XXXIII

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Au p’tit déj le lendemain, le Viking avait meilleure mine. Il recommençait à blaguer avec nous. Tant mieux.

On est repartis, j’ai réussi à isoler Kris en queue de patrouille, hors de portée de voix des autres. Il s’est laissé faire, il se doutait que je voulais lui parler seul à seul.

Devant nous, au milieu, Erk discutait avec Baby Jane, la faisant rire et lui souriant de son grand sourire encore un peu flou aux bords.

- Il la drague, là, non ? j’ai demandé.
- C’est pour ça que tu m’as tendu une embuscade, l’Archer ?
- Non. Je me pose une question sur vous deux. Et comme ça me travaille depuis un moment, j’ai… je préfère te la poser. Tu y répondras si tu veux.
- Je t’écoute.
- Quand je vous regarde, je vois un type de grande taille, vachement bien gaulé et, surtout, avec un mental d’acier. Et puis, en face, un géant, beau comme un dieu, tellement canon que si je penchais comme Tito, j’aurais tenté ma chance, un type qui soulève deux mecs à bout de bras pour les balancer avec force et… mentalement, c’est le plus faible de vous deux. Enfin, c’est l’impression qu’il donne. Alors, forcément, je me pose des questions.

Il m’a regardé, puis son regard est parti faire un tour autour de nous. J’ai remarqué que, comme nous tous, sauf Baby Jane, bien sûr, il avait une barbe de trois jours – enfin, quatre jours, hein ? Trois jours, c’est l’expression – et que sa main droite frottait sa joue sans oser gratter.

- Figure-toi que je me suis posé la question, moi aussi. Je le connais depuis tout petit, hein, et malgré tout, je me pose la question de temps en temps. Tant qu’on était dans la Légion, ça allait. Oh, il a fait des cauchemars, suite aux tigres, mais c’est vite passé. Tu vois, si toutes ses cicatrices sont la trace de ce qui lui est arrivé, tout ce qui lui est arrivé n’a pas forcément laissé de trace physique. Tu as sans doute remarqué qu’il n’a pas gardé trace des coups de fouets ou du coup de couteau des FER.

Il a regardé le sol, un moment, puis a levé les yeux sur le large dos de son frangin.

- J’ai plusieurs explications, ou raisons, pour lesquelles il est comme ça. La première, pour moi la plus importante, si tu veux, c’est que c’est, fondamentalement, un gentil garçon. Et beaucoup m’ont demandé pourquoi, avec le don de guérison qu’il a, si puissant, et sa gentillesse, n’est-il pas médecin ?
- Pourquoi ?
- Parce qu’il n’est pas capable de le rationner. Il donne tout, pour le bien de l’autre. Je n’ai pas une seule cicatrice, pas même celle d’une égratignure. Il me soigne, quelle que soit la gravité. C’est devenu un réflexe, chez lui. C’est même pire que ça, c’est inconscient. Après les… Au bord du lac de Côme, alors qu’il n’était pas tout à fait… revenu, il m’a complètement soigné. Il… on m’avait remis l’épaule en place, mais elle était gonflée, douloureuse et, cette nuit-là, il a fait un cauchemar, le même, et je l’ai touché pour le calmer, et…

Kris a soupiré, secouant la tête. Il a semblé regarder au loin, encore, mais cette fois-ci, j’ai vu que c’était surtout en lui qu’il regardait.

- Je te parlerai un jour en détail l’histoire de l’élingue du Varda, mais sache que ce jour-là, sans son incapacité à se rationner, nos îles auraient compté trois habitants de moins, au moins deux handicapés sévères, dont moi, et un grand nombre de blessés. Et le médecin qui a pris la suite d’Erik pour sauver les blessés ce jour-là lui a déconseillé de faire médecine. Parce qu’il n’est pas mesuré dans l’utilisation de son don.

Il s’est tu, j’ai respecté son silence.

- Ce gentil garçon, ce gros nounours, quand il est confronté à la violence maligne, volontaire, gratuite, ne sait pas la gérer, l’assimiler. Nos années de légionnaires lui ont fait du bien, mais ça reste un gentil garçon. Regarde avec les enfants, l’autre jour. Ou avec les femmes.

Encore une pause, une gorgée d’eau. On arrivait au fonds de nos gourdes, il était temps qu’on rentre.

- Quand il est avec une femme, il se préoccupe d’abord d’elle. Quand quelqu’un a besoin de vider son sac, il l’écoute complètement, de toute son âme. Quand quelqu’un a besoin d’aide, il se précipite, sans toujours prendre en compte tous les paramètres. Regarde la journaliste.

J’ai repensé à tout ça, mais ça ne me suffisait pas, comme explication. On peut être gentil et fort mentalement, non ? Kris m’a regardé, a vu mon doute.

- J’ai une autre explication, plus subtile. Il n’a pas de racines.

Je l’ai regardé, ébahi. Je n’ai pas compris le lien.

- Il n’a pas connu ses parents, il ne sait pas d’où il vient. Il n’a pas d’ancrage, il est fragile. Et même si mes parents lui ont donné le même amour qu’à moi, au plus profond de lui, il sait qu’il ne pourra jamais partir à la recherche de ses parents, comme le font parfois les enfants adoptés, pour trouver ses racines. Il sait qui sont ses parents, Harald et Sæfríður, qu’il descend sans doute de Leifur Eiríksson, mais sinon ? Quelle est l’histoire de sa famille ? Tu remarqueras qu’il ne dit jamais Maman, mais toujours Hella. Ecoute, tu comprendras.

Il s’est frotté la joue. Sa barbe naissante devait le démanger, lui qui déteste ça.

- Enfin, il a souvent été la cible d’attaques, d’agressions et je pense que malgré nos années de Légion, ça l’a fragilisé. J’aimerai pouvoir rebâtir mon grand frère, mais tant qu’il sera attaqué, agressé comme ça, ça sera difficile.
- A ton avis, Kris, pourquoi est-il souvent une cible ?

Il m’a regardé longuement, continuant à avancer, sans se casser la gueule malgré les cailloux.

- Je dirai que c’est sa beauté qui attire certaines attentions qui ne lui conviennent pas, si tu vois ce que je veux dire. Sa taille attire les regards, sa force les provocations, les agressions, comme avec les FER.
- A Sotchi aussi ?
- Oui, je pense que, malgré ce que je t’ai dit, si c’est tombé sur nous, c’est parce qu’il est beau. Après tout, on n’était pas les seuls soldats.
- Merci, j’ai de quoi réfléchir, là.
- Mmm. Si tu vois une solution pour le rendre plus fort, fais-moi signe, d’accord ?
- Tu peux compter sur moi, Kris. Je pense que tu devrais en parler à Cook, de tout ça, tu sais. Ça pourrait l’aider à… aider Erk.
- J’y penserai.
- Tu disais que quand vous étiez dans la Légion, ça allait. Je me dit que le simple fait d’être dans un corps d’armée, même juste cinquante bonshommes, ça peut l’aider.
- L’esprit de corps ?
- Notre soutien ? La camaraderie ?
- Mmm. Oui, tu as peut-être bien raison.

Il a eu l’air de réfléchir un peu, alors j’ai attendu. Puis, comme il semblait se perdre en lui-même, encore, j’ai de nouveau meublé le silence.

- J’ai juste une toute dernière question : pourquoi le métier de soldat, s’il est si gentil ?

Il a eu un petit sourire attendri.

- Parce que, pour lui, être soldat ça peut aussi vouloir dire sauver des vies. Et que c’est tout ce qui compte, pour lui.
- Je vois.

On a continué en silence. La matinée s’est transformée en après-midi puis, alors qu’on était à une petite heure de la base, on a entendu des coups de feu, devant nous. Une rafale puis un coup isolé. Puis nos oreillettes ont crachoté.

- BLC à Puma, BLC à Puma.
- Ici Puma, a répondu Erk.
- Coups de feu entendus ici. Ça a l’air de venir de votre secteur.
- Oui, on a entendu. On va voir. Puma out.

Le Viking est de retour. La crise de la veille est oubliée. Il a donné des ordres, on s’est remis le mental dans la bonne configuration et c’est parti.

- Kris, à ton avis, distance ?
- 1 kilbus et des brouettes.

Erk a secoué la tête.

- Tu repasseras pour la précision.
- Comment tu veux que je sois précis avec ce putain d’écho ? Et puis, je ne suis pas Lin.

JD a envoyé Yaka en éclaireur. On a continué à avancer prudemment. Elle est revenue, s’est dressée, pattes avant sur les cuisses de JD et l’a fixé. Il a eu l’air sonné. Kris s’est porté à ses côtés.

- Ça va ? T’as l’air bizarre ?
- Elle vient de me montrer une image.
- Pardon ?!

On a tous entendu. Et on a tous réagi comme Kris.

- Mais putain, JD, tu ne pouvais pas nous dire que tu comprenais les animaux ?
- Mais j’savais pas. C’est la première fois, Kris, bordel, c’est…

S’il avait pas eu son casque sur la tête, je crois qu’il se serait arraché les cheveux.

- C’est pour ça qu’elle s’est attachée à toi, JD, a dit Erk. Elle a senti que tu la comprendrais un jour. C’était quoi l’image ?
- Il y a une jeune femme blessée pas loin d’ici.
- Des hostiles ?
- Négatif. Et non, elle ne peut pas me montrer l’étendue des blessures.

Erk a eu un petit sourire désolé.

- Bon, renvoie-la auprès de la blessée, qu’elle la rassure. Et qu’elle soit prudente.

Tito est resté avec JD, qui nous rejoindrait quand Yaka aurait reçu sa mission. On a continué à trotter, attentifs. Yaka nous a dépassés à toute vitesse, les deux zouaves nous ont rattrapés. On a vite rejoint la chienne. Elle était debout près de la blessée, en alerte, baissant de temps en temps le nez pour la rassurer.

JD l’a félicitée pendant qu’Erk se penchait sur la minette. On s’est placés autour, en sentinelles.

- Kris, amène-toi et sors la pharmacie.
- La balle est sortie ?
- Non, il me faut les pinces et de quoi nettoyer. Bonjour Mademoiselle. Tout va bien, on s’occupe de vous.
- Qui êtes-vous ?

Le ton était sec, mais comme le visage était pincé, couvert de sueur, ça devait être la douleur qui parle.

- Des amis. Laissez-nous vous soigner, on fera les présentations plus tard, d’accord ?
- Pouvez-vous éloigner le chien, s’il vous plaît ?
- Elle est très gentille mais on va le faire quand même. Vous avez peur des chiens ?

Kris a demandé pendant qu’il stérilisait la pince et qu’Erk découpait le pantalon gris après avoir retiré les pads qu’elle portait aux genoux. Kris tendit la pince à son frangin et un rouleau de tissu à la miss qui le regarda avec des grands yeux.

- Il est très doux, mais ça va faire un peu mal quand même…

Alors, au lieu de répondre à la question sur les chiens, elle a accepté le truc à mordre. Et même si Erk a fait au plus vite et le plus doucement possible, on a bien vu que c’était douloureux. Le Viking a tendu la pince et la balle à Kris, lui demandant de la garder soigneusement. Pendant que Kris lui obéissait et nettoyait la pince, Erk a posé ses mains sur la peau de la fille, ses mains ont brillé et la blessure s’est complètement refermée.

Kris m’a lancé un regard entendu, j’ai haussé un sourcil tout aussi entendu. Puis le géant a passé une main sur sa tête et là encore, sa main a brillé et le visage pincé de la miss s’est détendu. Il l’a prise sous les bras et s’est redressé d’un coup, la soulevant pour la poser ensuite sur ses deux pieds.

- Ça va, Mademoiselle… ?

Il attendait qu’elle se présente.

- Alyss Litzer.
- Enchanté Alyss. Je suis Erk, à genou en train de me préparer une horrible concoction, c’est Kris…

On s’est présentés tour à tour, par nos surnoms, elle a eu l’air surpris mais n’a rien dit.

Kris avait pris sa gourde à son frère, en avait versé une partie dans la sienne puis, farfouillant dans les restes de nos rations, avait récupéré un paquet de sel et deux de sucre. Il a tout versé dans la gourde du géant, a bien secoué pour que ça fonde et lui a tendu.

Erk a fait une grimace qui nous a bien fait marrer, genre cocker qui essaye de faire pitié pour ne pas boire, mais Kris a été inflexible. Erk a prit la gourde, a murmuré : « Mère poule » et a bu très, très vite. Son grand corps a été secoué par un gigantesque frisson et il a exhalé longuement.

- Tu pourrais éviter le sel, quand même, frangin.
- Sûrement pas, tu sais que tu as besoin de ça pour te réhydrater, a dit Kris en tirant sur l’encolure du pull du géant et dévoilant, sur le col de son tee-shirt à manches longues, une auréole de transpiration toute neuve, malgré la température plutôt caillante.
- Evite de me déshabiller, tu veux. Il fait froid.
- Le descendant d’Erik le Rouge qui se plaint du froid ! On aura tout vu ! Il doit se retourner dans sa tombe, ton ancêtre !

Erk a roulé des yeux, Kris s’est marré en lâchant son pull.

Alyss, prise entre les deux frères, ouvrait des yeux de plus en plus grands. Je la trouvais un peu pâlotte, mais c’est vrai qu’Erk ne remplace pas le sang perdu. J’ai fouillé dans mes poches, j’ai trouvé une barre de céréales un peu écrasée, je lui ai filé.

- Merci. L’Archer, c’est ça ?
- Oui, miss. Je vais prendre votre sac, vous allez marcher à côté de Quenotte, le rouquin avec un arc, il vous aidera si besoin.
- Bon, les affreux, en route, a dit Erk. Et soyez…
- Ouais, on sait, attentifs, a dit Tito, l’arme de la miss à la main.

Erk s’est marré. On est tous repartis. On était crevés, sales et pressés de rentrer. On n’a pas forcément fait bien attention à notre environnement, mais faut dire qu’à moins d’une heure de la base, on était tranquilles, loin du Vioque et de Duran Duran.

J’ai vu, parce que je la regardais, le regard d’Alyss glisser vers son arme, passée dans la ceinture de l’Albanais. J’ai aussi vu ses yeux glisser sur sa droite à un moment puis revenir vite fait sur le chemin. J’ai pas cherché à en savoir plus. Comme je le disais, on était crevés.

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