Village - 1

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La nuit fut courte entre mes demi-sommeils et l’agitation d’Aralon. Les cauchemars de mon frère reprennent de l’ampleur, comme à chaque fois que la saison sèche arrive dans les pâturages. C’est une respiration forte, des coups inconscients donnés contre le lit, des cris intenses mais rapides, et un silence profond qui retombe.

Le regard rivé par la fenêtre, j’observe l’aube émerger, une tartine de beurre au bout des lèvres. Il n’y a rien de plus laid que le jour qui se lève. Ce moment où tout s’éclaire, tout se réveille. Je ne suis plus seule en mouvement, la seule hors des draps réconfortants.

— Pourquoi tu t’es levée si tôt ? Ce n’est pas un jour de chasse. Insomnie ?

Aralon pose ses pieds au sol, les ancre et se dresse de toute sa longueur. Mon frère a l’apparence des filles de l’eau, celles représentées dans les temples des villes côtières. Il frôle le plafond et le touche quand il revêt ses bottes. En extérieur, il paraît encore plus grand à cause de ses formes longilignes. Seule la musculature du haut de son corps révèle son appartenance au cor d’archer. Cela me donne toujours la sensation qu’il est mal fichu, pourtant il n'a rien à envier aux plus beaux dieux et aux plus belles déesses.

En attrapant sa chemise qu’il enfile, Aralon attend ma réponse. Ne voyant que je ne considère pas sa curiosité, il soupire.

— Ce que tu peux être causante, frangine. Aussi bavarde que notre père.

Je hausse les épaules. C’est un honneur pour moi de ressembler à notre père. Et même si je n’ai jamais eu un quelconque trait physique qui pouvait attester que j’étais la fille Derahlem, nos caractères ont, eux, toujours étaient semblable.

On frappe à la porte. Pour dire vrai, cogner est le bon terme.

Aralon va ouvrir, comprenant que je ne bougerais pas. À cette heure-ci, ça ne peut être qu’une mauvaise nouvelle ou des emmerdes comme je les déteste.

Quand la porte découvre Taracnel, l’un de nos collègues chasseurs, je pressens la pestilence de cadavres. Son visage bistre affiche une expression douloureuse. Son image en ravive une autre. Quelqu’un est mort ou ce ne serait tarder. J’en mettrai ma main à couper.

— Ne reste pas silencieux et parle, mon frère, s’impatiente Aralon. Que se passe-t-il ?

Taracnel cherche ses mots. Ses lèvres tremblent comme le jour où il nous avait annoncé la mort de notre père. Et toute cette attente pour nous formuler une réponse fait écho au souvenir de la bête.

— La chose est de retour. C’est un vrai carnage. Les chefs des villages alentour nous implorent de fouiller les environs, jusqu’aux bois des Gris-Faon.

Mon frère se raidit à l’entente du lieu. Ses poings se serrent. Je n’ai aucun doute à imaginer ce qu’il pense. Je lis en lui comme dans un livre ouvert. Je sais tout de ses pensées.

— Hors de questions de retourner là-bas. Les Gris-Faon nous ont déjà prévenus de ne pas pénétrer leur territoire. Je pense que nous avons subi suffisamment de perte depuis les cinq dernières années. Que ce soit avec la chose ou les créatures des bois.

— Je comprends bien, Aralon, et je t’avoue que je ne m’y serai pas risqué. Pourtant, il va falloir reprendre les fouilles là-bas, aussi. La chose doit y vivre.

— Ne sois pas si sûr, Taracnel, les Gris-Faon n’ont jamais eu à se plaindre de la chose, interviens-je en terminant ma tartine. La bête va jusqu’aux Dunes de Saym. Alors, songer qu’elle vît aux bois de Gris-Faon ne me convainc pas une seconde. Nous n’irons pas là-bas. On fouillera le secteur des grandes fougères et la zone d’ombre vers le lac des Vipères-à-plumes. Point.

— Melda, vous êtes des chasseurs confirmés, vous savez vous battre. Je ne peux pas donner la charge du secteur à des novices.

— Nous ne sommes pas les seuls de notre acabit. On s’est battu une fois avec les créatures. On a perdu nos amis, ta nièce aussi. Ils nous avaient averties de ne pas chasser sur leur terre. La chose ne s’aventure pas là-bas, nous l’aurions su.

— Les Gris-Faon ne disent rien. Il faut être sûr que la bête ne vit pas là-bas. Vous êtes les seuls à ne plus avoir de familles.

— Et quoi ? Nous devons mettre notre vie en danger parce qu’on n’a pas de partenaire et de gosses ?

J’approche d’eux, m’impose en intensifiant mon regard.

Taracnel déglutit. Aralon attrape mon bras. Il sait que je peux partir au quart de tour pour un mot.

—Tu sais comme moi que c’est là-bas qu’on a perdu successivement notre famille. Et qu’Aralon a failli y passer. On a couru après la chose. Elle nous a eus. On a eu de la chance de ne pas tomber sur les Gris-Faon après avoir combattu la bête. Elle a fui parce qu’on la traquait, mais en vérité c’est elle qui dirigeait le chemin. Combien de personnes on a perdues ce jour-là ? Je n’aime pas cette zone. Trop de sang y a été versé.

En tirant sur la manche de mon frère, je montre la large morsure gravée à sa peau.

— Je ne me répéterai pas. Tu sais où on va.

Le chasseur, de quelques années notre aîné, acquiesce sans chercher à me convaincre. Personne ne se risque jamais à me contredire. Ici, on connaît ma force, celles de mon épée Chilquin et de ma dague Zeras. M’en servir pour marquer au sang mes instructions ne me dérange pas. Je suis la fille de mon père. Cela n’échappe pas à la conscience des villageois.

Aralon glisse ses mains autour de mes épaules, les décontracte sous les yeux topaze du messager.

— Comme tu veux… Concernant, Galaire et les jumelles, vous avez des nouvelles ? Ça fait un moment qu’ils sont partis. Gézabelle ne dit pas pourquoi ils sont soudainement partis.

— On n’en sait pas plus que toi, mentis-je.

Les doigts de mon frère s’arrêtent. Il a compris. C’est ça le problème avec moi, je finis toujours par titiller sa perception du monde et des émotions. Certains disent de lui qu’il possède le sixième sens des médiums, d’autres pensent qu’il a un don de clairvoyance en attente. Sachant que notre mère était une descendante de sorciers d’Hongoria, l’idée qu’Aralon est un pouvoir était plausible.

La porte fermée, il attend que je me tourne et attrape mon menton entre ses doigts.

— C’était quoi ça ? Qu’est-ce que tu sais ?

— Rien en particulier. Mange, éludée-je en détachant ses doigts.

Il me contre.

— Melda ! Ne me prends pas pour un idiot. Parle. Magne-toi.

Ses iris d’un bleu océanique deviennent plus sombres. Je n’ai jamais su résister à son regard. Il parvient à avoir tout de moi.

Je lâche un soupir.

— Galaire est venu ici avant de partir avec ses filles. Il voulait qu’on l’accompagne pour traquer la bête. Un de ses frères l’a alerté.

— Lequel ?

— Le légiste, celui qui vit par-delà les cimes de la forêt d’or.

— Si loin ?

— Hum… comme tu dis. Seltan, son village, a été attaqué il y a cinq mois. Il a envoyé des croquis des corps retrouvés. Pour ce que j’en ai vu, ça ressemblait au travail de la bête.

Aralon passe sa main sur son visage, glisse ses doigts sur la fine barbe blanche qu’il entretient depuis que son compagnon est mort. Il a pris des habitudes qui ne lui ressemblaient pas, comme cette manie de barboter dans l’eau bouillante pendant des heures après chaque battue.

— Il est parti à Seltan ?

— Il ne m’en a pas dit plus quand j’ai refusé son offre. J’ai bien eu des nouvelles par Gézabelle. Mais rien de concluant. La dernière lettre remonte à un mois. Il doit être parti dans la brousse avec Salna et Domios. J’ai fait comprendre à Gézabelle que le silence qu’elle prend pour un acte de mauvais augure n’est que le temps qu’il faut pour rattiser un endroit comme la vallée Cendrée et sa végétation dense.

— Ils sont là-bas ?

— Je ne sais pas. En tout cas, le tampon était celui de la ville d’Orst, à côté.

— Combien de temps mettront-ils à ton avis ?

— Longtemps.

Je me dégage un passage, tire sur ma cape, la jette sur mon dos et enfile mes bottes. Je prends Chilquin et Zeras, invite Aralon à me rejoindre quand il aura terminé.

En sortant et en scellant Toln, le cheval à tête de lion de mon père, je me remémore la dernière attaque de la bête. J’étais partie avec Galaire et ses filles vers le sud, alors que mon père, Aralon et Feilyx, son fiancé, s’étaient rendus au nord. On était rentré à la tombée de la nuit avec trois Sanglipiques, des gros cochons à piques, deux rapaces-longues-queues et des serpent-pétunias de plus de seize mètres de long. De quoi ravitailler le village pendant une semaine. Personne n’avait vu le groupe de mon père, quand enfin, la course d’un cheval nous avait tous rassurés, moi la première.

Lorsque j’ai vu qu’il s’agissait de Toln et qu’il était monté par le vide, que sa robe sombre au reflet malachite était ensanglantée, j’ai su qu’un malheur venait de s’abattre. Avec Galaire, les jumelles, Taracnel et deux autres, nous sommes parties à leur recherche. Toln comme guide, mais sursautant à chaque bruissement animal. Ce qui n’était en rien habituel.

C’est moi qui les ai retrouvés. Mon frère d’abord, respirant, mais inconscient, puis Feilyx tranché en deux, les viscères à l’air libre, et enfin, mon père, dont le corps avait été saccagé. J’ai mis du temps à comprendre que c’était lui. Car sa tête avait été écrasée.

La bête ou la chose, peu importe son nom, je la veux, sans pouvoir me résoudre à la traquer. Savoir qu’Aralon me suivrait où que j’aille me freine. Tout ce sang qui l’entourait et qui aurait pu le noyer si Galaire ne lui avait pas bandé le corps m’avait horrifié. Pourtant, si cet homme ne revenait pas de sa traque, je sais que j’emporterai Aralon avec moi. Car à la vérité, une bête, qui quelle soit, ne peut pas simplement tuer pour le plaisir. Si c’est le cas, alors, je sais que nous n’avons pas à faire à un animal. L’envie de savoir la raison de ces carnages me bouffe de l’intérieur. Comme si j’habitais un monstre dans mes entrailles, l’invitant à festoyer avec mes organes.

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