LIV

10 minutes de lecture

Ce soir-là, Erk s’est bourré la gueule. Malgré la présence de Cassandra, il s’est mis à l’écart, nous foudroyant du regard si on l’approchait, et il a méthodiquement descendu une bouteille de… ça devait être le cognac de Cook.

Cassandra ne comprenait pas la tristesse du géant. Elle ne comprenait pas non plus pourquoi il refusait qu’elle s’approche de lui. Le seul à pouvoir l’approcher, c’était Kris. Forcément. Le plus petit des Islandais lui a ôté la bouteille des mains et Erk s’est laissé faire, acceptant le – grand – verre d’eau que Kris lui a donné à la place. Serrant l’épaule de son frère, Kris l’a ensuite laissé dans son coin et est venu nous rejoindre, s’asseyant tourné vers son frère.

- Kris, qu’est-ce qu’il a ? a demandé la petite fille en grimpant sur ses genoux.

Il l’a aidée à se hisser, l’a serrée dans ses bras et Cassandra l’a regardé.

- Tu vas pas t’y mettre, toi aussi !

Elle avait l’air indigné alors il a gloussé, la gorge un peu serrée, les yeux humides.

- Désolé poussin.
- Alors, tu me dis ce qui va pas ?
- Erk n’a pas pu soigner P’tite Tête, et ça le rend… malheureux. Et moi, je n’aime pas voir mon grand frère triste, tu vois.
- Mais pourquoi on peut pas lui faire de câlins, pour qu’il aille mieux ?
- Il a besoin de…

Je le voyais en train d’essayer de trouver des mots que Cassandra pouvait comprendre, mais ça avait l’air difficile.

- C’est difficile à expliquer, poussin, mais en gros, il croit que s’il n’a pas réussi à soigner P’tite Tête, c’est parce qu’il n’en a pas fait assez, tu comprends ?

Elle a hoché la tête.

- Là, il en train de se dire qu’il aurait pu faire mieux, même s’il sait qu’il a fait tout ce qu’il pouvait faire. Un truc que les grands vont comprendre mais pas toi, sans doute, c’est que le destin de P’tite Tête est entré en jeu et que Erk, malgré son Don si puissant, ne peut pas aller contre le destin d’une personne. Il le sait, il doit maintenant l’accepter. Ça va lui prendre du temps, je pense.

Elle a froncé les sourcils, réfléchissant.

- Mais si je lui dis que c’est le… le destin, ça serait pas mieux pour lui ?
- Je ne sais pas. Il ne m’écoute pas, dans ces cas-là.
- C’est pour ça qu’il ne veut pas que je l’approche ?
- Non, c’est parce qu’il est en colère contre lui-même et qu’il a peur de te faire du mal.
- Il m’en ferait pas ! Pas mon Erk !
- Pas volontairement, poussin. Mais quand il est en colère, il ne maîtrise pas sa force, qui devient immense.
- Comme quand il a soulevé la maison.
- C’est ça.
- J’aime pas quand il est triste, tu sais, Kris.
- Moi non plus, poussin, j’aime pas ça.

Erk s’est levé, toujours droit, ne vacillant pas, et s’est dirigé vers la sortie. On l’avait ignoré après avoir compris ce que voulaient dire ses regards noirs mais là, Cassandra lui a souhaité bonne nuit et on l’a tous imitée. Un chœur de « Bonsoir Erk, bonne nuit ! » a résonné dans le mess. J’ai noté qu’ils étaient chaleureux et sincères, ces souhaits.

Le Viking s’est immobilisé à la porte, nous tournant le dos, raidi, tendu. Il m’a semblé proche de la fuite, comme un animal sauvage. Puis sa posture s’est légèrement avachie, il a répondu « Bonne nuit » d’une voix complètement rauque et il est sorti.

Kris s’est détendu, lui aussi. J’ai levé un sourcil.

- Ça va aller. Il va aller se coucher, demain il sera grognon parce qu’il aura la gueule de bois, et ça passera avec un p’tit déj bien gras et une tisane d’écorce de saule.
- C’est pas terrible, comme façon de gérer sa colère, j’ai dit.
- Non, c’est pas génial, mais c’est ce qui est le moins destructeur pour son environnement.
- Encore en train de nous protéger…
- Toujours. L’Archer, tu lis de l’heroic-fantasy, non ?

J’ai hoché la tête et réfléchi un peu.

- Ce serait un paladin, dans ces mondes-là, j’ai continué, protégeant la veuve et l’orphelin, généreux et avec des prières de soin…
- Voilà, tu as compris mon frère, en partie. C’est un paladin.
- C’est compliqué, dans notre monde…
- Ouais !

On est resté silencieux, tous. Enfin, notre patrouille. Kitty a pris Cassandra des bras de Kris et elles sont parties se coucher. Comme Doc dort dans son bureau qui lui sert aussi de chambre, il y a un lit libre dans la chambre des filles. C’est là que dort la petite Américaine.

Lin et le Gros se sont approchés de Kris. J’ai voulu partir, mais Lin m’a dit de rester.

- J’ai besoin de ta mémoire, l’Archer, parce que je veux que tu l’écrives. Kris, pour Erik, ça ira ?
- Je pense que oui.
- Bien, il faut qu’on s’occupe de P’tite Tête.

J’étais retourné le voir, lui apportant à déjeuner mais il ne voulait voir personne, pour l’instant. Et même si ses cordes vocales n’avaient pas été touchées, il n’a plus beaucoup parlé tant qu’il a été avec nous.

- Il ne va pas bien, a dit le Gros, c’est évident, et s’il reste ici, il finira par bouffer son flingue.

On a tiré les gueules appropriées. L’idée qu’il se suicide était dérangeante.

- Lin, il a continué, que va-t-il se passer pour lui… avec la condamnation ?
- Oh, pas d’inquiétude de ce côté-là, les gars, il s’est racheté, en ce qui me concerne. Je vais écrire mon rapport à la CEDH, demandant un traitement en urgence du fait de sa blessure, pour qu’elle soit levée. C’est là que ta mémoire sera utile, l’Archer, c’est toi qui va rédiger le squelette de mon rapport.

J’ai hoché la tête, acquiesçant.

- Non, mon souci majeur, c’est de le rendre à la vie civile et qu’il trouve un équilibre.
- Lin, j’ai dit, tu sais, c’est un soldat français, comme moi.

J’ai raconté la destruction de notre base, notre fuite, avec Stig, jusqu’à ce promontoire, six ans plus tôt.

- Bon, je connais quelqu’un qui pourra l’accueillir et l’aider à se débrouiller au début. Je vais voir si je peux faire…

Et là, elle s’est tue. Comme si elle en avait trop dit.

- Lin, quels sont tes liens avec l’Armée Française ? a demandé le Gros.

Elle a cherché à noyer le poisson.

- Me prends pas pour un con, Capitaine ! a dit le Gros.

Il est le seul à l’appeler comme ça, et généralement, c’est quand il veut faire passer le message.

- Lin, il a repris, les personnes à qui je passe commande, les noms que tu m’as donnés… Je suis peut-être manchot, mais mon cerveau n’était pas dans mon bras gauche, tu sais.

Elle a gloussé, et, comme nous, Le Gros a cessé de froncer les sourcils.

- Je pense qu’il est temps que vous le sachiez, toi et l’Archer, au moins. J’en parlerai aux sous-offs plus tard. Oui, les garçons et moi sommes toujours membres de l’Armée Française, détachés auprès des instances internationales, ONU, OTAN, CEDH…
- Et tu t’es portée volontaire pour un boulot aussi con ?

Il y avait à la fois de la surprise et de l’affection dans la voix du Gros.

- Oui.

Il a secoué la tête, presque incrédule.

- Et les frangins ?

Il a montré Kris du doigt, par habitude, mais des frangins, dans la Compagnie, y a que ces deux-là.

- Oh, eux, quand je leur dis de sauter, ils me demandent à quelle hauteur…
- C’est ça, oui, et si on doit porter des poids en plus. Dis-moi, Lin, la lune, tu la veux à quelle phase ?

Kris avait un gra
x.

- Tsss, ça, c’est Erik, pas toi, il a dit en évitant sa main.
- Sérieux, Kris, a demandé le Gros, pourquoi vous l’avez suivie ?
- J’ai plusieurs réponses, je t’en donnerai une : parce qu’il est difficile de lui résister quand elle veut quelque chose.

Il me regardait en disant ça, et j’ai rougi.

- Si on revenait à P’tite Tête, j’ai dit. Pratiquement, que va-t-on faire de lui ?
- Dans l’ordre… Lin a organisé ses pensées. Cook va lui parler... Merde.

Elle s’est pincé l’arête du nez.

- Cook va essayer de l’aider. Pendant ce temps, tu vas, dès demain, écrire le rapport que le Gros et moi complèterons. Ensuite, je vais essayer de le faire admettre au Val de Grâce, pour qu’on lui mette des implants cochléaires, pour son ouïe. Après… je ne sais pas trop.
- Moi j’ai une idée, a dit le Gros. Vu les difficultés qu’on peut avoir, Lin, à obtenir ce qu’on veut, je me dis que si tu peux y arriver, ce serait bien d’avoir un ami à l’intendance.
- Excellente idée, le Gros, excellente. Je vais essayer de convaincre… Machin.
- Machin ? a demandé le Gros en levant un sourcil.
- Machin, a confirmé Lin.

Le lieutenant a eu l’air blessé et Lin lui a dit qu’elle se devait de garder quelques secrets, non ?

Le lendemain, Erk s’est pointé au mess en retard, et avec une sale tête. Il s’est assis à notre table, s’est appuyé des deux coudes sur la table et a soupiré.

- Je m’en tiendrai au brennivin, la prochaine fois. Merci Tito, a-t-il ajouté quand mon p’tit pote lui a tendu son café.
- Faut dire que le cognac de Cook n’est pas des plus raffinés…
- Ouais, dis ça à mes cheveux… et merci Baby Jane.

Elle lui tendait une assiette chargée d’œufs au bacon, de saucisses, de pain…

- Vous êtes aux petits soins pour moi, dites donc…

On lui a souri, il a rougi et s’est plongé dans son p’tit déj bien gras.

- Je suis désolé, pour hier soir, j’ai agi en sale con, dit-il en sauçant les dernières traces de jaune d’œuf.
- Il semblerait, a dit JD, que tu avais une bonne raison.
- Oui, pauvre P’tite Tête. C’est mon premier gros échec. C’est difficile à accepter. Et… j’ai beau avoir un Don de Guérison, je ne fais pas de miracle, a-t-il dit en miroir de mes pensées.
- Erk, tu saurais nous dire pourquoi tu n’as pas réussi ?

Il s’est frotté le visage, faisant une grimace.

- Non, pas vraiment. J’ai réparé tout ce que j’ai pu, avec l’aide de Doc et du scanner. Ses tympans sont de nouveau intacts. Je ne comprends par pourquoi il n’entend plus. Si le dommage est au cerveau, là où les sons sont décodés, je ne peux rien y faire. Quant à son Don…

Il a haussé les épaules, les yeux fixés sur son assiette sale. Il a fini par demander si on savait ce qui était prévu pour lui. Je lui ai dit rapidement ce que Lin pensait en faire, sur la suggestion du Gros, ainsi que les projets chirurgicaux.

- C’est bien. Je suis content pour lui. Il se sentira utile et il le sera vraiment. Vous n’imaginez pas les problèmes qu’on a eus au début pour obtenir des fournitures ou de la bouffe… Le Gros s’en sort vachement bien, mais si on a un ami là-bas, ça facilitera les choses.
- Dis-moi, Erk, j’ai demandé, pourquoi est-ce l’Armée Française qui nous fournit ?

Il a rigolé puis s’est prit la tête à deux mains.

- Ouille. Ça m’apprendra. Ou pas. Bon, ce n’est pas uniquement l’Armée Française qui nous fournit. L’Allemagne, pour certaines choses, l’Espagne, etc. Par contre, ce qui est certain, c’est que c’est bien un de leurs hélicos qui nous ravitaille. Et que c’est la France qui rassemble, envoie tout à Abou Dhabi pour ensuite expédier ça ici. Tout ça, c’est… comment dire ? C’est déduit de leur participation à l’OTAN, en quelque sorte. Il y a d’autres Free Fighting Squads, dans toutes les zones du globe, qui sont mandatés par l’ONU, l’OTAN ou la Cour Internationale des Droits de l’Homme. Ça marche plus ou moins comme ça.
- Fascinant, tout ça.

Lin était arrivée derrière le géant, qui lui a souri de son merveilleux sourire mais elle a l’air d’y résister mieux que nous. L’habitude sans doute.

- Garde ça pour les autres, Erik.
- Oui, M’dame.

Elle lui a donné une petite tape sur la tête, il a fait une horrible grimace qui nous a tous fait marrer à table.

- Ha ha, t’as mal aux cheveux, hálfviti ?
- . Et non, pas sûr d’avoir appris la leçon. Tu voulais nous dire quelque chose ?
- Oui, en début d’après-midi, vous partez en patrouille Caracal, la dernière avant le mariage.

On l’a tous regardée avec de grands yeux, sauf Erk.

- le Capitaine Haïmalin, la belle Katja, comme l’appelle Erik, se marie dans six jours, m’a demandé d’être son témoin et viendra avec son mari tout neuf et Vlad, forcément, et sans doute Elise, faire la fête avec nous le lendemain. Ne t’inquiète pas, Tito, Alkan ne viendra pas.
- Dommage, il a répondu avec un sourire en coin, j’aurai pu vous faire un goulasch albanais façon kanun.

On l’a regardé bizarrement.

- Et c’est quoi la différence avec le goulasch normal ?
- Il faut une dette de sang et un crétin des montagnes. C’est lui qui fournit la viande. Ah, et ça se mange froid.

Il était sérieux, en disant ça. On l’a dévisagé, n’arrivant pas à – ou ne voulant pas – comprendre, puis Lin a dit qu’elle ne savait pas qu’il aimait la viande aussi… rouge.

- Et la viande élevée au kanun, a demandé Quenotte, qui avait compris aussi, c’est comment ?
- Filandreux, fade et bourré de nerfs. Mais la vendetta lui donne meilleur goût…
- Seigneur… a dit JD qui venait de comprendre.

On a éclaté de rire.

Annotations

Vous aimez lire Hellthera ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0