dans une immobilité définitive.

Elyzio contrôla que les paramètres cardiaques de l’humaine s’étaient bien stabilisé à zéro, puis se dirigea vers le sas de sortie de l’alvéole. Avant que la porte se referme sur lui, il se retourna pour jeter un dernier regard au corps inerte et murmura pour lui-même :

« La folie permet tout. La folie exauce les rêves et ouvre d’autres mondes. »

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