XXXV

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Le lendemain, Kris a décidé de jouer au con. Pas de désobéir à Lin, non. Juste de jouer au con. Bon, au petit con. Mais quand même. Et au grand con aussi, après.

La veille, avant d’emmener Alyss dîner, Erk, après l’avoir laissée entre les mains de Doc, était allé lui chercher une tenue complète mais elle avait gardé son pantalon gris et sa veste M65 noire.

Au petit-déj, elle portait la même tenue. Lin l’a fixée de son regard sans pupille, la miss a dégluti bruyamment. Kris est passé derrière elle.

- Litzer, dans 10 minutes en tenue au pied du mât.

Puis, à la cantonade : « Les gars, va falloir lui trouver un surnom ».

Au pied du mât, dix minutes plus tard, Kris était en position de repos, les mains dans le dos, chapeau de brousse sur le crâne et Ray-Ban sur le nez. Il avait de la gueule. Et Litzer s’est pointée et a ralenti quand elle l’a vu immobile sous le soleil.

Cette idiote ne s’était pas changée. Et elle s’est plantée les bras croisés, appuyée sur une jambe, devant le Lieutenant.

- Litzer, la tenue, c’est la même que la mienne. Alors, à moins que tu ne sois daltonienne, je pense que tu t’es gourée. Donc, retour dans ta carrée et t’a cinq minutes, cette fois.

Elle a commencé par se cabrer puis comme Kris laissait planer la menace de pompes à faire en plein cagnard, elle a calté. Elle est revenue se planter devant le blondinet, en tenue, les bras le long du corps, cette fois-ci. Comme elle n’avait pas de bottes ocre à sa taille, elle avait gardé ses Rangers noires. Elle avait de tous petits pieds.

Il a fait le tour de la bleue, corrigeant sa position. Je m’attendais à ce qu’il fasse comme tous les sergents instructeurs, mais en fait, il a été plutôt gentil.

Nous, on traînait dans le coin. De retour de patrouille, on avait normalement une journée entière de repos. Mais si on intégrait la nouvelle, il était possible qu’on passe un peu plus de temps à la base.

- T’as jamais été soldat, toi, a grommelé Kris. Ne réponds pas, c’est une remarque rhétorique. Bon. On a beau être des mercenaires, on n’en est pas moins des militaires. Donc, et il a eu un sourire pas très sympa, y a des bases à apprendre.

Il a sifflé.

En 5 secondes, briefés la veille au soir, on était rangés devant le Lieutenant, sur deux rangs. Premier rang : Tito, Alyss, Quenotte. Deuxième rang : Ma pomme, Baby Jane, JD. On n’a pas de place définie, mais la rapidité avec laquelle on se place impressionne toujours.

- Demi-tour, droite ! En avant, marche ! Marche, marche…

Alyss a cafouillé et a fait ce qu’elle a pu. On a manœuvré dans la cour, au pas, en cadence, et elle suivait comme elle pouvait. Elle est loin d’être con, elle a vite saisi le principe. La forme viendrait plus tard.

- Pas mal, la bleue. Sur le sable, les gars. Tito, tu lui apprends les bases.

Jusqu’à midi, elle a roulé sur le sable, cul par-dessus tête, elle a volé. Tito étant trop gentil, Kris avait pris la suite et il a été impitoyable. Elle était au bord des larmes, parfois, mais elle s’accrochait. A croire que sa vie en dépendait, de nous rejoindre.

A table, à midi, elle refoulait ses larmes en avalant sa bouffe rapidement. Tito a posé sa main sur la sienne pour ralentir sa cadence.

- Alyss, kotele, ralentis, tu vas te faire mal. Et puis, la bouffe de Cook, il faut la savourer.
- Qu’est-ce qu’il me veut, le lieutenant ? Pourquoi est-il aussi… ? Elle a fait un geste avec sa main libre, ne sachant pas trop quoi dire.
- Méchant ? j’ai répondu. T’as passé l’âge, non ? Mais pour te répondre, s’il te chouchoute, tu n’apprendras rien et le jour où tu auras vraiment besoin de te défendre, tu ne sauras pas comment.
- Mais j’ai l’impression qu’il m’en veut…
- Pour l’instant, peut-être un peu, j’ai dit. Tu sais, notre patrouille est bien rodée et tu viens d’y être ajoutée, comme ça, sans prévenir. Mais il changera vite si tu suis le mouvement. C’est un type bien, un gars qu’on suivrait au bout de la terre, nous tous de sa patrouille, tout comme son frangin.
- Son frangin ?
- Le géant qui t’a Soignée ?
- C’était quoi, d’ailleurs, la technologie ? Des nanites ?
- Des nan… non, bien trop cher pour nous, ça, les nanites. Non, c’est un Don qu’il a.
- Un Don. Avec une majuscule, si j’entends bien.
- C’est ça.
- Bullshit ! Ça n’existe que dans les histoires, ça !
- Tu n’en as jamais croisé, des gens avec des Dons ? Et bien ici, il y en a plusieurs. On te laissera les découvrir, comme on a dû le faire nous aussi.

Elle m’a regardé bizarrement. Ça a un peu jeté un froid dans la conversion. Mais heureusement, y a Baby Jane.

- Sinon, a dit Baby Jane, ce soir, après l’entraînement, je te ferai faire le tour de la base et tu viendras t’installer dans notre chambrée. Celle des filles, elle a ajouté quand elle a vu le regard d’Alyss. On se mélange partout, sauf là. Pour tes affaires, Lin te demandera sûrement de lui filer tes papiers et tout, elle les garde au coffre. Ah, oui, si tu as un téléphone portable, soit tu le laisses au coffre, comme beaucoup d’entre nous, soit, si tu dois ou veux t’en servir, avant, tu dois absolument le donner à Jo, pour qu’il le rende intraçable, non piratable. Ah, et sans accès à Internet ni GPS. Question de sécurité. Je t’en dirai plus ce soir. La Compagnie fournit tout, absolument tout. Et quand tu n’auras plus de crème pour le visage ou de trucs de filles – elle a cligné de l’œil, Alyss a souri –, je te montrerai où ça se trouve.
- Mais, euh, pour la crème, le savon…
- T’as pas d’allergie particulière ? Et comme Alyss secouait la tête, elle continua. Donc tu trouveras que la crème fournie a l’avantage d’être bio, non parfumée et écran total, sans laisser de film gras. Bien obligé, les gars ont la même !
- Ah mais pas du tout, on met pas de crème, nous, Quenotte et JD se sont exclamés, vexés.
- Eh, gros malin, à ton avis, ton écran total, c’est quoi ?

On s’est trouvés idiots, tous les quatre. Alyss s’est marrée. Premier rire chez nous.

- Ah mais, attend, qu’est-ce que je viens d’entendre, kotele ? a fait Tito.
- C’est un rire ! a dit Quenotte, comme s’il faisait une grande découverte. Alyss a ri ! Oh la la, va falloir que je plante un clou dans un mur pour m’en souvenir.

- Et moi, a dit le baryton du Viking, je t’y suspendrai, mon p’tit père.

Il s’était approché de nous sans faire de bruit et on ne l’avait même pas vu. On était dégoûtés qu’un type aussi grand et lourd soit capable de nous surprendre.

- Les gars, va falloir travailler votre conscience de situation. J’aurai pu tous vous tuer en moins de temps que ça me prend de le dire.
- Sauf Tito, j’ai dit.

Erk a eu un sourire narquois en posant son plateau en face de Tito.

- J’aurai commencé par lui, pas fou.
- Je t’aurai planté, Erk, il a répliqué, l’Albanais.
- Peut-être, mais tu serais mort.
- Erk, a commencé Alyss, pourquoi dites-vous ça ? Pourquoi doit-on être sur le qui-vive ici ? On est à l’abri, ici, non ?
- Pas vraiment. On est à peine une cinquantaine, et encore, on a une demi-douzaine de non-combattants, et face de nous, il y a quat… non trois barons qui voudront nous faire la peau à un moment ou à un autre. D’ailleurs, Baby Jane…
- Oui, j’ai prévu de l’emmener faire le tour de la base, lui expliquer les règles et tout et tout.
- Merci ma belle.

Alyss les a regardés, étonnée. Ce qu’elle ne sait pas c’est que le géant flirte avec toutes les femmes, même les mariées, mais que ça n’est qu’un jeu. Il flirterait avec Alyss, Ketchup (mariée, pourtant), même Mac et sa femme.

Après le café, on est sortis sur le promontoire. On a filé un laryngophone et des oreillettes à Alyss, on lui a expliqué la règle de toujours les mettre quand on sort du caravansérail. Le fait d’avoir une balise GPS pour que ses mouvements soient suivis a eu l’air de bien la faire chier.

On était armés, mais pas elle. Elle portait comme nous le pare-balles, le casque lourd et ses lunettes de soleil, mais c’était tout.

- On fait quoi, maintenant ? elle a demandé.
- On attend Erk et Kris.
- En fait, vous ne savez rien.
- C’est ça. On sait juste qu’on doit les attendre ici.
- Pfft, c’est idiot.
- Alyss, y a un truc que t’as pas intégré, j’ai l’impression, a dit JD. Comme l’a dit Kris, on est p’têt des mercenaires, mais on est surtout des militaires.
- Et ?
- Et ça demande d’obéir aux ordres quoi qu’on en pense. Mais de la part des frangins tu ne recevras jamais d’ordre idiot.
- Sauf peut-être aujourd’hui, j’ai remarqué. JD m’a lancé un sale regard parce que je démolissais nos chefs. Non, attends, t’énerve pas mon pote. Je trouve que Kris est… énervé et on va le sentir passer. Demain, ça ira mieux, surtout si tu fais des efforts, Alyss.
- Pourquoi ce serait à moi d’en faire ?
- Euh… j’ai répondu. Ben paske t’es toute seule et que… Attends, que je sache, personne t’a forcée à venir chez nous, hein ?

Elle a eu une drôle d’expression, qui a si vite disparue que j’ai pas réussi à l’identifier mais elle n’a rien dit alors j’ai continué.

- Parce que si vraiment t’es pas contente, je suis sûr que Kris sera ravi de te voir partir.

Elle s’est tue. Parce qu’à ce moment-là, y avait plus rien à dire.

Les frangins sont arrivés, Erk portant, calée sur son épaule et tenue d’une seule main, une caisse d’armes, et Kris un sac qui, dans ses mains, avait l’air à moitié vide et, en fait, pesait suffisamment lourd pour que, quand je lui ai pris des mains, je me sois plié en deux sous la surprise et ait failli le laisser tomber par terre. Du coup, personne ne s’est proposé pour prendre la caisse d’armes. Erk a fait une moue une peu déçue, mais dans son œil y avait une étincelle bien joyeuse. Je pense qu’il était content d’être de nouveau en pleine forme et de nous voir circonspects quant à l’aide qu’on pouvait lui apporter (ah !) le faisait marrer.

Au bout est du promontoire on avait établi des cibles. Pour éviter que les balles les traversent et retombent sur un paysan en-dessous – même si faut avouer qu’y en a pas des masses – on avait monté un petit mur de caillasses dans lequel on avait glissé des bouts de fil de fer pour y accrocher nos cibles.

Kris m’a envoyé en accrocher un certain nombre, avec Quenotte qui, lui, avait une autre tâche : peindre en jaune des cailloux de la taille d’une bille et les aligner sur le dessus du mur, à a peine dix centimètres les uns des autres, avec, toutes les cinq pierres, une orange. Je me suis mentalement gratté la tête.

Aujourd’hui, c’était des cibles rondes, le truc basique. Des fois, ils sortent les cibles « humaines », mais pas aujourd’hui.

- Litzer, on va voir ce que tu vaux au tir, a dit Kris en lui tendant un EMA 7.
- Je suis désolée, Lieutenant…
- Stop.

Elle a eu l’air surpris et en même temps se demandant quelle connerie elle avait bien pu dire.

- Dans la Compagnie, on n’utilise pas les grades. Jamais. T’as remarqué que sur nos uniformes, il n’y a pas de galon, pas de nom, rien. Un grade, c’est le meilleur moyen de perdre tous ses officiers. Et je tiens à ma tête. Donc, utilise les surnoms que tu apprends. Doc a dû te donner un scratch avec ton groupe sanguin ? Mets-le, c’est important. Sinon, tu voulais dire quelque chose ?
- Oui Lieu… Kris. Je n’ai jamais utilisé de truc comme ça.
- « Ça » est un fusil d’assaut EMA 7. Et tu apprendras à t’en servir. En attendant, voici un EMA PSAF V4, dit Behemoth, et c’est par ce nom qu’on l’appelle.
- Je préfèrerais utiliser mon Alkalinov…
- Pas possible, ici c’est Behemoth, point barre. Erik, montre-lui.

Le Viking a montré le flingue à la miss : sécurité, chargeur puis Kris lui a montré une cible. Elle s’est mise face à la cible, l’arme à deux mains et Kris l’a tout de suite arrêtée.

Nous, on attendait des instructions parce qu’on savait que tirer n’était pas, pour nous, le but de la manœuvre.

- Litzer… C’est pas possible… Comment t’as fait pour survivre avec une telle position ? Bon, les mains : déjà, pas une main sur l’autre mais une main qui tient la crosse, celle avec laquelle t’es confortable, et l’autre sous ta main, pour soutenir l’ensemble flingue/main. Ta main sur la crosse, c’est la tasse, ton autre main, c’est la soucoupe. Comme pour le thé, OK ?

Il avait dégainé son Behemoth et lui montrait. Elle a vite compris. Comme je disais, elle est loin d’être conne.

- Ensuite, penchée en avant, tu vas te casser la gueule. Donc, surtout au stand de tir, il a montré nos cibles avec un sourire ironique, tu te tiens droite. Tito, tu lui montres ?

Tito a dégainé son flingue et était en position en 2 secondes. Elle l’a imité, avec plus ou moins de succès. Quand sa position a plu à Kris, il lui a montré les cibles d’un mouvement de tête.

- OK, Litzer. Dernière chose, tu gardes ton flingue à bout de bras, jamais sur le côté de ton visage, c’est la meilleure façon de perdre du champ de vision. Et du temps pour viser que tu pourrais utiliser pour tirer. Bon, maintenant, tire. Quand t’es prête.

Elle a prit une grande inspiration et vidé son chargeur.

- C’était pas nécessaire, ça ! Ça pousse pas dans le potager, les munitions !

Erk a jeté un regard à son frère, sourcil levé. Kris a fait semblant de ne rien voir et a continué à engueuler Alyss. Elle a commencé par se hérisser puis on l’a vu se faner. Erk s’est gratté la gorge, Kris s’est tu. Il se tenait bras croisés, devant elle, les yeux baissés sur elle. On aurait dit deux béliers ou chamois incapables de briser leur combat.

Tito était allé chercher la cible d’Alyss. Les résultats n’étaient pas terribles. Kris a encore plus froncé les sourcils et a ouvert la bouche pour dire quelque chose, mais le Viking a dit un petit mot complètement incompréhensible et il s’est tu. Puis il a hoché la tête et Erk a pris Alyss sous son aile. Ils se sont isolés sur la cible la plus à l’extérieur du stand de tir, et Erk, patiemment, a commencé à coacher Alyss. Bizarrement, c’était lui le plus calme, sur ce coup.

On a entendu des tirs sporadiques, donc on n’y a plus fait attention. Parce que Kris avait une idée. Plusieurs mêmes.

[kotele : albanais : chaton]

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