XXIII

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Je viens de relire ce que j’ai écrit. Surtout sur leur arrivée, aux Islandais, parce que c’est le seul truc dont je ne me souvienne pas. Dommage, parce que ça a dû être spectaculaire, la mort des deux sales types.

Par contre, en relisant le reste, je mets des images et puis, oui, des souvenirs qui sont bien à moi.

L’avant-dernier chapitre, ce n’est pas mon écriture. Kris ? Erk ? Tito ? Qui d’autre ? Peu importe.

Par contre, ce dernier chapitre, c’est cucul la praline, bon sang… Qu’est-ce qui m’est passé par la tête vraiment ? On va mettre ça sur le coup de la blessure…

* *

A partir du moment où j’ai ouvert les yeux, Erk a refait un soin sur ma tête, pensant me rendre ma mémoire. Mais bon, jusqu’à présent, pas de bol. Je veux dire que tout est revenu, sauf ces quelques minutes le jour de leur arrivée. Entre le coup de feu, parce que ça m’en souviens, et les tombes. Parce que je me souviens aussi avoir buggé en voyant le géant torse nu. C’est la première fois que j’ai vu l’oiseau lumineux au complet. Enfin, presque, puisque la queue de l’oiseau disparaît sous la ceinture du treillis.

Au bout d’une seule journée où, tout comme Erk, je ne supportais plus d’être assis dans un lit à rien foutre, Doc m’a foutu dehors, en m’ordonnant de la voir elle ou le Viking si ma vision était floue, si je voyais des moucherons noirs, des étincelles blanches ou si j’avais mal au crâne.

- Et si j’ai tout ça à la fois, Doc ? j’ai demandé pour déconner.

- Dans ce cas-là, y a qu’une solution.

- Ah ? Laquelle ?

- L’ablation.

- Ablation… de quoi ? J’étais méfiant.

- De ta tête, l’Archer.

Je l’ai pas trouvée drôle, sa blague.

J’ai retrouvé la piaule que je partage avec les sous-offs : les deux sergents, Frisé et Tondu, et deux autres caporaux, Stig et Dio, un grand Sénégalais. Le quatrième caporal, c’est Mac, l’Italienne. Elle a beau être mariée à Bloody Mary, y a pas la place pour une piaule de couple, donc elle dort dans la carrée des filles, la seule à avoir huit places.

Alors, si vous comptez bien, vous saurez que Lin a dit qu’on était à six par chambrée et que là, avec Mac chez les filles, on n’est plus que cinq. Ben, le sixième, c’est Le Gros. Vu que sa chambre sert de bureau à la compagnie, il faut bien qu’il dorme quelque part, le pauvre.

Pourquoi une chambre de sous-offs : parce que quand y a besoin de l’un de nous, les gars savent où nous trouver.

Et pourquoi Mac dort pas avec nous, puisque les douches sont mixtes ? Ben, parce que faut bien qu’on puisse parler entre mecs, comme elles ont besoin de parler entre filles. Paraît que c’est important pour notre équilibre psychologique, de nous retrouver entre nous. Moi, ça me va. Y a des trucs que les filles n’ont pas besoin d’entendre. Ni de voir. Et j’imagine que c’est pareil en face.

On a reçu les motos le jour où j’ai ouvert les yeux. Erk et moi, comme on ne servait pas à grand-chose pour l’instant, on s’est retrouvés à les repeindre, chacun la sienne. Il m’avait placé face au mât qui porte notre étendard. Le problème, c’est que, au pied du mât, posé sur un pieu d’un peu plus d’un mètre de haut, y a mon casque. Celui qui a été traversé par la balle.

Donc, en ce moment, pendant que je peins une des douze bécanes Kawasaki, je vois mon casque troué.

- Erk ?

- Oui ? il est concentré sur sa peinture, il a répondu d’une voix un peu absente.

- Pourquoi y a mon casque là ?

Il s’arrête, me fixe. Putain, ces yeux ! Des vrais lasers. Je ne peux pas détourner le regard. Puis son sourire illumine son visage et j’oublie ma question. Comment il fait, putain ? J’suis pas attiré sexuellement par les mecs, sinon y a longtemps que Tito et moi on aurait franchi le pas, mais devant le Viking, je me retrouve comme une pucelle… Je crois que s’il m’avouait d’un seul coup qu’il était attiré par moi et qu’il me proposait de coucher avec lui… ben je dirais oui. Je m’égare, comme toujours avec les Islandais. Fait chier.

Bref, il me sourit, je perds le fil de mes pensées. Comme moi, il porte son chapeau de brousse, parce que le soleil cogne comme un sourd. Tout ce que je vois, c’est sa bouche et son putain de sourire. Et ses deux yeux qui me transpercent.

- Ton casque, l’Archer, va servir d’exemple. J’ai trouvé que certains d’entre vous étaient un peu trop légers sur le port du casque. Dommage que ce soit toi qui aies pris.

- Je trouve que ça fait un peu trop pierre tombale, tu sais, comme dans les vieux films sur la première guerre du Vietnam ou autre. C’est un peu macabre.

Il m’a regardé, pensif.

- Si tu veux, je peux mettre un écriteau : « Ci-gît la mémoire de l’Archer, morte au champ d’honneur »

- Pff, t’es con !

Ça le fait marrer.

- Erk ?

- Quoi encore, mon pote ?

- Les motos ? Je les trouve un peu trop unies.

La sienne est finie, la mienne aussi et c’est vrai que sur le sable, elles sont bien, mais quand j’y pense, y a plusieurs couleurs sur le sol, ici.

- Je suis plutôt d’accord avec toi. Allons voir si on n’a pas de la peinture noire ou grise, on va jouer les Michel-Ange.

On a trouvé de la peinture grise, on l’a mélangé à la peinture ocre en pot, avec des variantes, et on s’est amusé à barbouiller les bécanes au petit bonheur la chance. Une chose est sûre, y en a pas deux pareil. Erk se l’est joué Dali, en se tortillant la moustache et en roulant les R, et Lin, qui passait par là, a secoué la tête en râlant qu’il était temps que ces deux couillons retournent sur le terrain.

J’en ai profité pour poser des questions à Erk.

- Erk, une question idiote pour toi : je sais pas pourquoi, ça me travaille depuis ce matin-là : comment t’as pu te faire un chignon avec une seule main ?

Il me regarde avec de grands yeux puis il éclate de rire.

- J’ai un petit frère.

- Mais… il était au mess bien avant toi…

- Il m’avait réveillé et coiffé avant de vous rejoindre. Je n’avais plus qu’à me débarbouiller, à me fringuer et me traîner jusqu’au mess… Et pour répondre à la question que tu ne te poses pas, c’est aussi lui qui m’a aidé à me laver tous les soirs.

- Oh.

Je me suis tu un moment, en le fixant. Il avait un peu de peinture sur la joue droite. Comme j’avais arrêté de peindre un instant, il m’a regardé bizarrement.

- Qu’y a-t-il mon pote ?

- Dis-moi, pourquoi Lu.. Higgins a tiré sur ton frère ? On sait pourquoi ?

- Pas vraiment. D’après Lin, elle ne s’est pas adaptée à notre mode de fonctionnement et l’autre crétin de chasseur de primes a dû lui faire une offre intéressante, genre partager la prime, si elle l’aidait. Ou il a dû lui promettre de lui faire quitter l’Afghanistan. Mais je me demande s’il n’y a pas quelque chose de plus profond.

- Comment ça ?

- Tu trouves ça rationnel, toi, de croire que tirer sur le lieutenant de ta compagnie ça te permettra de rentrer chez toi en étant protégée contre le mandat d’arrêt ?

- Non, pas trop. En effet. Elle était peut-être déséquilibrée ?

- Oui… Ou alors… Non, c’est pas logique.

- Quoi ?

- Je me disais … Tu ne saurais pas, par hasard, si elle avait eu une aventure avec l’ancien Capitaine ou le Lieutenant ?

- Le lieutenant, non, je ne pense pas. C’était un sadique, une brute, et les filles l’évitaient comme la peste et le choléra réunis. Nos homos aussi. Même certains mecs plus légers que lui. Il faisait feu de tout bois, du moment que ça le soulageait. Il a coincé Tito, une fois, et heureusement qu’il est toujours armé, celui-là. Sinon… Je laisse passer un moment. Tu vois, ce mec, il aurait adoré Kris. Parce que c’est ton frère.

C’était risqué, cette phrase, mais je voulais faire passer le message. Ce type utilisait les amitiés pour faire souffrir, il s’en était pris à Tito pour me blesser. Erk n’a pas l’air de réagir.

- Sale type, dis-moi.

Ah, sa voix est un peu plate. Ça l’a touché…

- Oui, une ordure. Un vrai salopard. Le Capitaine, par contre… Un peu plus correct de ce côté-là, mais ça lui arrivait d’utiliser son grade pour obtenir ce qu’il voulait. Pourquoi ?

- Parce que je me suis dit qu’elle aurait pu vouloir les venger, mais les responsables, là, ce sont Lin et moi, pas Kris.

- Sauf si elle voulait vous faire souffrir, comme elle aurait souffert de la mort de son amant… Peut y avoir de la jalousie, aussi.

- Ah ? Envers qui ?

Là, j’hésite. Parce qu’Erk n’a jamais rien su de la tendresse de Tito et de Baby Jane quand on est rentrés de chez les FER pour la première fois, quand ils l’ont veillé de nuit. Et puis Erk n’a jamais rien fait vers Baby Jane.

- Baby Jane.

- Mais, pourquoi ?

Et je lui parle de cette nuit-là. De la p’tite Anglaise gironde qui se relayait avec nous à l’infirmerie pour lui parler et le rassurer. Des regards qu’elle lui lance dès qu’il a le dos tourné.

Il rougit et la fine cicatrice sur sa joue gauche, reçue en s’échappant de chez les FER, apparaît.

- Pourtant, je n’ai rien fait vis-à-vis de la miss.

- Je sais, tu n’as … disons que Doc c’est la première et que t’as attendu d’être sorti de convalescence pour…

- Non, ce n’est pas tout à fait ça. Je ne pouvais pas me jeter sur les filles dès notre arrivée, ç’aurait été déplacé. Mais je ne comprends pas pourquoi elle serait jalouse de quelque chose qui n’existait pas…

- Que veux-tu que je te dise ? La psyché féminine, c’est beaucoup trop complexe pour nous, tu ne crois pas ?

Et sur ce commentaire macho – honte à moi – on s’est marrés et on s’est replongés dans notre barbouillage de bécanes.

C’est un bien curieux visiteur qui a interrompu nos travaux de peinture.

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