A la dérive

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 Papy gravait les jours sur les rebords de la yole.

 Les yeux plissés, mangés par le soleil, il comptait et recomptait. Quarante-huit jours. Cela faisait quarante-huit jours qu'il dérivait, toujours vivant par la grâce de Dieu. Par la grâce du dieu des chrétiens, ceux de ses ancêtres africains, et peut-être même un peu ceux des Arawaks. Les poissons de l'océan avaient pitié de lui et daignaient de temps à autre se laisser attraper. Il les mangeait vivants, buvait leur sang, buvait l'eau de la pluie qu'il récoltait sans fin, et cochait le jour achevé dans le bois desséché de Lulubelle.

 La vaillante yole affrontait sa solitude avec vaillance, fendant de son étrave les vagues agressives. Quand la mer était d'huile, elle dérapait nonchalamment vers une destination inconnue. Au sud, semblait-il à Papy d'après l'inclinaison du soleil. Il espérait toujours qu'un courant charitable le ramènerait vers la terre. Quelle que fut cette terre.

 Pour ne pas sombrer dans la folie, il s'obligeait à parler à haute voix. Il parlait à Lulubelle, il parlait au ciel et à la mer, et même parfois au soleil. Il demandait au ciel d'être clément, à la mer d'être docile, et au soleil de calmer son feu qui lui brûlait la peau. Il parlait aux poissons dans l'océan, bénissait ceux dont le sacrifice lui permettait d'apaiser sa faim, bénissait l'eau de la pluie qui l'aspergeait à intervalles réguliers.

Oh Maman D'Lo, Yemana, n'ai-je pas suffisamment payé ma dette ? Montre-moi la terre, montre-moi le salut, je jure de te faire mes dévotions tous les matins.

 Mais Maman D'Lo restait muette. Insensible à sa douleur. Alors Papy fermait les yeux et s'adonnait au sommeil. Que pouvait-il bien faire d'autre ? Il partait dans ses rêves dans des contrées lointaines, toutes de neige et de blancheur, de vent frais et d'abondance. Il se roulait dans la poudreuse, glissait sur des lacs de glace, mais chaque fois le soleil revenait le meurtrir... Il tendait les mains vers la mer et s'aspergeait régulièrement, frottait vigoureusement le sel séché de sa chemise, et s'obstinait à observer l'horizon. Rien, pas le moindre esquif, par le moindre radeau, seul trois globicéphales noirs bondissant dans les vagues à quelques mètres de lui. Leurs gros yeux le narguaient.

 "Tu ne nous harponneras pas ! Tu ne nous harponneras pas !"

 Et Papy buvait de l'eau de pluie tiède et mangeait le poisson cru. Il faisait ses besoins dans un seau et s'obligeait à une toilette régulière. Puis il continuait à parler à la mer.

  Au bout du cinquantième jour, la mer lui répondit...


 Une nuit, Maman D'Lo apparut.

 Le ciel était clair et piqueté d'étoiles. La déesse parut dans une orbe de feu aquatique, et avec elle une armée de sirènes frétillantes. Sa longue chevelure rousse se déploya à la surface des eaux, et Papy pleura tant ce spectacle était beau. Les sirènes sautaient, faisaient des bons par-dessus la yole, éclaboussant Papy qui riait aux éclats. Il applaudit ce ballet magnifique et pleura comme un enfant.

 ― Oh Papy, Papy, viens avec nous, chantèrent les sirènes en chœur, viens danser avec nous dans la mer. Tu verras comme on est bien !

 Alors Papy se pencha. Ses mains battirent l'eau. Il s'aspergea la visage. Maman D'Lo s'agrippa au rebord et lui sourit. Elle avait une peau d'albâtre et ses langoureuses boucles cuivrées ferlaient derrière elle. Son visage était celui de Rita Hayworth. Elle inclina coquettement la tête et cligna des yeux. Oui, plonger dans l'eau, se laisser aspirer par elle pour apaiser les brûlures de son dos. Retrouver Rita et lui faire l'amour.

 Il ôta sa chemise et se dressa, prêt à sauter, mais alors l'aileron effilé d'un monstre marin vint fendre cette marée de chevelures. Les sirènes disparurent et Papy frémit. Il eut suffit d'un coup de mâchoire pour que le squale broie de ses dents la vaillante Lulubelle, mais le squale chassait, indifférent à l'humain en dérive.

 ― Que fais-tu, Papy, dit le requin, tu ne vas pas écouter ces garces ? Depuis quand les femelles sont-elles de bon conseil ?

 ― Elles sont charmantes, balbutia Papy. Et l'une d'elle... C'est Rita Hayworth.

 ― Papy, Papy, n'as-tu pas lu la légende d'Ulysse à l'école?

 ― Mon père m'en a retiré trop tôt.

 ― C'est dommage, on y apprend de belles choses. Je vais te raconter l'histoire d'Ulysse.

 Alors le requin raconta et Papy pleura. Il imagina sa mère et ses fiancées tisser le jour et défaire leur travail la nuit en espérant son retour.

 ― Elle est triste ton histoire, requin, se lamenta-t-il.

 ― Bien sûr que non, puisqu'il revient à la fin.

 Sur ce, le requin quitta Papy. C'était l'heure de la chasse et il avait faim. Il chassa le reste de la nuit, remonta de temps à autre s'assurer que Papy ne faisait pas de bêtise et que les sirènes ne revenaient pas le tenter, et repartit au matin, l'estomac repu, vers les profondeurs obscures de la mer.

                   ******

 Toutes les nuits, le requin gris revint lui tenir compagnie. Il lui racontait des histoires et Papy écoutait, ravi. C'était un requin érudit, ce qui était rare. Il connaissait l'histoire de la guerre de Troie sur le bout des nageoires, et Papy palpita en écoutant les aventures d'Achille et de ses Mirmidons, d'Hector et d'Andromaque. Il donna les traits de Rita Hayworth à Hélène, et son visage à Parîs. Il pleura quand Achille tua Hector, et plus encore quand Priam lui réclama son corps.

 Il imagina son père et sa mère réclamer à Maman D'Lo la dépouille de leur fils. Le croyaient-ils morts ?

 Le jour, les dauphins venaient danser devant l'étrave de Lulubelle. Les globicéphales revenaient régulièrement le narguer. C'était si drôle, ce pauvre humain malmené par les flots.

 "Tu ne nous harponneras pas ! Tu ne nous harponneras pas !"

 Un soir, profitant que le requin était parti chasser dans les entrailles subaquatiques, une sirène s'approcha de sa yole et se mit à chanter. Sa voix était douce et cristalline et émut Papy aux larmes. Elle s'accrocha au rebord de Lulubelle et sourit à Papy. Elle avait le visage de Rita Hayworth, les yeux de Rita Hayworth, la bouche de Rita Hayworth, et sa peau avait la douceur de celle de Rita Hayworth. Quand elle se hissa dans la yole aux côtés de Papy, sa queue de poisson se scinda en deux pour devenir une paire de jambes magnifiques, les jambes de Rita Hayworth...

 Elle était nue, superbement, plus belle encore que dans « Seuls les anges ont des ailes », et offerte, si impudiquement offerte. Ses reins creux, ses fesses rebondies, ses seins tendus vers lui, et cette bouche entrouverte, exquise tentation, plaisir glouton en lequel Papy sombrait tout entier. Son attrape-doudou s'étira sur toute sa longueur, sombre et musclé, puissant, habité par la force mystique que confère la passion. Il s'étendit sur elle et lui fit l'amour, un amour immodéré, fanatique, exalté... thaumaturge.

 Des jours et des nuits, Papy fit l'amour à Rita Hayworth, sous les yeux goguenards des trois globicéphales noirs.


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