1

8 minutes de lecture

« Marguerite, arrête ça ! Tu vas t’épuiser. Je te dis d’arrêter ! Marguerite, écoute-moi… »

Nicole laissa la vaisselle en plan et sortit sur la terrasse. Sa belle-mère, armée d’une bêche, avait entrepris de creuser un trou au milieu de la pelouse.

Nicole remarqua les racines blanches des cheveux, la blouse qu’elle enfilée à l’envers, les vieilles savates, les poignets fins et la silhouette frêle. Marguerite avait encore maigri.

Comment a t-elle trouvé cette bêche ?

Elle avança sur la pelouse, s’approcha de la vieille femme et dit d’un ton ferme :

« Marguerite, arrête ça tout de suite ! »

Marguerite ne semblait pas l’entendre. Elle plantait sa bêche dans la terre humide, soulevait une petite motte, la rejetait sur le tas qu’elle avait réussi à amasser. Lentement, avec ses faibles forces, elle avait déjà fait pas mal de dégâts. La tête de Marc lorsqu’il verra sa pelouse dévastée !

Nicole tendit la main et saisit le manche de l’outil. Marguerite leva les yeux et lui lança un regard d’une telle férocité que sa belle-fille lâcha prise comme si elle s’était brulée. Mais aussitôt, la fureur disparut du visage ridé, les yeux se détournèrent et la bêche reprit son mouvement monotone.

Un sentiment de frustration submergea Nicole. Parce qu’elle travaillait depuis la maison, Marc trouvait naturel de lui confier l’accueil des techniciens, la communication avec l’aide soignante, les corvées débiles qui s’accumulaient jusqu’à en devenir insupportables. Et lorsque l’aide soignante était souffrante, qui se chargeait de la garde de Marguerite ? Pas Marc, qui avait un travail, un vrai.

Cécile était consciente de l’injustice de ses récriminations. Le salaire de Marc leur permettait une vie agréable, tandis que le sien faisait, en comparaison, office d’argent de poche.

Elle avait d’ailleurs un texte à envoyer ce matin. Au moins, sa belle-mère ne la dérangerait pas. C’était mieux que de la voir errer comme un fantôme désœuvré. Ou pire encore… lorsqu’elle entrait dans le bureau et la fixait, silencieuse – elle avait perdu l’usage de la parole depuis plusieurs mois – comme si elle s’efforçait de retrouver ses mots, tourmentée par le désir d’engager une conversation. Nicole préférait encore cette activité ridicule.

Elle revint sur ses pas, pénétra dans la cuisine, se prépara une tasse de thé. Au moins Marguerite avait choisi une magnifique journée pour ses travaux de jardin. Elle ne risquait pas d’attrapper une pneumonie. Comme souvent en automne le temps laissait à peine présager de la venue de l’hivers.

Deux heures plus tard, Nicole détourna le regard de l’écran de son ordinateur – Mince, je l’ai complètement oubliée ! – et se précipita vers le carré de pelouse. Elle se sentit d’abord soulagée de voir que sa belle-mère poursuivait son exercice. Puis l’inquiétude la reprit. Marguerite avait les pommettes rouges, son visage, crispé par l’effort, luisait. Elle travaillait au même rythme qu’auparavant mais avait l’air fatiguée. La terre avait souillé ses vêtements, ses savates, ses mains, son visage. Nicole approcha sa main du manche de la bêche. Marguerite esquiva et pressa l’outil contre son cœur. Elle avait maintenant un regard apeuré, comme si on voulait lui arracher son nouveau-né.

Je ne vais pas me battre avec elle. Nicole partit en courant vers la cuisine et revint quelques minutes plus tard chargée d’une table d’appoint. Elle y déposa un pichet d’eau, un verre, une assiette de biscuits.

Sans lâcher son outil, Marguerite attrapa le pichet et y but goulûment. L’eau dégoulina sur son menton, trempa le devant de sa blouse. Lorsqu’elle le reposa, des traces de terre le maculaient. Elle se remit au travail.

« Je t’appelle parce que ça ne va pas du tout avec ta mère

– Nicole, je suis en réunion. Tu peux te débrouiller avec elle ?

– Non, je ne peux pas…

– Appelle le docteur Germain, il va…

– Marc, c’est ta mère. J’essaie de t’aider, mais là, je pense qu’il va falloir prendre une décision. Ca ne peut plus durer.

– Comment ça une décision ?

– Ça ne va pas, elle creuse un trou dans le jardin et…

– Mais c’est pas grave, ça lui fait de l’exercice.

– De l’exercice ? Ça fait trois heures qu’elle creuse. Elle va mourir d’épuisement !

– Trois heures ? Et tu la laisses faire ?

– J’aimerais t’y voir. Tu ne rends pas compte… Viens ici, peut-être qu’elle t’écoutera à toi.

– Je ne vais pas pouvoir venir tout de suite…

– C’est une urgence médicale, je te dis. Si tu ne viens pas, je m’en vais et je la laisse se débrouiller.

– Tu dis n’importe quoi.

– Marc ! Je ne m’amuse pas, là. Alors tu rappliques avant que je pique une crise de nerf.

– Pff, d’accord, j’arrive, calme-toi. »

Il avait raccroché. Mais qu’est-ce qu’il croit ? Qu’il me fait une faveur ?

« Mamie, c’est bien, c’est très bien. Tu as très bien travaillée. Viens te reposer un peu. »

La grand-mère poursuivit sa tâche sans même lever la tête. Le pelouse était vraiment dans un sale état. Il faudrait des mois pour qu’elle retrouve l’aspect qu’elle avait encore ce matin. Nicole se sentait plus forte que sa belle mère, mais ne voulait pas risquer un affrontement physique. Quand à appeler le docteur… Elle préférait que Marc s’en occupe et prenne la responsabilité d’un traitement médical.

Il arriva enfin :

« Oh là, là ! Tu en as fait des dégats, maman. »

Marguerite leva la tête et sourit à son fils. Elle l’adorait. Il parvenait souvent à la dérider.

« Allez, viens. On rentre à la maison. »

Elle souriait toujours mais ne faisait pas mine de bouger. Il saisit le manche de la bêche et le tira vers lui, doucement mais fermement. Le sourire disparut, le visage se déforma en une mine apeurée, une plainte s’éleva de la gorge de la vieille femme.

« Enfin, maman, soit raisonnable. Tu as bien joué, maintenant ça suffit. »

La lutte continua quelques instants. Les plaintes s’accentuèrent. Marc fut le premier à céder. Dès qu’il lâcha prise, elle se remit au travail d’un air affairé, comme si elle regrettait les minutes précieuses qu’elle avait perdues.

« Que va-t-on faire ? demanda Cécile

– Rien.

– Comment ça rien. On ne peut pas la laisser continuer comme ça !

– Pourquoi pas ? Elle finira bien par s’arrêter.

– Tu plaisantes ? Elle va se tuer à la tâche.

– Mais non. On va lui donner à boire et à manger. Lorsqu’elle n’aura plus de forces, elle s’arrêtera.

– Bon. On la laisse faire, alors ?

– Va travailler. Je m’en occupe. »

La mère faisait confiance à son fils, assez pour, sans lâcher sa bêche, boire un verre d’eau, engloutir une tartine beurrée. Il lui désinfecta les ampoules de ses mains, posa des sparadraps, la convainc d’enfiler des gants.

Il avait posé son ordinateur portable sur la table de la véranda, et y pianotait. De temps à autre, il levait les yeux pour la surveiller. Il entendit la porte d’entrée s’ouvrir et les talons nerveux de Sophie claquer sur le carrelage.

« Papa, tu ne sais pas ce qui m’est arrivé ! J’ai garé ma voiture comme d’habitude sur le parking de la fac et… Que fait mamie ?

– Elle a décidé de remodeler le jardin.

– Ah bon ?

– Si. J’ai l’impression qu’elle creuse un bassin.

– Pas possible… Pourquoi ?

– Elle en a envie.

– Ah bon. Alors, je te disais qu’un abruti m’a égratigné la voiture au parking.

– C’est grave ?

– C’est horrible ! Ma voiture est défigurée. viens voir !

– Je viendrais plus tard. C’est pas urgent.

– Mais je dois sortir, là. Juliette m’attend. Je suis juste venue me changer.

– La voiture roule ? Alors tu n’as pas besoin de moi pour sortir. Je surveille ta grand-mère. Elle fournit tout de même un grand effort, là.

– Je ne savais pas que vous vouliez un bassin au milieu de la pelouse. Tu aurais pu faire venir des ouvriers. Bon, j’y vais. Tu regarderas la voiture, demain soir ? Je ne rentre pas cette nuit, je dors chez Juliette.

– D’accord, demain soir, je regarderai ça. Amuses-toi bien. »

Elle repartit dans un martèlement précipité. Il entendit plus tard, la porte claquer de façon définitive.

Sa mère avait l’air fatiguée. D’un côté, il préférait ça. Il détestait la voir se comporter comme un zombi, avec son air perdu, cette attente, cette inactivité, ce vide. Il préférait la voir comme ça. Son animation lui rappelait l’époque où elle avait encore sa tête.

Les heures passèrent, sans que la détermination de Marguerite ne faiblit. Cécile rejoignit son mari, ouvrit une bouteille de vin, improvisa un repas de pain, de fromages et de légumes crus. Marc nourrissait sa mère avec des tartines beurrées qu’elle aimait tant, lui donnait à boire, lui apporta une veste qu’elle accepta d’enfiler lorsque la nuit tomba.

« Je pense qu’il faut l’arrêter maintenant.

– Regarde-la. Elle a l’air sereine. Cela fait des années que je ne l’ai pas vue comme ça.

– C’est vrai qu’elle a l’air mieux que d’habitude. Mais elle va se tuer à la tâche.

– Tu sais bien que Maman adorait le sport.

– Mais enfin, elle a cessé toute activité physique depuis des années. À part la déambulation dans le couloir.

– C’est vrai. Elle en a parcouru des kilomètres. Elle est plus forte qu’elle en a l’air. À sa place, je me serais écroulé depuis longtemps.

– Et si elle y passe toute la nuit ?

– Je vais lui tenir compagnie. Elle va bien s’arrêter. »

Cécile rangea la table, mis leurs couverts dans le lave-vaisselle et annonça qu’elle allait dormir. Puis elle changea d’avis.

Marc s’était installé sur une chaise-longue, emmitouflé dans son manteau. Elle apporta des couvertures, deux verres et le reste de la bouteille de vin, rapprocha la deuxième chaise longue de celle de son mari. Elle dégusta le sombre liquide en silence. Il lui paraissait encore meilleur. Elle avait l’impression d’en distinguer toutes les nuances. Le silence, troublé seulement par le bruit monotone de la bêche, l’odeur de la terre et de l’herbe martyrisée, l’air pur mettaient en valeur son bouquet.

Marc restait silencieux, son regard distrait errait dans le vague puis se posait de nouveau sur sa mère. Sa femme lui dit :

« C’est agréable, on devrait faire ça plus souvent.

– mmmh.

– J’ai froid.

– Viens. »

Elle posa son verre et se glissa à ses côtés sous la couverture. Elle regarda les étoiles. À quand remontait la dernière fois où elle les avait observées ? La pleine lune éclairait le jardin d’une lueur bleutée.

« Ta mère a peut-être froid, elle aussi. »

Il se leva pour vérifier. Elle regretta le réconfort de son grand corps mais il revint vite.

« Elle n’a pas froid.

– Tu vas la laisser travailler toute la nuit ?

– Elle va bientôt s’arrêter.

– Qu’est-ce que tu en sais ?

– Je n’en sais rien. Je l’espère. Vas dormir.

– Je vais y aller bientôt. Je reste encore un peu avec toi. »

Elle s’endormit la première. Il ne tarda pas à sombrer aussi.

Seule la tête de Marguerite dépassait maintenant de la cavité, qui ne ressemblait pas à celle d’un bassin. Elle était trop profonde et pas assez large. La bêche heurta un obstacle, une poutre en bois, la poutre de soutien d’une galerie souterraine. La vieille femme en dégagea l’ouverture.

Lorsqu’elle eut fini, elle se hissa péniblement sur la pelouse et s’approcha du couple enlacé, ombre sentinelle qui se découpait sur la lumière de la lune. Elle brandit la bêche vers le ciel, puis la déposa sur le gazon, au pied des dormeurs. Elle fit demi-tour, descendit dans le trou, se glissa dans la galerie. Elle avait à peine la place de s’y allonger. Elle se sentait bien, la terre tendre la réchauffait, la protégeait.

Une brume l’enveloppa, elle ferma les yeux et mourut.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Laurence Mergi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0