XLI

7 minutes de lecture

Le lendemain matin, enfin, le lendemain midi, plutôt, vu qu’il devait facilement être 11h quand on s’est retrouvés tous les cinq au mess devant un p’tit-déj léger, on avait l’air relativement alertes, sauf Erk, mais, comme je l’ai déjà dit, il a le réveil difficile. Et avec à peine cinq heures de sommeil, c’était pire. Manger a eu l’air de lui faire du bien.

Tito nous avait servis des cafés pour tous, ainsi que les fruits que Cook nous autorisait avant le déjeuner qui n’allait pas tarder. Mon Albanais favori avait gentiment épluché et coupé les pommes et poires et les avait présentées dans deux assiettes.

Kris et Baby Jane l’ont remercié, j’ai fait de même et Erk est arrivé, au radar. Tellement au radar qu’il s’est assis en fermant les yeux, a accepté la tasse que Tito lui mettait dans la main et a commencé à boire les yeux toujours fermés. Quand Quenotte, JD et Kitty nous ont rejoints, il a ouvert un œil, a hoché la tête en réponse aux bonjours et a enfin aperçu les fruits. Et la fourchette que Tito lui a tendue. Il l’a remercié et a commencé à manger un peu.

J’ai jeté un œil vers Kris. Il regardait les deux hommes d’un air soucieux, le nez dans sa tasse, histoire de cacher son expression, mais, comme j’étais à côté de lui, j’ai bien vu son inquiétude. Je m’attendais à voir de la jalousie, vues les confidences qu’il m’avait faites quand on partait voler le kérosène. Je sais qu’il aime son frère d’un amour qui dépasse le pur amour fraternel, parfois. J’ai vu aussi sa tendresse envers le géant quand celui-ci en a besoin. Et je me souviens des repas où Kris, sans sembler y porter plus d’attention que nécessaire, coupait la viande de son frère pour qu’il puisse manger quand son bras était encore en écharpe. Des petites attentions qui me montraient l’amour qui existe entre ces deux hommes hors du commun.

Une petite attention comme celle que Tito venait d’avoir pour le Viking, lui mettant une tasse ou une fourchette dans la main pour qu’il puisse petit-déjeuner. Mais non, sur le visage de Kris, ce n’est pas de la jalousie. Erk, à moitié endormi, acceptait les attentions de Tito comme venant d’un camarade, sans plus. Tito, lui, y mettait sans doute l’amour qu’il éprouvait pour l’Islandais, tout en sachant que l’autre ne verrait rien.

Les yeux de Kris se sont glissés vers moi, il a froncé les sourcils, j’ai fait un très léger sourire puis, faisant semblant de boire, j’ai articulé « Joseph » silencieusement. La peau autour de ses yeux s’est crispée puis détendue et il a hoché discrètement la tête.

Bon, il savait que je savais. Et comme je lui avais parlé de l’amour que Tito éprouvait pour Erk, je pouvais espérer qu’il serait paré à tout événement.

JD nous demandant comment s’était passé notre sortie, Kris lui a dit qu’il faudrait faire comme les autres et attendre le retour des reporters, ceux qui étaient restés sur place pour filmer la réaction des hommes de Durrani. JD a grommelé mais Kris a dit qu’il n’avait pas envie de raconter ça deux fois. Et puis, comme Kitty avait l’air déçu, il a dit que si Tito ou Baby Jane ou moi-même voulions raconter, après tout, pourquoi pas. Mais on a tous les trois joué les muets.

De son côté, Erk était plus réveillé. Il rassemblé ses cheveux en chignon qu’il a fait tenir avec quatre épingles sous l’œil ahuri de Kitty et admiratif de Baby Jane.

- Erk, j’ai une question très personnelle pour toi, a dit la belle Anglaise.

- Hmm ?

- Tu as quoi… vingt-cinq ans, n’est-ce pas ?

- Depuis quelques semaines, oui. Pourquoi ?

- Parce que si tu as un produit miracle pour faire autant pousser tes cheveux en deux ans, je suis sûre que tu ferais fortune.

- Quoi ?

- Tu as bien quitté la Légion il y a deux ans, non ? Comme il hochait la tête, elle a continué. Tu devais avoir la coupe Daguet, comme tous, non ?

Il a rigolé franchement.

- Non. J’ai arrêté de les couper à mon entrée au lycée, il y a dix ans environ. En général, Dýri nous fichait la paix l’été et nous coupait les cheveux pour la rentrée. Et cette année-là, je lui ai demandé de ne pas y toucher alors il a juste égalisé et… voilà.

- OK, ça explique la longueur, mais pas comment tu as pu éviter la tondeuse à la Légion.

Là, il a baissé le regard, s’est frotté l’aile du nez, il avait l’air gêné.

- J’ai un peu honte de moi, je dois avouer. J’ai… j’ai fait jouer un peu le sexisme.

Et là, il a rougi.

- J’ai fait remarquer que si les femmes avaient le droit de garder les cheveux longs, il n’y avait aucune raison pour que je ne puisse pas non plus. Tout ça au nom de l’équité, qui est un des principes majeurs de la Légion.

- Et ça a marché, a dit l’Anglaise, énonçant une évidence.

- Eh oui. Ça, c’est Kris. C’est ça, le pire, c’est que ça a marché. Il leur a fait son grand sourire et ils ont cédé. Mais il a toujours fait très attention à les avoir toujours relevés en chignon, toujours impeccable, pour qu’on ne puisse rien lui reprocher. C’est une femme… Sandra ? Sophia ?

- Sonja. On l’appelait Sonja la Rouge, en référence à un vieux comics américain. C’est elle qui m’a appris à faire ce chignon et à Kris aussi après qu’il m’a démis l’épaule pour la première fois.

Je n’ai rien dit, mais je savais de quel épisode il parlait.

- Et tu ne t’es jamais coupé les cheveux depuis ?

- Non, Kris me les rafraîchit tous les trois mois à peu près, et c’est tout.

- Merde… Si tu savais combien de femmes aimeraient avoir ta chevelure… Ou tes cils, tiens.

Erk en est resté interdit. Baby Jane s’est penchée vers lui.

- Regarde, Kitty, comme ils sont longs et fournis.

Kitty s’est approchée et Erk s’est repris et s’est mis à minauder en battant de ses longs cils.

- Vous voulez connaître mon secret, hein ? a-t-il dit d’une voix encore un peu rauque.

- Oh oui ! ont dit les deux filles à l’unisson, en prenant un ton un peu idiot.

- Et que seriez-vous prêtes à donner pour l’avoir, ce secret ?

Kitty a eu l’air surpris, Baby Jane a roucoulé : « un baiser ». Erk a levé un sourcil et on a entendu :

- Sur la joue uniquement.

- Doc, a dit Erk avec un grand sourire en se retournant à moitié vers notre toubib. Mon sauveur ! Grâce à ton arrivée, je ne serai pas obligé de révéler mon secret.

Il s’était bien rattrapé.

- Je te présenterai la facture, Viking.

- Et ton serment d’Hypocrite, alors ? il a demandé avec un sourire en coin.

- Mon serment d’Hippocrate ne s’applique pas à tes secrets, mon petit, elle a répondu en lui rendant son sourire en coin.

Elle s’approcha, la plus petite de la Compagnie, pour déposer un baiser sur le front du plus grand, et elle n’eut même pas besoin de se baisser.

Cook a fait sonner la cloche de marine que Lin avait fait installer à l’entrée du mess et nos camarades qui étaient à la base nous ont rejoints pour bouffer. Aujourd’hui, c’était carbonnade flamande. On s’en encore une fois régalés.

Juste avant le dessert, les quatre reporters ont fait irruption au mess, encore un peu poussiéreux et avec de très, très grands sourires.

L’un d’eux a repéré Lin et a levé la tablette qu’il avait en main. Elle lui a fait signe de venir la lui donner. Elle l’a posé sur la table à côté d’elle et a continué à manger. Les reporters se sont installés à table, ont commencé leur carbonade. Sur un geste et un clin d’œil d’Erk, ils ont pris leur temps. Sur un regard sévère de Lin, ils ont accéléré un peu.

Le dessert est arrivé. Pas de film. Le café a été servi et on piaffait tous.

Lin s’est levée, a demandé à Tito de raconter ce qui s’était passé la veille. On m’a demandé ce que j’avais fait avec la teinture, j’ai répondu qu’ils verraient bien.

Lin avait passé la tablette à Kris qui l’a projeté sur le mur blanc. On a tous vu le haras très calme, puis on a entendu un cri d’alarme, très lointain. La caméra a zoomé sur le cheval attaché à l’extérieur et on a juste vu son arrière-train, puisqu’il tournait le dos à la caméra. Le portail s’est ouvert, des grooms se sont approchés, l’un d’eux a arraché son couvre-chef et l’a jeté au sol de colère. Un autre, plus calme, a détaché l’animal et l’a conduit vers le portail, nous montrant alors son flanc.

On a éclaté de rire : l’homme tenait le licol d’un zèbre doré, aux longs membres fins de l’Akhal-Téké. J’avais beau avoir été le peintre, je n’avais pas vu mon œuvre à la lumière du jour.

Pourquoi avions-nous peint cette bête ? Parce qu’il était hors de question que les grooms ou le responsable du haras cachent cet événement à Duran Duran. La teinture de Lin, à base de brou de noix et d’encre de seiche, tiendrait un certain temps, et même s’ils décidaient de tondre le cheval, j’avais fait en sorte de colorer la peau aussi, du moins la surface. Ce qui était plus facile qu’on pourrait le croire, le cheval ayant le poil très court.

Notre action ressemblait à une blague de collégiens, et pourtant… Pourtant, elle montrait que nous avions le pouvoir de venir chez lui et que nous avions la délicatesse de ne rien faire de très grave. Nous imitions les Amérindiens en counting coup, disant à Durrani : « j’aurais pu faire pire ».

Il est évident que, plutôt que de déguiser l’animal en zèbre, nous aurions pu écrire des messages de menace, des versets du Coran, des insultes, dessiner une bite, mais nous avions tous trouvé que le zèbre était suffisamment gentil, enfantin, comme dessin, pour déstabiliser le Pashtoune, qui s’attendrait à un étalon volé ou tué ou…

Encore une fois, l’idée n’était pas de signer notre action, mais de le déstabiliser suffisamment pour qu’il n’ose plus agir. Durrani n’est pas plus con qu’un autre. Il finirait par trouver les coupables. En attendant, on espérait avoir fait notre petit effet.

Annotations

Vous aimez lire Hellthera ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0