XXXIX

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Après le dîner, ce même jour, on a eu droit à un briefing avec Lin et les patrouilles qui étaient rentrées. Brumby (les motos, au sud) était encore dehors, mais sinon on était tous là.

On n’a pas parlé du problème de Kitty, parce que tout était encore trop flou. Par contre, j’ai parlé de mon idée pour Duran Duran. Je me suis gratté la gorge et me suis lancé.

- C’est une remarque de Baby Jane qui m’y a fait penser. Vous savez que cette fois-ci, on était en train d’espionner le haras du Pashtoune. Et vous connaissez tous l’amour de Baby Jane pour les chevaux…

Y a eu des rires mais pas de blagues idiotes, Dieu merci.

- En gros, en bonne Anglaise de bonne famille, je lui ai fait un clin d’œil, elle s’y connait en canassons, et ceux du Pashtoune sont, paraît-il, splendides. Mais c’est surtout quand elle a dit qu’il devait en être fier que ça m’a donné cette idée. Mais avant… Baby Jane, peux-tu nous dire quels types de chevaux étaient là-bas ?
- Types ? tu veux dire races ?
- Non, plutôt… euh, males, femelles…
- Ah. Ce sont des étalons, en majorité, avec les quelques juments en attente de saillie. Des animaux absolument magnifiques. Il y en a un en particulier, un Akhal-Téké dont la robe est dorée, qui est une pure merveille. Et qui doit valoir une petite fortune. Mais tu n’as pas l’intention de lui faire du mal, n’est-ce pas ?
- Ce serait le plus simple et le plus efficace, mais ce n’est pas ce que je veux. C’est aussi l’histoire des tigres de Sibérie, Erk, qui m’a inspiré. Je vais vous redire un peu ce qu’il nous a dit quand il nous a raconté l’histoire.

Et j’ai expliqué le principe du « counting coup » des Amérindiens.

- OK, a dit Stig, on a compris le principe. Mais comment voudrais-tu qu’on l’applique ici ?

J’ai eu un sourire un peu mauvais.

- On va voler le cheval, puis on ira l’attacher, avec à boire et à manger, et une petite laine, à, quoi, 500m ou 1km du haras.

Lin a éclaté de rire.

- J’adore ! On sort le cheval de chez lui, le plus silencieusement possible, on lui rend. Tu sais, si on peut, c’est à la porte du haras qu’on devrait l’attacher.
- Ouiiii ! Génial ! Et on pourra continuer.
- Mais non, il sera alerté.
- Les haras sont grands, on s’attaquera aux écuries des juments. Je suis sûre qu’elles sont ailleurs, on ne mélange pas les étalons et les juments avant la saillie.
- J’ai une idée, a dit Kitty.
- Vas-y.
- On pourrait remplacer les belles juments de Duran Duran par les chevaux des gens d’ici. Ils y gagneraient au change, non ?
- Non, a dit Baby Jane.
- Oui et non, a dit Erk.

Ils se sont regardés, amusés.

- Vas-y ma belle.
- Les chevaux des paysans sont dressés pour un certain type de travail. Ce sont des animaux solides, résistants, capables de travailler avec un fourrage des plus basiques. Les pur-sang sont fragiles et seront incapables de faire un travail de ferme en ne bouffant que des chardons. Et on n’est pas sûr du dressage des juments. Si ça trouve, elles ne sauront pas tirer une charrue ou une charrette, et franchement, c’est tellement pénible, ce dressage-là, qu’il vaut mieux une rosse qui connaît le métier qu’un pur-sang qui doit tout apprendre sans comprendre pourquoi. Mais Erk, pourquoi tu dis oui ?
- Parce que je n’avais pas pensé au dressage. Ton idée est bonne, Kitty, sur le papier. Mais ça mets les gens en danger, car tu peux être sûre qu’il se vengera et même si Lin veut qu’il passe pour un salaud, je... pas pour ça, pas pour des chevaux.
- Ça me va, a dit Lin. Et ce qui est bien, c’est que cette tactique tombe pile poil dans la déstabilisation. Par contre, pour ses voitures, on sera plus… brutal, même si on commencera par un ou deux pneus crevés, on finira par une ou deux bagnoles explosées.

Elle s’est tue un moment, laissant mes camarades bavarder et discuter un peu les tactiques.

- Bon. La patrouille du Viking, mettez au point un plan d’attaque précis, utilisez les photos satellites pour planifier tout ça, je veux qu’il croit avoir affaire à des djinns ou des efrits. Vous êtes de repos pendant trois jours, vu que votre patrouille a duré deux jours de plus. On avisera ensuite. D’autres idées ?
- Oui, a dit Frisé. Je me disais qu’on pourrait trouver un moyen de couper l’eau de ses fontaines ou de faire faner ses jardins dont il est si fier, d’une façon ou d’une autre.
- C’est une idée à creuser, a dit Kris. Il faut continuer à s’attaquer aux pavots.
- Oui, absolument, a dit Lin. Bien, Frisé, toi et tes hommes, vous partez demain voir les jardins de Duran Duran, avec la Land. Tondu et le Gros, faites-moi l’inventaire de tous les champs de pavot qui sont sur son territoire. Le Gros, je te donnerai le mail de quelqu’un qui peut nous aider à trouver les propriétaires de ces champs, tu lui demanderas de l’aide. Quand on saura lesquels sont vraiment à lui, on ira les brûler. Ce qui est sûr, c’est que tous les labos de transformation, toutes les pistes d’envol, tout ce qui ressemble à un moyen d’emmener sa merde d’un endroit à un autre, tout ça doit sauter. Mais comme Erk l’avait fait remarqué avant Noël, la culture du pavot fait vivre des paysans par ici et les militaires ont besoin de la morphine qu’on en extrait, donc…

Elle a bu un peu d’eau. Il faisait un peu chaud, au mess, malgré la température dehors.

- Bon, je veux que vous continuiez à soumettre des idées à moi et surtout au Gros, qui doit les noter. Ou pendant les briefings du soir. Une dernière chose, Durrani est superstitieux, donc on ne signe pas nos crimes, on va tout faire anonymement. Sans traces, sans signature.
- Lin, a demandé Stig, on a envisagé les haras, les voitures, les jardins. Que fait-on pour le harem ?

Il m’a semblé voir des étincelles dans les regards, mais j’ai dû rêver.

- Oh, les gars, on reste zen, hein ? a dit Erk.

Y a eu des têtes baissées, un peu gênées, et des joues qui ont vaguement rosi. Le Viking a secoué la tête.

- On ne fera rien pour le harem, a dit Lin. Elle a levé une main quand elle a senti que ça commençait à râler et ils se sont tous calmés. On ne fera rien car on ne sait pas pourquoi ces femmes sont là. Si ça se trouve, elles sont volontaires, ou elles payent une dette, ou elles fournissent un revenu à leur famille. C’est peut-être un type charmant, Durrani. Par ailleurs, elle a repris après quelques rires, je ne veux pas risquer de blesser ces femmes. Donc, rien. La seule chose qu’on pourrait faire, c’est leur faire peur et je ne suis pas sûre qu’Erik soit tout à fait d’accord avec cette idée-là.

Le géant, sagement, n’a rien dit.

- Bon, fin du briefing les gars, merci pour vos idées.

On s’est levé, on est allés chercher des jeux de cartes, de dés, de quoi boire un peu, bref, pour ceux qui ne repartaient pas en patrouille, de quoi se détendre.

Doc a attrapé Lin à sa sortie du mess, et comme je la suivais, sous les regards entendus de mes camarades – jaloux ? –, j’ai tout entendu. Et j’ai assisté à un truc sympa, enfin, différent.

- Lin, a dit le médecin, je commence à être à court de morphine pour les deux frères.

Elle a regardé sa montre.

- OK, on va commencer une fournée. Vous voulez voir mon labo, tous les deux ?

On s’est regardé, Doc et moi, et on a dit oui. Une des chambrées – la plus petite – est vide et Lin y a installé un labo de chimie. Y a une tonne d’extincteurs, dans cette pièce.

Il y avait, le long d’un des murs, une longue table couverte d’acier, qui devait venir des cuisines. Dessus, il y avait du matériel de chimie – forcément. Des… cornues ? Des tuyaux, des becs Bunsen (mes souvenirs de lycée reviennent un peu), des éprouvettes, une centrifugeuse. Des masques haute protection, des lunettes, des gants.

Lin nous a montré les boulettes d’opium, sa matière première. Elle a préparé des trucs et des machins. Je suis désolé, j’étais plus occupé à la regarder bouger qu’à l’écouter. Et puis de toute façon, je n’y comprenais rien. Doc avait l’air de suivre, elle.

Ce que j’ai retenu, c’est que par extraction à partir de l’opium elle obtenait une série d’alcaloïdes qu’elle traitait ensuite pour en séparer la morphine. A cause de l’allergie des deux frères, elle limitait les produits intermédiaires.

Pendant que son mélange diabolique cuisait (pas sûr que ce soit vraiment ça, l’opération...), elle a fait ramollir une grosse boulette d’opium qu’elle a pesée puis séparée en petites boulettes, expliquant que chaque boulette de 2g pouvait être administrée à n’importe qui, en attendant les soins plus sérieux et la morphine. Il fallait juste que le blessé soit conscient, pour mâcher et avaler.

Doc a récupéré une bonne dose à répartir dans les trousses à pharmacie des patrouilles. Un des rôles de Doc et de Nounou, c’est de réapprovisionner les trousses à pharmacie dès le retour de chaque patrouille. Pour ne pas les confondre, celle des frangins – la nôtre, quoi – est en cuir noir, fournie par Kris en personne, qui prend tellement soin de son grand frère. Les autres sont classiquement militaires, ocres.

- Oh, Doc, ça me fait penser, j’ai commandé pour l’infirmerie une machine à mettre sous vide : il faudrait préparer des pinces longues stérilisées, des aiguillées de soie, ce genre de choses. Ça accélèrera les premiers soins et on sera sûres que tout est bien propre.

Elles ont échangé un sourire.

- Que pour les frères ou pour tout le monde ?
- Pour tout le monde, Doc, pour tout le monde. Erik et Kris doivent en plus en porter sur eux en permanence.
- Pourquoi eux en particulier ?
- Parce qu’ils sont la sale manie de se mettre sur le trajet de morceaux de plomb à haute vélocité.
- C’est pas faux.
- Et je pense que tu devrais mettre une pochette de miel dans chacune des trousses.
- C’est vrai que c’est antiseptique et cicatrisant ?
- Oh oui. L’humanité le sait depuis longtemps, mais avec la médecine moderne, on l’a un peu oublié.
- Je connaissais un gars, j’ai dit, qui en mettait sur les blessures de ses chevaux et les bêtes n’avaient jamais de marque blanche.
- Je ne vois pas le rapport, a dit Doc, surprise.
- Quand un cheval est blessé, les poils repoussent blancs, ça permet de voir si un cheval est bien traité, par exemple. Le miel permet une repousse de poils colorés.
- Ah mince, si j’avais su ça plus tôt, je t’aurai collé du miel sur le crâne…
- Quoi ? Tu veux dire que je vais avoir une mèche blanche dans mes cheveux ?!

En bon Celte, j’ai les cheveux aussi noirs que ceux de Lin sont blancs (et les yeux bleu pâle). Et j’ai imaginé, dans ma chevelure noire comme la nuit, une trace blanche…

Doc a passé une main dans mes cheveux qui avaient bien repoussés et auraient besoin d’un coup de tondeuse.

- Je dirai que tu ne vas pas avoir, mais que tu as déjà…
- Moi, j’aime bien, a dit Lin, en me regardant.

Ses yeux si noirs rendaient leur lecture difficile, mais son sourire pas du tout. J’ai rougi. Finalement, ça pourrait être pas mal, une comète blanche dans la nuit de mes cheveux. Je dois être complètement accro à cette femme pour accepter, comme ça, aussi rapidement, de laisser cette mèche blanche apparente et surtout, de lui trouver une jolie… comparaison.

Ces deux punaises se sont marrées, à mes dépens. Je me suis rembruni un peu puis, m’assurant que je ne risquais pas de provoquer un accident, j’ai embrassé Lin, la laissant essoufflée et, me redressant, j’ai passé une main dans ses cheveux.

- Moi aussi, je l’aime bien, ta mèche blanche !
- En voilà une façon de parler à son officier supérieur !

Et elle m’a attrapé par le cou et m’a embrassé à son tour, me laissant, moi aussi, sans souffle.

- Bon, je vous laisse, les tourtereaux !

Doc s’est tirée, riant, on a fini la soirée dans le labo jusqu’à ce que la première étape de préparation de la morphine soit terminée et la deuxième commencée. Elle n’accélérait pas cette manipulation-là, laissant la gravité faire son boulot, pour éviter d’ajouter des produits synthétiques à sa morphine maison.

Puis on a fini la nuit dans sa chambre. Je me demande si on ne devrait pas piquer son lit à Erk et le mettre dans la chambre de Lin, vu que je passe de plus en plus de nuits chez elle.

La réponse est non, je précise. C’est un effet personnel, au même titre que le téléphone dans ma poche arrière droite.

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