Le grand livre du karma

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Il m’a passé un livre. Un écrivain uranien, bien sûr, mais écrit en langue intergalactique –ou lactésien–. Je dois avouer que je suis agréablement surpris par l’encre de cet illustre inconnu. J’imaginais les lectures de ces pauvres bêtes plus… rustres et grivoises.

Mais finalement, je me retrouve réellement aspiré par l’histoire. Les personnages sont plutôt sympathiques, l’histoire tient la route et l’écriture est des plus correcte. Cela se passe à Neo-Tokyo, l’ancienne capitale Uranienne, là où cohabitent gratte-ciels et temples millénaires ramenés de la planète terre avant sa contamination. Sans grande surprise, l’amour est au cœur de l’histoire, comme elle est au cœur de leurs vies. Le personnage principal –une brune aux yeux noire, comme tous les habitants finalement–, après s’être fait abuser par une belle crevure, souffre de la solitude alors qu’elle est arrivée à un âge où les âmes libres se font rares. J’imagine que c’est la plus grande peur des uraniens, d’errer seul dans cette société basée sur l’importance du couple.

L’héroïne donne énormément de détails sur tous les objets qui lui rappellent que son célibat est presque contre nature dans sa propre ville. Tous les sièges des cinémas sont pour deux, tout comme les bancs dans les parcs ou même les canapés. La majorité des papiers administratifs se font à deux, de nombreux produits sont moins chers s’ils sont pris en double exemplaire, même les baignoires sont faites pour y accueillir deux personnes.

J’avais aucune idée que leur obsession pour l’âme sœur était aussi profonde. Et je ne m’étais jamais imaginé le malheur que pouvait ressentir un être seul face à un monde créé pour être deux. Bien sûr, certains moments me rappellent mon propre célibat, ou même mon deuil. Lorsque je croise un couple, moi aussi il va m’arriver d’être triste, ou bien jaloux. Mais je n’ai jamais pleuré devant un lot de deux bonnets comme le fait l’héroïne, Dieu soit loué.

La guerre devait être réellement terrible pour eux. Je veux dire, elle est terrible pour tout le monde, bien évidemment. Mais se retrouver seul lorsqu’on a vécu toute sa vie avec quelqu’un… C’est… terrible.

« Hé.

— Mhm ? dit-il sans lever les yeux de son propre livre.

— Tu vivais avec quelqu’un n’est-ce pas ? »

Il lève les yeux, passant des phrases de son histoire au vide de la réflexion. Je commence à me demander si je n’aurais pas mieux fait d’éviter ce genre de question.

« Je vis avec quelqu’un, oui. Un triangulaire.

— Un sacré caractère, j’imagine.

— Oh, ça oui. Il te plairait, une vraie tête de mule. Mais s’il était là, crois-moi qu’il ne t’aurait pas laissé rentrer. Au mieux il t’aurait mis son pied au cul, au pire il t’aurait exécuté sur place. »

Je souris. Il me plairait alors, c’est sûr.

« Il a été mobilisé au début de la guerre, comme la plupart des triangulaires. Si j’ai bien compris il est dans un escadron spécial, le genre espion tu vois ?

— Tuuuu n’as pas peur de me raconter tout ça ? Et si j’étais un espion moi aussi ?

— Mmhmm. Dans ce cas je devrai te tuer tout de suite. »

Il sort mon arme d’une des poches de sa grosse doudoune blanche puis la pointe vers moi, le doigt à côté de la gâchette. Je parviens à cacher ma surprise après une demi-seconde où j’ai dû tirer une sacrée tête. Non pas que je l’avais oublié, je pensais juste qu’il l’avait caché quelque part pour pas que je puisse l’exécuter dès qu’il a le dos tourné. Difficile de lui en vouloir.

Mais il l’avait sur lui. Et la pointe maintenant vers moi. Un air étrangement déterminé et sévère sur son visage. C’est qu’il est convaincant le bougre. C’est pas du tout dans sa nature d’arrondis de tenir une arme, encore moins de s’en servir. J’ai l’impression d’avoir affaire à une tout autre personne et je commence à regretter de ne pas l’avoir étranglé dans son sommeil ce petit enculé.

Puis il prend l’arme par le canon avec son autre main et la tend vers moi, crosse la première, en souriant.

« Je ne suis pas aussi inoffensif que j’en ai l’air. Et tu n’es pas aussi méchant que tu veux le laisser paraître. »

J’attrape mon arme en le dévisageant. J’imagine qu’à force de passer ses journées dans les bouquins, il est capable de lire en moi comme dans un livre ouvert l’enfoiré.

« Mon frère… Euh… Non c’est pas ça en lactésien… Mon mari ?

— Mari, compagnon, petit-copain, âme soeur …

— Mon mari donc, il a été envoyé sur ta planète. Espionnage depuis l’intérieur. Mission blondinet, de ce qu’il m’a dit. »

Blondinet… Roh merde. Roh putain oui ça me dit quelque chose. Je garde la même expression pour qu’il ne se doute de rien, mais…

« Cela ne te dit pas quelque chose, par hasard ? »

Un putain de livre ouvert.

« Même si c’était le cas, tu aimerais que je te le dise ? réponds-je, sûr de moi.

— J’en sais rien honnêtement. L’espoir fait vivre.

— Je pense que l’espoir c’est pire.

— Il ne me reste plus que ça. De l’espoir, des souvenirs et cette photo. »

Il me tend un bout de papier jaunit par le temps. Et comme je m’en doutais, je reconnais l’homme qui est dessus.

Parmi toutes les putains de maisons de cette foutue planète, il a fallu que j’aille dans la maison de l’un des hommes que j’ai tué ?

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