La Ligne

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On arrivait à la fin de la partie. Je fis rouler une dernière fois les dés dans ma main et les lança sur le plateau de jeu improvisé. Un quart en ferraille qui contenait encore quelques traces séchées de la bouillie infame qui nous servait de ration.

— Double six ! m'écriais-je. Allez Trois Couilles, amène le pactole !

Mon collègue sortit un paquet de clopes de sa poche et le jeta à mes pieds avec un grognement équivoque. Il avait fini par s'habituer à ce nom. Les gars de sa caserne lui avaient trouvé lors de la première douche commune. Il lui avait collé au train jusqu'ici. Comme quoi, il ne faut pas grand-chose pour se faire une réputation.

— Ça fait la deuxième cette semaine, t'es bien bon qu'à taxer les affaires des autres, le bleu ! me répondit-il.

Enfermés tous les deux dans cette casemate, on tuait le temps comme on pouvait. J'avais rêvé d'action, de combat, d'échange avec l'ennemi pour sauver notre peuple. Je pensais revenir chez moi en héros. Mais j'ai atterri ici, à l'autre bout du front. Pour surveiller cette ligne déserte. De temps en temps un piaf passait au-dessus de nous. Je le visais pour m'entrainer. Trois couilles m'avait passé un savon une fois où la gâchette m'avait démangé un peu trop. Un seul coup en plein dans le mille ! Il n'en restait plus qu'un petit nuage de plume.

— Gâche pas tes munitions ! qu'il m'avait dit.

Des munitions... On en avait trois caisses pleines, de quoi abattre une centaine de ces traitres et on n’avait pas vu un chat en six mois.

— Tu crois qu'on va la gagner quand cette guerre ? demandai-je en m'allumant une cigarette.

— Je n'en sais rien et je m'en fous. Le plus tard possible, tant qu'on reste ici.

— Comment ça ?

— T'es trop jeune pour t'en souvenir. J'ai vu mon paternel revenir de la guerre quand j'étais gosse. Il lui manquait une jambe. Tu sais ce que deviennent les infirmes après une guerre ? Rien. Les valides aussi d'ailleurs. Le monde n'attend pas ses soldats. Il avance un peu moins vite, mais il avance quand même. Et quand tu rentres, il est parti sans toi. Donc tant qu'on reste planqué ici, on aura à manger.

— Oui, mais on l'avait perdue celle-là. Là ça va être différent !

— Personne ne gagne une guerre, petit. Personne...

Trois couilles se leva en faisant craquer ses genoux.

— Et c'est pas Le Guide qui changera ça, finit-il.

Le Guide. Un gars sorti de nulle part qui avait donné un bon coup de pied au cul de tous ces politiciens trouillards qui avaient vendu nos familles et nos terres à ces envahisseurs. Il nous avait redonné espoir. Il nous avait promis un monde meilleur pour nous et nos enfants. Il nous avait fédéré, organisé et armé pour le combat final, celui qui libérerait enfin notre peuple de plus d'un quart de siècle d'humiliations et de privations.

— Il y'a quelqu'un qui t'attend quand tu rentreras ? lui demandai-je.

— Je te l'ai dit, personne n'attend les soldats. Mon frère est mort il y a deux ans sur le front nord et ma femme ne m'envoie plus de nouvelles depuis six mois. Elle a dû se barrer avec le voisin. Un planqué de bureaucrate. Enfin, c'est tout le bonheur que je lui souhaite. Je vais pisser, tiens la boutique pendant ce temps.

Je regardai par l'ouverture horizontale. Rien à signaler, toujours le même décors immobile, comme d'habitude. Je décidai d'inspecter mon arme. Encore. J'ai vu mon collègue rentrer en trombe, sa troisième pendant de sa braguette ouverte.

— Passe-moi les jumelles !

— T'en a une qui se fait la malle, lui dis-je, hilare.

— La ferme, passe-moi les jumelles !

Il était nerveux, il m'aurait presque fait peur le con. Je lui donnai les jumelles.

— Tu a vu quelque chose ?

Il les prit et regarda l'horizon.

— Je ne sais pas, j'espère pas.

Un silence pesant s'installa. Je regardai au loin, espérant voir un bâtiment de ces chiens de traitre.

— Non, j'ai dû rêver, conclut-il en se refroquant. J'ai cru voir un truc au loin dans les nuages.

— Passe voir, lui dis-je.

J'observai le ciel au loin. Pas grand-chose. Des nuages gris. Des gris clairs, des gris foncés. Un bout de ciel bleu.

— Attends, je crois que j'ai vu quelque chose. Là-bas, près de l'éclaircie. Un genre de patate volante.

Il regarda à son tour.

— Hmmm, oui, ça sent mauvais ça. Appelle le central.

Je sautai sur la radio. Enfin un peu d'action.

— Allo, QG ?

Pas de réponse.

— QG ? Répondez, à vous.

Toujours rien.

— Qu'est-ce qu'ils foutent, ils sont au café ou quoi ?

— Ca sent très mauvais ça, répondit mon collègue. Range-moi ce bordel, remets ta batteuse sur son trépied et ramène les caisses de munitions ici !

Je m'exécutai. L'excitation grimpait en moi, enfin il se passait quelque chose. J'allais pouvoir venger ma famille qui crevait de faim. Botter le cul de ces chiens qui nous avaient tout pris et qui se goinfraient encore du fruit de notre labeur. Le Guide nous avait redonné espoir. Il était temps de se montrer digne de nous libérer de nos chaînes.

— Tu crois qu'ils nous fileront une médaille ? demandai-je.

J'ajustai la visée de ma machine. Une vraie merveille d'ingénierie, conçue pour faire pleuvoir les veuves dans le camp adverse.

— Qu'est-ce qu'ils viennent foutre ici, marmonna trois couilles. Ils devraient être plus au nord. C'est peut-être qu'un appareil de reconnaissance...

— Je crois qu'il y a autre chose, regarde là-bas à gauche !

Deux petites formes sombres apparurent au loin. Des véhicules légers, peut être des modules de transport ?

— Ils n’ont rien de mieux que ça ? dis-je.

— Des crafts... Méfie-toi gamin, un seul de ces trucs peut transporter une centaine de fantassins. Tu voulais de l'action, tu vas en avoir. Tiens-toi près.

D'autre crafts apparurent. Trois, quatre, cinq, une dizaine, et plus encore. Ils s'étalèrent sur l'horizon, tellement nombreux que je n'arrivais plus à les compter. Une ligne de fourmis avançant inexorablement vers nous. Le pire était peut-être à venir. Une ombre gigantesque sortie de la brume, dominant les crafts de sa masse écrasante. Le Jaggernaut n'était malheureusement pas seul. Deux autres le suivaient, légèrement en retrait. On entendit soudain le sifflement d'un obus qui explosa quelques centaines de mètres derrière nous.

— Merde, merde, merde ! Appelle le QG, il nous faut du soutien là !

Je sautai sur la radio et tentai d'avoir quelqu'un.

— Rien, je n'ai que des grésillements.

Une autre explosion, toujours aussi mal cadrée.

— Si on sort on va se faire pilonner, répondit-il. De toute façon c'est trop tard, avec ce bordel tous les bleds du coin doivent savoir qu'il se passe quelque chose. Il faut qu'on tienne en attendant la cavalerie.

Il aligna le deuxième autocanon, prêt à en découdre.

— Attends qu'ils ouvrent les trappes, ne gâche pas tes munitions sur du blindage.

Mon cœur se figea lorsque je vis encore d'autres crafts arriver.

— Sainte Marie mère de dieu, murmurai-je.

— Avec ce que tu t'apprêtes à faire, aucun dieu ne voudra plus de toi. Prends celui de gauche, je prends celui de droite.

Les hérissons d'acier anti blindé stoppèrent les deux premiers véhicules. Leurs portes avant s'ouvrirent, dévoilant une masse compacte de soldats entassés les uns avec les autres dans l'espace exiguë de l'engin. Aussitôt, ils commencèrent à courir vers nous. Des détonations assourdissantes me ramenèrent à la réalité. Je regardai sur la droite, trois couilles avait dézingué une dizaine de fantassins en une seule rafale. On les voyait s'écrouler comme des pantins, bouchant la sortie à leurs camarades. La deuxième rafale en faucha une douzaine de plus.

— Bouge-toi !

Je sortis de ma torpeur. Ma cible était déjà à moitié vide. Je balayais ma batteuse de gauche à droite, essayant de rattraper les fuyards.

— Arrête de tirer n'importe où ! concentre-toi sur les crafts tant qu'ils sont entassés dedans, on ne peut pas se payer le luxe de gâcher des balles ! beugla mon collègue.

Je recentrai mon viseur sur la trappe de sortie. Il restait peut-être une trentaine d'ennemis à l'intérieur. Ils s'effondrèrent à la rafale suivante. J'avais versé mon premier sang. Je ne me sentais pas plus fort, ni plus fier. Des dizaines d'homme étaient tombés en quelques secondes. Les survivants couraient, se cachaient dans des trous ou derrière les barricades anti-char.

Une autre porte s'ouvrit. Même chose. Ils n'avaient aucune chance, la plupart mourrait avant même de fouler le sol. Je ne comptais plus les victimes, mais simplement les engins que j’avais vidé. Je devais en être à huit ou neuf. Une poignée d'individus arrivaient à passer à chaque fois mais ils étaient trop éparpillés pour pouvoir les atteindre. Le sol était rouge de leur sang et jonché de cadavres. Des larmes commencèrent à couler sur mes joues. Le bruit assourdissant des obus derrière nous nous coupait toute retraite. Les yeux écarquillés de trois couilles l’enfermaient dans sa démence pendant que le flot de victimes venait s'écraser sur notre mur de balle. Je cessai de tirer quelques instants pour leur crier d'arrêter, de faire demi-tour, qu'ils allaient tous mourir, mais ils continuaient.

— Ils n'arrêteront pas...

— Pourquoi ? répondis-je dans un sanglot.

— Car ils ont une chance d'y arriver.

La réalité me sauta aux yeux. Des crafts et des vaisseaux de guerre continuaient d'apparaitre. On ne pouvait plus les compter. Des gens couraient, rampaient partout en face de moi. Le petit nombre de rescapés à chaque fois, multiplié par le nombre de transporteurs avait fini par inonder le champ de bataille. Ce n'était qu'une question de temps avant que nous ne soyons submergés. Les renforts arriveraient trop tard. Si jamais ils arrivaient un jour...

Je continuais de tirer sans but, car c'était la seule chose qu'il me restait à faire. Mon âme ne pouvait être rachetée maintenant alors à quoi bon ? Le Guide nous avait promis la gloire et un avenir pour nos familles. Les affiches de propagande montraient des soldats fiers, terrassant un ennemi immonde. Elles ne donnaient pas tous les détails.

J'entendis des cris à l'extérieur, juste avant que la porte blindée ne s'ouvre dans un fracas assourdissant. Trois couilles gisait par terre les tripes à l'air. J'étais sonné mais vivant. J'eus juste le temps de voir une grenade rouler à mes pieds.

Une plaque d'identification vola par la fenêtre du bunker avant d'atterrir sur la plage en contrebas. On pouvait y lire « Günter Hafner - 15/03/1917 - Leidenstadt » .

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