Chapitre 4.1

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Étonnée, Hel fixait la nourriture qui flottait à l'intérieur de son assiette. Un morceau de viande et des légumes baignaient dans une sauce étrange, émergeant du liquide noirâtre comme une montagne dépasse de la glèbe. Déterminée à connaître la saveur de ce plat, elle se saisit de sa cuillère de bois, puis la plongea dans le mélange épais et odorant. Intriguée, elle avala la mixture et déglutit. Pour la première fois de sa vie, elle faisait connaissance avec le goût.

Attablés à ses côtés, des hommes et des femmes ripaillaient bruyamment. À Helheim, se nourrir n'était pas nécessaire : l'âme n'avait qu'à s'endormir pour se ressourcer et ainsi supporter une nouvelle journée de torture. Ici, les choses étaient différentes. Bien que d'apparence robuste, le corps humain était fragile ; pour consolider cette chair délicate et vulnérable, il fallait que l'homme puise son énergie dans la viande des animaux morts, dans les cadeaux de la terre ou dans l'eau claire née des lacs et des rivières.

« La course vous a plu ? »

Derrière Hel, se tenait l'homme dont le cheval, l'après-midi, avait été le plus rapide. Ses yeux étaient clos mais, sous leurs paupières, ne se détachaient pas de cette paysanne qui semblait si perdue parmi tous ces gens. Un sourire généreux illuminait son visage juvénile, ce qui lui donnait presque l'allure de l'un des garnements survoltés qui couraient autour des tables en mimant les exploits de Thor contre ses ennemis les iotnar. Ses dents étaient d'une incomparable blancheur. Sa peau claire prenait des reflets rouges et oranges sous le nimbe des flambeaux.

« J'ai l'impression que vous n'êtes pas à votre place, ici. Mes yeux ne vous voient pas. Toutefois, mon cœur ressent votre douleur », dit-il.

Ces paroles firent frémir la gardienne des morts. Était-il possible que l'inconnu l'ait démasquée ? Non, c'était insensé. Elle avait changé d'apparence et n'avait pas fait usage de ses pouvoirs. Même Odin, du haut de Hlidskialf²⁴, son trône enchanté, ne pouvait la repérer et la punir pour avoir désobéi à ses ordres. Mais qu'importe, il n'était plus temps de rester : Hel devait partir. Vite.

Précipitamment, elle quitta la grande table à laquelle elle avait pris place, bouscula légèrement l'étranger et s'enfuit en trombe du village. Une fois passées les portes de bois, elle détala à travers la plaine. Le sang battait à ses tempes. Sa robe était fouettée par les vents. L'obscurité l'entourait. Elle était seule dans l'immensité sombre et hostile qui cherchait à l'engloutir.

C'était donc ainsi que son court séjour chez les hommes s'achèverait, que ses rêves se briseraient ? Quelle erreur avait-elle commise ? Comment avait-on pu la percer à jour, elle dont les veines étaient emplies d'une magie égale à celle des dieux ? Désorientée, affolée, elle ne savait plus quel chemin la ramènerait jusqu'à son royaume. Son esprit n'était plus que brumes et chaos : ses pensées s'entrechoquaient au point d'être pulvérisées par les mille et une questions qui l'assaillaient sans répit. Elle n'était sûre que d'une seule et unique chose : elle n'aurait jamais dû s'aventurer au-dehors. Elle aurait dû écouter Ganglati, Ganglot et Modgud. Tous l'avaient mise en garde contre les dangers d'une entreprise si déraisonnable. Trop naïve, trop sotte, elle n'avait rien voulu entendre.

Le temps pressait mais le chemin du retour restait désespérément invisible. Où étaient donc le nord et le sud, l'est et l'ouest ? S'étaient-ils ligués, à leur tour, contre la fille de Loki ? Il était hors de question pour elle de faire appel à ses dons de sorcière, car alors Odin n'aurait aucun mal à la repérer. Il existait peut-être encore une infime chance qu'il ne soit pas au courant de sa fuite. Il eût été fort stupide de la gâcher ainsi.

Le pied de Hel buta sur un minuscule morceau de roche. Elle s'écroula sur le sol. L'épuisement était tel qu'elle se résigna. Elle n'avait plus envie de courir. Après tout, à quoi cela lui servirait-il ? Elle avait été folle de croire que ce jardin accepterait sa venue, qu'elle pourrait échapper pour un temps aux ténèbres de sa prison de glace. Quelle désillusion.

Tandis qu'elle glissait peu à peu dans un océan d'inconscience, elle entendit distinctement claquer deux paires de sabots. C'était peut-être le magnifique destrier de cet anonyme qui l'avait tant fascinée et effrayée à la fois. Cela n'avait plus guère d'importance. Déjà, elle perdait connaissance.

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Lexique :

24 - Hlidskialf : forme simplifiée du nom Hliðskjálf, signifiant Tour au-dessus d'une porte. On raconte que c'est dans Valaskialf, sa résidence d'Asgard, qu'Odin peut monter sur le siège magique Hlidskialf et regarder l'ensemble des mondes de la surface.

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