Préambule : Ce texte a été écrit pour un concours de nouvelles dont l'impératif était de commencer sa nouvelle par une citation proposée.

Avril 2021

Je ne savais pas que soixante secondes pouvaient durer aussi longtemps. Le temps a cette superbe propriété de suspendre son vol harmonieux et porte sur son dos des mesures infinies.

 Je ne le perçus qu’à la fin alors que l’air était encore brûlant de la maestria des instruments, lesquels venaient d’enchaîner des mélodies brillant d’énergie contenue, qui n’eurent rivalisé entre elles de complexité que pour se sublimer, et dont la frénésie ardente des scherzo eut succédé à la majesté puissante des andante sans nous laisser aucun répit, nos oreilles incessamment subjuguées par de tels déferlements de somptuosités mélodiques, jusqu’au harassement. Tiraillées par tant d’ornements, de partout venant et nous transcendant, nous relâchant alors que nous eûmes à peine goûté à la volupté brûlante de leurs accords complexes, desquels, soumis, nous n’eûmes pu apprécier pleinement l’esthétique, nos ouïes, dont la douleur magnifique était allée croissante avec les crescendo furieux des allegro, ne purent cesser, esclaves de ces ouragans symphoniques, de solliciter nos esprits éreintés, rompus par la concentration.

 Néanmoins, une pause apporta bien plus de tension que ce faste eut pu le faire. Ce silence prodigieux se substitua aux polyphonies, bruyamment. Ce soupir de plomb pesait fort sur nos esprits échauffées. Bouillonnante, désormais, toute la salle attendait avec attention ce qui allait venir. On eut dit que toute cette attente était renfermée entre les doigts des musiciens, dans les cordes-mêmes de leur instrument. On savait que quelque chose allait advenir, partout les murmures tus l’exprimaient.

 Soudain, un violon brisa cette torpeur en libérant toute l’énergie, en relâchant toute la puissance musicale de l’orchestre, comme si elles avaient été contenues, depuis le début, dans de grands canopes. Et le final put commencer ; le spectacle débuta.

 Le temps devint harmonie et la mélodie se substitua à la réalité.

 La musique ignescente me conduisit à travers ses méandres en m’emportant comme une simple poupée de son. Je fus mené par deux flammes, deux êtres de fumée et de son. Ils m’entrainent dans une danse féérique, tournoyant, virant, tourbillonnant, voltant, chaque altération les rapproche et les éloigne, leurs corps sont tendus à la limite de la rupture, toujours en suspens : l’omnipotence des instruments, tout en nourrissant leur feu ardent, sans cesse les empêche de pouvoir s’étreindre, sans cesse les empêche de pouvoir se quitter. Elles restent ainsi tels deux aimants retenus par une puissance cosmogonique. D’un coup, une trille brise le sortilège et elles se rassemblent en un impétueux duo, s’élevant en un tourbillon dans les hauteurs comme portées par une bourrasque de croches. Vibrant de chaleur exaltée, entretenue par les tisons des archers, elles s’enivrent de leur flamboiement, dans ce cosmos symphonique. Là, je les vois au milieu de cet univers de musique, cette multitude stellaire piquetée de notes, cet immense Mystère galactique qui s’enflamme de leur présence retrouvée.

 La musique créatrice soutenait ce gigantisme insondable : partout où mon esprit portait de nouveaux détails apparaissaient et en chacun résidait une infinité d’autres détails si bien que .je me perdais à contempler l’étendue de la création, mes oreilles scrutant en tous sens, ne pouvant réussir à englober la totalité de cette cosmogonie musicale. Les feux follets, dans cette salle de bal céleste, continuent de valser. Leur ronde fantasmagorique flambe dans mon cœur, comme autant de flambeaux agnonèses durant le Réveillon. Les étoiles elles-mêmes semblent se mêler à la danse et les accompagner dans cette ascension inarrêtable du firmament musical. Ignorante au monde qui les entoure, leur dualité unique, renforcée par les échos des canons, comme un souffle qui attise les braises d’un feu toujours ardent, brille de mille éclats complémentaires : bleus, verts, rouges ! ors, pourpres, jaunes ! Leurs pas se répondent avec ferveur, comme les chœurs le font, en un grand dialogue tourbillonnant, en une danse puissante où tout est pluriel, mais où rien ne se distingue, dans ce Chaos duquel le temps a cessé d’exister ; seule leur inclination ardente y règne en maître.

 Mais, d’un coup, ils fusèrent vers un lac, telles deux météores d’or, brûlant d’un feu purificateur. Les vents puissants qui eurent porté et mon âme enflammée et ces flammes animées se muaient en douces nues flottant au-dessus de l’onde paisible, brumes vagues rubanant les chênes aux troncs solides et noueux. Sous ce ciel étoilé, auquel la surface indolente de l’étendue servait de parfait miroir, les étincelles ardentes et multicolores devenaient de doux feux follets, reposant comme deux pétales, fragiles et intouchables sur les rivages de l’eau. L’air respirait désormais la douceur et l’harmonie d’un soir d’été, baignée des odeurs aiguës de thyms et de pins. Seuls les deux flambeaux se mouvaient dans ce tableau bleu, avec grâce et timidité. Toujours distincts, la mélodie les confondait peu à peu dans une grande et même inclination.

 Le temps avait suspendu son vol sur cette féerie, au-dessus de ce recoin d’Eden. Isolés et ayant pour seuls témoins le dôme bleu de Nyx et le doux chant des tourterelles dans les hautbois, nous voguons dans les limbes, entre le souvenir et le rêve : ils nous recouvrent de leurs soies délicates, tressées des fils de la mémoire qui vibrent à l’unisson, nous rappelant des temps anciens. Dans cette supérieure harmonie, ces fils du passé se mêlent à la grande portée du présent, en une homophonie parfaite.

 Dans ce cocon, les deux âmes sœurs, silencieuses, brillaient d’une seule et même clarté bleue, éclairant la nuit et mon cœur. Immobiles, elles voguaient doucement, poussées par un air invisible, intangible, sur ce lac aux reflets d’univers. Aveugles à tout autre symbole qu’eux-mêmes, les deux flammes ne brillaient que en reflétant, en sublimant l’image de l’autre. L’ éternelle étreinte de l’eau et du ciel était le miroir profond des deux amants.

 Alors que la douceur atteignait son paroxysme, un cri profond, printanier, émanant du plus profond de la terre, déchira ce voile de soie. Du plus grave des contrebassons aux plus aigus des piccolo, tous reprirent ce son, tous se mirent à chanter ensemble, comme si tous voulaient prendre part à cette apothéose : les trilles des violoncelles se mêlèrent aux trémolo des flûtes, tandis que battirent en grands tremblements les caisses claires. Tout se confondit, se mélangea et se fondit en une immense symphonie : la mélodie devint harmonique, l’harmonie mélodique. Les étoiles se détachèrent et filèrent sur le rideau noir de la nuit qui se déchira en lambeaux s’enflammant spontanément. Le paysage disparut pour laisser place à un gigantesque brasier, duquel émergea un phénix, magnifique oiseau de feu dont la plumage portait les couleurs des flammes. Brûlant d’un feu sacré, il s’éleva par la grâce de la symphonie, invincible, gouvernant tous les cœurs. Exalté par les tubas et les trompettes merveilleusement répandant leurs sons à travers nos âmes, empereur des consciences, Il transcenda les êtres. Il n’existait plus que Lui, immense, au plus haut, pure synthèse de la polyphonie magnifique, Juge brûlant à la passion impartiale ; tout le reste avait disparu, assimilé par la ligne musicale ubiquiste. Exempté par le temps, Amour était tout.

 Le rideau s’effondra, alors même que les instruments cessaient de jouer. Mais ses flammes ne disparurent pas totalement des consciences. Elles restèrent imprimées sur les rétines, dans les tympans.

Je n’avais pas fermé les yeux, mais quand je pus retrouver mes esprits, je remarquai que des larmes avaient coulé le long de mes joues. Mes jambes cessèrent de trembler, mon cœur se calma.

Finalement, ce fut si court, mais d’une breveté qui embrassa l’infini.