LXXII

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Bon. Côté recrutement, c’est pas terrible. Depuis que les Islandais sont là, on a perdu quatre hommes (je ne compte pas nos officiers) : Higgins ex-Lullaby, P’tite Tête, Saint-Hélier et Gonzales. Et on n’en a récupéré que deux. Bon, l’avantage, c’est que les Coréens sont de vrais soldats, avec en plus une bonne base en arts martiaux.

Les exercices qu’on a fait par patrouille le lendemain, après avoir envoyé le crétin se faire pendre ailleurs, ont surtout servi à remettre JD et Quenotte en forme. Erk était encore un peu fatigué, lui aussi, mais n’ayant plus personne à Soigner maintenant, je savais qu’il serait d’équerre quand JD et Quenotte seraient prêts à repartir.

Mac nous a demandé de nous occuper de l’évaluation purement militaire de Song, les frangins ont dit d’accord. Tondu, lui, s’occupait de Kim.

On a tous eu le plaisir – mais on s’y attendait – de découvrir de vrais militaires. Song visait juste et économisait ses balles. Personne n’égalerait Baby Jane, ni Lin ou les frangins, mais Song se plaçait en tête du peloton, juste derrière les Islandais.

A l’ahemvé, qu’on a tous pratiqué ensemble l’après-midi, c’était assez rigolo. Je ne me souviens plus du nom de leur art martial, mais de voir Kim tenter une prise, la rater, se recevoir une mandale de savate à la place et prendre un air outragé, c’était assez marrant.

En fait, ces deux-là ont dû désapprendre plein de choses. Le garde-à-vous quand les officiers passaient, la raideur, le règlement inutile. Ils ont eu du mal avec notre laisser-aller d’apparence. Et dans l’arène, pareil, ils ont dû apprendre les coups bas et autres sournoiseries de notre art martial si particulier, mélange de krav-maga, de tai-chi, de savate, de karaté, j’en passe et des meilleurs.

En fait, il est plus difficile de désapprendre des habitudes, des réflexes, que d’apprendre quelque chose de nouveau. C’est pour ça que Kitty, qui n’avait jamais fait d’art martial, avait appris l’ahemvé très rapidement, alors que Kim et Song eurent du mal à comprendre qu’il n’y avait pas de réponse prédéterminée à une attaque, une feinte ou autre. Et eux qui avaient appris comment contrer une attaque d’une certaine manière n’arrivaient pas à comprendre qu’on pouvait se jeter sur un couteau tendu pour pouvoir se mettre à portée d’une carotide.

Les deux frères se sont regardés, et nous ont fait une superbe démo. J’adore les voir face à face, ils sont tellement gracieux, on dirait qu’ils dansent ensemble, comme leur tango, et chacun de leur coup a l’air tellement facile, ce qui est le propre d’un mouvement exécuté à la perfection.

Depuis le temps qu’on pratiquait l’ahemvé, on avait appris à identifier de quel art martial s’inspirait tel ou tel coup. Et pendant que les Islandais échangeaient coups, feintes, parades et esquives, on nommait à voix haute l’art martial utilisé.

Et les deux Lieutenants ont enchaîné krav-maga, savate, boxe, muai thai, qi gong, jusqu’à une magnifique armada pulada de Kris, un coup de pied rotatif de capoiera. Venant d’un danseur comme lui, je n’étais pas surpris qu’il connaisse cet art martial qui est aussi une danse.

Erk l’a bloquée en attrapant Kris par la cheville et en le tirant à lui, et l’Islandais s’est retrouvé suspendu la tête en bas. Il a balancé son pied libre à la tête de son frère, qui l’a bloqué aussi, un petit sourire satisfait aux lèvres.

Il ne l’a pas gardé longtemps.

Kris a frappé. Malheureusement pour Erk, l’attention de Kris a été détournée par quelque chose, le géant a changé ses appuis et Kris a raté son coup. Le pauvre Erk est devenu tout blanc, est tombé à genoux en lâchant son frère, lequel est suffisamment souple pour se rattraper en douceur, puis, les mains sur son bas-ventre, s’est roulé en boule, les yeux fermés, et a basculé sur le côté.

Kris s’est précipité, ses lèvres débordant de mots d’excuses, ses mains voletant sur le corps de son frère, ne sachant apparemment pas où se poser. Il a fini par s’agenouiller et poser la tête d’Erk sur ses genoux, lui caressant le front en continuant ses excuses.

- Doc va m’en vouloir… Putain, Erik, je suis…

- Non…

- Non quoi ?

- Fini.

- Ah. Désolé quand même. Je te demande pardon.

Kitty est revenue avec un sac rempli de glace pilée, entouré d’un torchon et Erk a essayé de la remercier avec un sourire tout froissé. La glace en place, Erk a posé une main sur les genoux de Kris et a tapoté selon un rythme qui m’a paru familier. Kris s’est éclairci la gorge.

- Bon. Il y a plusieurs leçons à t…

- Attends, Kris, tu vas tirer une leçon de… ce coup dans les couilles de ton frère ?! a demandé Quenotte, outré.

- Oui. Tout est l’occasion d’apprendre, et surtout les erreurs. Et, plutôt que de vous dire quelle erreur j’ai faite, quelle erreur Erik a faite, j’aimerais que vous les trouviez vous-même.

Pendant qu’on réfléchissait, j’ai regardé – je ne réfléchissais donc plus trop, faut avouer – les frangins. Erk était roulé en boule face à nous, sur le côté droit, sa main droite tenant la glace, la gauche posée devant son visage sur les cuisses de Kris. De temps en temps, ses doigts tapotaient sur ce rythme tellement familier que je n’arrivais pas à l’identifier. La main gauche de Kris caressait les cheveux du Viking et l’autre tapotait la main gauche du géant quand celui-ci arrêtait de… Du morse ! Les frangins correspondaient en morse.

- Je dirais, j’ai commencé, que Kris s’est laissé distraire par je ne sais quoi, ce qui fait que quand Erk a bougé, Kris n’a pas pu réagir et modérer son coup ou changer la trajectoire.

- Oui, en effet.

- Et Erk, a dit Tito, était trop sûr de t’avoir piégé quand il te tenait par les chevilles. Il s’est redressé, au moment où tu frappais.

- Tout à fait. Bien vu, les gars.

- Mais, dis-moi, a dit Baby Jane, tu ne visais quand même pas ses bijoux de famille ?

Kris a gloussé.

- Dans un vrai combat, où ma vie dépend de la défaite de mon adversaire, oui, j’aurai visé ce point faible. Mais ici, non, je visais le pli de l’aine. C’est moins douloureux, mais c’est aussi incapacitant.

Erk a hoché la tête, les yeux toujours fermés.

- Un adversaire qui est frappé à l’aine s’attend à ressentir une grande douleur et … comme Erik, en fait.

L’intéressé a grogné, donnant une petite tape sur son coussin, qui a encore gloussé.

- Désolé mon grand, a dit Kris en caressant toujours la tête du géant.

- Donc, Kris a repris, l’adversaire s’attend à souffrir. Sauf qu’en fait, la douleur ne vient pas. Et les quelques secondes qu’il lui faut pour s’en rendre compte doivent vous servir à le mettre à terre. Tiens, donnez-moi quelques façons de le mettre à terre, à mains nues. Et quand je dis à terre, je veux une méthode létale et une non-létale. Kitty, tu veux commencer ?

- Euh… J’aurais envie de dire que je peux vraiment taper dedans, la deuxième fois, histoire de l’empêcher de me suivre.

Elle est mignonne, en bonne Américaine bien élevée, elle a du mal à prononcer le mot couilles ou testicules. Ou même les appellations plus ou moins poétiques.

- Et pour tuer, Kitty ?

- Je passerais derrière lui pour lui serrer la trachée artère.

- Mmh, pas mal. Mais si tu ne fais pas assez vite, il risque de t’échapper. Et dans ce cas, la force physique de ton adversaire peut être un problème pour toi. Mais c’est bien vu. JD ?

- Un atémi à la gorge ou un coup à la tempe. Et je lui remonterais le cartilage du nez dans le cerveau, pour le tuer.

- Ça n’est pas toujours facile à réaliser, mais oui, ça peut marcher. Quenotte ?

- J’aime bien la méthode non-létale de Kitty, même si je pense que j’aurai un peu de compassion pour lui. Après tout, je suis équipé pareil. Pour le tuer… Sans armes ?

- Sans armes.

- Je suis un peu petit pour le cartilage du nez, donc un coup au cœur ?

- Pour stopper un cœur en le frappant, il faut une grande force.

Ça m’a rappelé certains des FER morts à la Forteresse.

- Baby Jane, que ferais-tu ?

- Je soulèverais mon tee-shirt pour détourner son attention, je chercherais un rebord, appui de fenêtre, marche, table, je le pousserais vers le rebord comme si je voulais nous mettre à l’aise, je le ferais trébucher, puis, plaçant son cou sur le rebord, je pèserais sur sa tête pour lui briser la nuque.

On s’est tus et Erk a ouvert les yeux de surprise. Les Coréens étaient bouche bée. La main d’Erk s’est agitée : D – E – J – A – A – R – R…

- Ça t’est déjà arrivée, Baby Jane, n’est-ce pas ? a demandé Kris.

Elle a hoché la tête, le visage sombre, il n’a pas plus insisté.

On a continué à donner des manières létales et non-létales de mettre un type hors-service, même les Coréens, bien qu’ils aient du mal à croire que Tito, le plus petit, puisse tuer à mains nues.

A la fin de la discussion, Erk était assis en tailleur, la glace – fondue, avec la chaleur – oubliée sur le côté. Il a demandé aux Coréens comment ils avaient rencontré Karl, celui qui leur avait dit que la Compagnie recrutait.

- On avait trouvé un refuge à mi-chemin entre Bamiyan et ici. Une grotte qui nous permettait de rester à l’abri des regards, et de nous reposer. On y avait trouvé des restes d’un feu, mais ça nous paraissait ancien. Il faut dire qu’on n’est pas habitués à ce climat sec. On n’avait plus grand-chose à manger, Song avait froid. On a décidé de s’y arrêter pour au moins arriver à se reposer. Ça fait un an qu’on a quitté nos pays, et… on n’a jamais eu de repos depuis. Toujours à regarder par-dessus notre épaule, surtout en traversant la Chine et la Birmanie. Une fois arrivés au Bangladesh puis en Inde, ça avait été à peine plus facile mais on avait pu prendre le train, et non dépendre d’un camion ou de nos pieds… Ça s’est compliqué en arrivant au Pakistan.

Kim s’est frotté le visage, hésitant visiblement à poursuivre. C’est Song qui a continué.

- Au Pakistan, on est tombés sur des fous qui voulaient à tout prix me convertir à l’Islam et me marier de force à un vieux cochon qui avait déjà trois femmes, toutes plus jeunes que moi. Je l’ai castré dès qu’il m’a approché de moi, d’un bon coup de pied dans les… Oh, pardon, Erk.

- Je t’en prie, Song, tu as bien fait de le frapper. Moi, c’était un accident. Je me demande d’ailleurs ce qui a pu te distraire à ce point, Kris…

Le grand frère a regardé le petit en coulisse et Kris a rougi, ce qui a fait sourire le géant.

- Bref, on a fui, après avoir réussi à prendre leurs fusils à certains de ses gardes, et on a été à peu près tranquilles une fois la frontière avec l’Afghanistan, enfin, l’ex-Afghanistan, franchie. Les Afghans sont moins tarés que les Pakistanais, et nous ont laissé tranquilles d’un point de vue religion, mais sinon on n’a pas souvent trouvé d’endroit où se reposer vraiment.

- Donc, a repris Kim, quand on a trouvé cette grotte, très isolée, on ne s’est pas trop posé de questions, on s’est installés. On était tellement fatigués qu’on n’a même pas établi de tours de garde…

- On aurait dû, pourtant. Parce que c’est l’odeur du bouillon de poulet qui nous a réveillés, et ça, ça semblait être un mauvais rêve.

Je me suis dit que Karl avait dû utiliser un des fameux bouillons Kub qui faisaient partie de notre équipement de base : sac à dos, EMA 7, Behemoth, trousse à pharmacie, rations, bouillons Kub, lingettes… bref.

- Et c’était donc cet Allemand qui nous a tendu des tasses de bouillon chaud et savoureux. Il nous a donné des morceaux de pain local, aussi, ça faisait du bien de manger à notre faim. Quand on lui a dit qu’on était des militaires, qu’on fuyait, il nous a parlé de vous, de la Compagnie du Lys de Sang. Il y avait de l’admiration dans sa voix, et une certaine chaleur, aussi.

- OK, a dit Erk. Dites, pourquoi l’Afghanistan ?

- Eh bien, disons qu’à l’est de la Corée, il n’y a rien, si on n’a pas les moyens de prendre le bateau. Alors qu’à l’ouest…

Je me suis représenté une carte de cette partie du monde dans la tête. C’est vrai, à l’est de la Corée, y a le Japon, puis le Pacifique et les Etats-Unis, refermés sur eux-mêmes. Ouais, l’ouest était une bonne idée.

- Et si vous ne vous étiez pas arrêtés ici, jusqu’où seriez-vous allés ? j’ai demandé.

Ça avait l’air d’être de la curiosité, mais ça ne l’était pas. Je voulais savoir s’ils étaient prêts à tout pour rester ou si nos façons de faire – mélange de blagues de collégien et d’actes de guerre – ne finiraient pas par les dégoûter. Même si l’assassinat par Erk de l’espion, même si la proposition, tant de Kris que de Tito, de le faire, ne les avaient pour l’instant pas repoussés, apparemment. Le sourcil levé de Kris m’a fait comprendre que lui aussi se posait cette question.

- En tout honnêteté, a dit Kim, je ne sais pas si nous aurions eu la force de continuer. Nous n’avons fait que fuir, depuis les Corées. Quand l’Allemand nous a donné la soupe et le pain, nous n’avions plus grand-chose à manger, et on l’avait volé à des paysans pas beaucoup plus riches que nous.

- On avait honte, a dit Song. Mais aussi tellement faim. Je… Aurions-nous continué sans l’Allemand ? Ce n’est pas certain. Mais je pense que l’Océan Atlantique aurait fini par nous arrêter… En Espagne ou en France. Après le Pakistan, nous n’avions pas envie de nous retrouver au milieu de musulmans… Sans vouloir offenser personne. Il y a des musulmans, dans la Compagnie ?

- Quelques-uns, a répondu Erk, mais la religion ici n’a aucune importance. Ce qui est important ici, ce sont des valeurs. Entraide, camaraderie, sens du devoir… La volonté d’aider les gens autour de nous. L’honneur. Mais pas celui d’un nom, d’un pays ou d’une lignée. Non, il s’agit de l’honneur du soldat, qui fait ce qui est juste.

Erk a changé de position avec une grimace puis a repris, son visage se détendant au fur et à mesure.

- Nous portons l’étiquette de mercenaires, c’est vrai. Lin, et nous deux, a-t-il dit en montrant son frère, pensons que la guerre doit être faite par des gens qui n’ont pas peur de se replier, de perdre une bataille, de perdre, tout simplement. Quand on se bat pour de l’argent, on se débrouille pour être vivant et toucher sa paye. Quand on se bat pour l’honneur, c’est plus sale, on a tendance à vouloir gagner à tout prix, quels que soient les conséquences. Et, pour un pays, ça peut être catastrophique. Vos deux pays en sont témoins.

- C’est vrai, a continué Kris, nous nous battons pour l’argent, ici. Même si ça ne se voit pas trop. Parce que…

Kris a secoué la tête.

- L’honneur du mercenaire, le code du mercenaire, a repris Erk, c’est de faire le boulot pour lequel il est payé. Respecter le contrat. Si notre employeur le respecte aussi, nous n’avons aucune raison de changer de bord.

- Sans compter qu’ici, si nous changions de bord, nous serions tous mis à mort par Durrani ou le Vioque.

- Oui, Kris, mais tu sais bien que ça s’applique ailleurs.

- Mon grand, si nous changions de bord lors d’un autre conflit, il faudrait que nous ayons un bol du tonnerre de Zeus pour nous en sortir vivants, tu le sais. Le camp d’en face ne nous ferait aucun cadeau, car nous aurions fait partie de ceux qui ont tué leurs frères, leurs pères…

Erk a détourné le regard. C’est incroyable, ces deux hommes ont les mêmes croyances, les mêmes valeurs, mais l’un est tellement plus pragmatique que l’autre… J’avais envie de réconforter Erk.

- Je pense, ai-je dit, que si nous voulions changer de camp un jour et survivre, il faudrait que nous ayons une putain de réputation !

- Eh bien, a dit Tito, à nous de la faire, cette réputation, hein, les gars ?

L’acquiescement de mes camarades était discret mais très sincère. Ça faisait plaisir à voir, je vous assure.

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