LXIV

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Les officiers et sous-officiers intacts se sont rassemblés à une table dans un coin, à l’écart des autres qui ont bien compris. Doc, normalement, en tant que médecin, aurait dû participer, mais elle a refusé, voulant s’occuper des blessés.

Malheureusement pour le sérieux de notre réunion, plusieurs de nos estomacs se sont mis à gronder quand on a senti les bonnes odeurs de la cuisine.

- Bon, a dit Lin, allez vous chercher à bouffer et revenez ici vite fait.

- Et toi, Lin ? a demandé le géant.

Elle a fait un geste vague mais on n’en a pas tenu compte. Elle n’avait peut-être pas faim, mais on avait entendu huit estomacs, pas sept. Et quand j’ai déposé une assiette devant elle, elle nous a imités. On a nettoyé nos assiettes – je ne me souviens pas de ce que j’ai mangé, ce qui est vache pour notre cuistot – et Cook nous a apporté lui-même le dessert et du café. Il en a remis à passer tout de suite. Il avait compris qu’on parlerait longtemps.

Pendant qu’on buvait notre jus bien chaud, j’ai fait mon rapport, Erk aussi, en passant sous silence le rôle de Kris lors de cette attaque.

- Merci. Le Gros m’a confirmé que Saint-Hélier et Gonzales avaient de la famille. Il les a contactés, on attend de savoir s’ils veulent récupérer les corps. Dès qu’on saura, on affrètera un hélico pour les rapatrier en Europe. Pour Rafa…

Elle a raconté la teneur de l’interrogatoire du prisonnier et Erk est devenu blanc quand elle a évoqué le matelas et son… Désolé, j’ai encore du mal à en parler.

- Lin, je… On n’aurait pas dû… Je… C’est… horrible…

Il en perdait ses mots, notre gentil géant. Il balbutiait, on aurait dit qu’il était au bord des larmes tant sa voix était étranglée… Kris, qui n’avait plus rien à voir avec ce qu’il fut cette nuit, lui frottait le dos, essayant de le calmer, de le réconforter.

- Erik, je vais te paraître cynique, inhumaine, froide, cruelle, tous les adjectifs que tu veux, mais c’est ce que nous voulions, non ? Qu’il devienne un salopard aux yeux des autres. Dans son cas, pour le but que nous poursuivions, nous ne pouvions appliquer le principe de Machiavel, tu sais, litla mín.

- Je sais bien, Lin, mais… c’est une mort horrible…

- Erik, essaye de…

- Oh, je comprends, Lin, ne t’inquiète pas, je sais que c’est ce que nous voulions, je sais que ce type n’était pas innocent, avait peut-être même du sang sur les mains. Ça, c’est ce que ma tête me dit. Mais mon cœur, lui… Mon cœur saigne.

- Et je ne voudrais pas qu’il en soit autrement, mon grand. Ne perd jamais cette capacité à aimer l’humanité. Mais nous devons nous préoccuper d’autres de ses membres.

Erk a repris un peu de couleur, la main de Kris toujours dans son dos, et a laissé Lin continuer.

On a appris qu’on brûlerait nos agresseurs ce jour même, avec un peu du gasoil du groupe électrogène. Ce serait une tâche ingrate et désagréable, donc les deux frères se sont tout de suite proposés. Je me suis porté volontaire également.

Lin a rapporté aux absents de l’interrogatoire sa proposition à Rafa. Les frangins ont échangé un regard, puis Erk a haussé les épaules, acceptant sa décision.

Enfin, dès qu’on serait fixés pour nos morts, on leur dirait adieu à notre manière.

Puis Lin s’est tournée vers Kris. Il a échangé un regard avec elle et a soupiré lourdement.

- Je suppose qu’on ne peut pas attendre que Stig et Dio sortent de l’infirmerie.

- Tu supposes bien. Vu la fatigue de ton frère, ça ne sera pas aujourd’hui. Donc, on t’écoute.

Il a posé ses coudes sur la table, la tête dans les mains. Il a commencé à parler à ses mains puis s’est relevé au fur et à mesure.

- Je… Ce qui s’est passé cette nuit, c’est que j’ai eu un pressentiment de l’attaque. Comme mes pressentiments sont toujours liés à Erik ou à moi, et quasiment toujours concernent des blessures parce qu’ils sont liés au sang, j’ai décidé de partir en avant, pour lui éviter une… un autre séjour à l’infirmerie. Quand j’ai vu les types qui avaient escaladé la falaise et tué deux sentinelles, j’ai compris qu’il fallait que j’intervienne vite si je voulais éviter qu’il prenne un coup de trop. J’ai… laissé mon entraînement prendre le dessus. Mais ce n’est pas un entraînement normal de la Légion.

Il s’est frotté le visage à deux mains.

- On a eu un instructeur de close combat, pour tous, mais il a dû voir quelque chose d’autre en moi, il m’a pris à part et m’a appris ce qu’il appelle la danse de la mort. C’est… la recherche de la perfection dans le mouvement, c’est un état d’esprit, une sorte de transe, où je vois chaque mouvement parfait, la trajectoire de chacun de mes couteaux, de mes balles ou de mes mains et quelle elle doit être pour porter le coup parfait, le plus efficace et le plus économe.

Ses mains sont remontées vers son front, vers ses cheveux et il s’est plié en deux pendant un moment, les deux mains sur la nuque. Il a frissonné et s’est redressé.

- Pendant cette danse, tout ce qui importe est la perfection du mouvement. Je suis parfaitement conscient, je réfléchis, chaque mouvement est pensé, pesé et exécuté. Tout ça plus vite que la normale, parce que mon entraînement me le permet. Mais après… après, quand je sors de cette transe, les…

Il s’est arrêté, a pris une grande goulée d’air. Ce fut au tour d’Erk de poser sa main dans le dos de son frère.

- Quand j’en sors, je sais ce que j’ai fait, je sais que chaque coup porté fut mortel, que chacun des mouvements si parfaits de cette danse a donné la mort à quelqu’un. Le détachement nécessaire à cette perfection disparaît et ces meurtres… C’est un putain de fardeau, cette danse.

Il s’est tu. On comprenait.

- Ce n’est pas comme ce qu’a fait Erk dans la Forteresse ? a demandé Frisé.

- Non, le berserk d’Erik n’est pas réfléchi, n’est pas contrôlé, c’est une fureur destructrice qui ne connaît ni ami, ni ennemi.

- C’est vrai, ça, Erk ?

- Oui, malheureusement. Un vrai berserk de viking, une colère sans borne… C’est quelque chose de presque animal, complètement irraisonné. Une petite histoire, rapide. Le mot « viking » ne désigne pas un peuple, mais un… métier, en quelque sorte. C’est un explorateur, un commerçant, un pillard et un pirate. Le plus connu d’entre eux, hors d’Islande, est Erik le Rouge. Il y a une histoire que l’on raconte, et comme toute saga, elle est sujette à caution, mais…

Il a fait une pause, sa main toujours dans le dos de Kris.

- Un jour, deux équipages faisaient la course pour atteindre un rivage les premiers, puisque la règle était que celui qui posait la main le premier sur le sol en devenait propriétaire. Les deux chefs d’équipage haranguaient leurs hommes, qui ramaient de toutes leurs forces, car leur gloire serait grande s’ils étaient les premiers. Mais les deux équipages étaient de force égale et, quoi que hurlent leurs chefs, quels que soient les efforts faits, aucun ne prenait l’avantage. A force de hurler et d’insulter l’autre équipage, l’un des deux chefs est entré en berserk et, dégainant son épée, s’est tranché la main gauche et l’a jetée de toutes ses forces sur le rivage, en devenant de ce fait propriétaire.

Le silence a accueilli cette histoire surprenante.

- C’est pour éviter de blesser qui que ce soit lors de mes colères que j’essaie de les passer sur des cailloux, à creuser des fossés. C’est pour ça que j’essaye de ne pas me mettre en colère, aussi. Contrairement à Kris, je ne me souviens pas de tout ce que j’ai fait et je suis tellement épuisé à la fin de cet état de berserk que quand je me réveille, mon esprit a plus ou moins commencé à faire le tri. Même si ma conscience me travaille toujours.

- C’est pour qu’il fasse le tri que tu as endormi Kris ? a demandé Mac.

- Non, c’était pour pouvoir soigner tous nos blessés sans avoir en plus à me préoccuper de son état de santé à lui. Mentalement, cette nuit, Kris n’était pas au mieux de sa forme, entre l’effort fourni, la culpabilité, et le reste… Ce sommeil, certes forcé, lui a fait du bien.

- On peut dire ça, bróðir.

- Erk, j’ai demandé, comment as-tu pu l’endormir ? Et comment savais-tu ce qu’il fallait faire ?

Il m’a regardé, un sourire en coin relevant cette bouche qui faisait rêver Tito.

- Je vois que tu as réfléchi à tout ça, toi.

J’ai haussé les épaules, flatté du compliment détourné.

- Je peux soigner. J’ai appris le fonctionnement du corps humain. En faisant un effort, je peux agir à l’inverse. J’évite, c’est une sensation très désagréable. Je n’ai pas à réfléchir beaucoup pour soigner, c’est presque instinctif. Le contraire me demande plus d’effort et je me sens… souillé, après. Mais là, j’avais le choix entre l’assommer ou l’endormir. Il valait mieux faire preuve de douceur, dans son cas.

- Et je t’en remercie. Se réveiller avec mal au crâne sans raison n’est pas très agréable.

Le Viking a regardé son frère un moment, une question dans les yeux. Le p’tit frère a légèrement secoué la tête.

- Bon, a dit le géant. Si j’ai su ce qu’il fallait faire, c’est parce que c’est la deuxième fois que ça lui arrive. La première fois, c’était en Guyane, nous étions tombés sur de l’orpaillage illégal, doublé d’esclavage. Ça s’est bien fini pour tout le monde sauf pour les garimpeiros, mais Kris et moi ne sommes pas d’accord sur la définition de «bien fini » parce que, vous vous en doutez, j’ai été blessé dans l’aventure.

- Et tu as été fait prisonnier, aussi, je te rappelle… Et c’est parce que – mfff !

Erk avait posé sa main sur la bouche de Kris, le faisant taire.

- Voilà pourquoi je n’en parlerai pas en détail maintenant.

Kris s’est détendu, Erk l’a lâché.

- Désolé, Erik, mais je persiste à dire que tu aurais pu éviter, non pas la blessure, ça, c’était inévitable, mais cet élan de sacrifice idiot qui t’a valu la capture !

- Les garçons, a commencé Lin tout doucement.

Ils se sont tout de suite tus. C’est impressionnant, cette obéissance immédiate quand elle parle de sa voix douce.

- Comment se fait-il que vous ne m’en ayez jamais parlé ?

- C’était avant qu’on te rejoigne, Lin, a répondu Kris. Et on pensait que tu l’avais appris. Et puis, tu n’étais pas que notre officier mais aussi une amie que nous n’avons pas voulu inquiéter.

- C’est tellement… typique… elle a dit en secouant la tête. Kris, essaye de… contrôler un peu mieux les retombées, ça serait bien.

- Je… vais faire de mon mieux, Lin. C’est la deuxième fois seulement que…

Il s’est interrompu, sans doute à court de mots. Lin s’est tournée vers le géant.

- Erik, quelle était sa réaction, la première fois ?

- Pire. J’étais blessé – rien de grave, juste emmerdant pour marcher – et attaché assis à un poteau près des cages des esclaves et, dans l’obscurité, vu où j’étais, il a failli me tuer. Et je ne savais pas encore faire fonctionner mon don à l’envers. Disons qu’il a fallu qu’il parle avec le psy de notre unité, et que je le rassure que tout allait bien, que je ne lui en voulais pas de m’avoir confondu avec un garimpeiro. Ça a pris un peu de temps, mais ça va mieux, non ?

Et il a tendu sa grande paluche pour lui ébouriffer les cheveux. Kris s’est laissé faire, ne s’est même pas recoiffé. Erk, un peu étonné, l’a fait pour lui.

Nous autres, on essayait de digérer l’information. Les deux Islandais – mais Lin aussi, à sa manière – sont des énigmes ambulantes. Ils sont très jeunes, ayant fêté leurs vingt-cinq ans à Noël, pendant la convalescence d’Erk. Mais ils ont une maîtrise des armes et de la guerre qui est assez hallucinante, sans parler de ces étranges capacités que sont la danse de la mort de Kris et le berserk du Viking. Sans parler non plus de leurs « aventures », dont nous n’avons eu que des miettes : la Sibérie, la Guyane, Milan, Sotchi… et quoi d’autre, encore ?

Si c’est la Légion Etrangère qui leur a appris ce qu’ils savent sur la guerre et le combat, alors, là, j’aurai bien voulu faire la Légion plutôt que mes classes en Moselle, sérieusement. Mais je n’ai pas eu le choix, suite à ma bêtise.

Je déconne, mais j’admire ces deux hommes comme jamais je n’aurais pensé admirer quelqu’un. Je peux presque dire que ce que je ressens pour eux est bien plus que de la camaraderie. Je suis le dernier de six enfants, arrivé par hasard, non désiré, non prévu mais aimé et je n’ai pas pu transmettre tout l’amour reçu de mes parents à d’autres personnes, n’ayant pas de petit frère. Puis j’ai rencontré Tito à son arrivée dans cette compagnie un peu après moi et je l’ai adopté. Et je crois que, progressivement, un peu malgré moi, un peu malgré eux, j’ai aussi adopté les frangins.

En repensant à ce qu’ils ont vécu, aux blessures visibles d’Erk, à celles invisibles – à cause des soins du Viking – de Kris, aux autres, celles qu’on ne verrait de toute façon pas et qui font pleurer Erk la nuit comme un petit garçon, ou pleurer Kris parce que son frère est allongé sur un lit à l’infirmerie, en repensant à tout ça, je réalise que je voudrais pouvoir les protéger, mes petits frères. Il y a un an, avant leur arrivée, je n’aurai jamais pu penser comme ça. La présence des Islandais a été plus que bénéfique à ce ramassis de types – et de nanas, ne les oublions pas – qui ne restaient ensemble que parce qu’ils avaient un endroit où dormir et bouffer. Et se planquer.

Pour en revenir aux frangins, je me dis qu’ils sont marqués par le destin, quand je vois ce qu’ils ont vécu, quand je vois le don du Viking, si puissant et si généreux, quand je vois ces capacités étranges. Franchement, je n’aimerais pas être à leur place.

Je suis content que la seule marque que le destin a posé sur moi soit celle qui m’a permis de les rencontrer. Je n’ai pas d’autres cicatrices que celle dans mes cheveux noirs, je n’ai pas d’autres peurs que celles de décevoir les gens que j’aime.

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