Acte I - Scène 1

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Scène plongée dans le noir presque complet, à l’exception du fauteuil dans lequel siège DOLORES, les jambes croisées, le visage préoccupé. Ce fauteuil tourne le dos au côté cour. Au fond de la scène, une immense horloge dont les profonds tic-tacs résonnent en fond. L’atmosphère est lourde, emplie de tension. Les doigts de Dolorès tapotent le bras du fauteuil. Entre MONSIEUR MORT, côté cour. Il est vêtu d’un élégant costume, d’un haut-de-forme et a dans sa main une canne qui ne lui semble d’aucune utilité : en effet, sa démarche est volontaire et guillerette, et il fait tourner sa canne. Il avance sur scène sans que Dolores ne le voie.

MONSIEUR MORT, a parte

Beau jour qui s’annonce ! Le ciel est noir, les nuages orageux, et un homme est mort ! Pas n’importe quel homme : un homme qui s’est traîné à mes pieds, pleurant, le nez baveux, le corps tremblant, les paroles pathétiques. Un roi. J’ai vu des esclaves plus dignes. (silence songeur) Un roi est mort ce soir ! Le père d’un peuple, et le mari d’une reine. Et la voilà, cette reine ! Seule dans ce fauteuil, sans idée aucune de ce qui l’attend. Ignorante pour quelques minutes encore de la douleur, du désespoir, du deuil ! Dramatique attente pour ceux dans la confidence de ce presque secret qu’est le décès de son mari. Cette cachotterie n’en sera bientôt plus une, car je m’en vais lui annoncer -je dois me dépêcher, avant qu’un mortel ne le fasse avant moi. Je ne laisserai personne me voler ce plaisir ! Je l’imagine déjà, j’en tremble d’excitation -non, c’est faux, je ne peux pas trembler, mais c’est ce que je ferais sûrement si j’en étais capable. D’un pas léger mais assuré je me glisserai devant ce fauteuil, et la veuve se croyant mariée sursautera -elle ne m'aura pas vu arriver ! Viendra alors pour moi le temps de me présenter (« enchanté Votre Altesse, je suis la mort ») et pour elle celui de paniquer (« comment, la mort ? Ce n’est pas possible ! Vous êtes venu me chercher ? Oh non, non, mon temps n’est pas encore venu, je suis encore jeune et fringante ! »). Oh non, que vous ne vous fassiez pas de soucis, je suis simplement en visite de courtoisie, vous avez encore longtemps à vivre ! Et alors que je me délecterai du soulagement sur son visage, j’annoncerai que son mari, en revanche… Ô ! Panique et désespoir, dieux tous puissants, non ! Pas son mari, pas son mari ! Pas cet homme qu’elle aime de tout son cœur ! Son visage se décomposera, son corps entier se mettra à trembler, ses traits se creuseront au point de ressembler à un esprit errant. Elle tentera de nier, ne me croira pas ; je serai offensé, car j’excelle dans mon métier. Hé ! Je suis la mort, personne ne peut m’échapper. Alors la compréhension frappera : l’homme qu’elle adore est mort, et elle ne peut rien y faire. Ses jambes céderont sous son poids, et elle sera à genoux devant moi, m’adressant des prières qui devraient être réservées à son dieu. Non, je ne peux pas faire une exception, je ne peux pas le ramener à la vie : n’est pas Lazare qui veut ! Alors son discours changera : si je ne peux pas le ressusciter, que je la prenne elle aussi, qu’elle rejoigne dans l’éternité son mari ! Mais pour qui me prend-t-elle, un meurtrier ? Je laisse cette charge aux humains, c’est un emploi qu’ils semblent maîtriser. Ah, maudite soit la vie qui l’empêche d’être avec son mari ! Les rôles seront inversés, et c’est la mort qu’on va envier. Ah, et s’ensuivront alors larmes et lamentations ; je m’en délecte déjà. Mais mettons un terme à la fantaisie ! Voici de cette histoire l’héroïne : son nom est Dolores. Elle est la reine d’un royaume fort distant, lointain et reculé, bien éloigné de vous et de votre époque. Ceci est pour vous l’unique occasion de faire sa connaissance ; il s’agira sans doute d’une rencontre amère. Si j’ignore tout de sa vie, je sais tout de sa mort. Cependant, le temps n’est pas encore venu. Non, pour l’instant, vient seul le temps du deuil et du désespoir, des cris et de la douleur. C’est mon heure.

D’une démarche de dandy, exagérément grandiose et particulièrement articulée, Monsieur Mort s’avance, pratiquant une chorégraphie soigneusement planifiée. Il fait le tour du fauteuil où Dolores trône et soulève son chapeau d’un geste grandiose.

DOLORES

Qu-

MONSIEUR MORT, la coupant

Votre Altesse, quel plaisir d’enfin vous rencontrer ! J’en suis tout excité.

Dolores recule légèrement dans son fauteuil avant de se redresser, le menton haut, la posture royale.

DOLORES

Réfrénez-vous, je vous en prie. Vous êtes ?

MONSIEUR MORT

Enchanté !

Dolores reste silencieuse, fixant l’inconnu devant elle.

MONSIEUR MORT

Oh, vous vouliez connaître mon identité ! Pardonnez-moi, parler à des vivants est angoissant, j’en perds toutes mes manières. Je suis la Mort !

Monsieur Mort tend la main vers Dolores ; elle la fixe jusqu’à ce qu’il la retire.

MONSIEUR MORT

Hé ! Quelle réaction décevante !

DOLORES

Vous êtes bien fou, monsieur, si vous pensez que je vais vous croire. Partez maintenant. Je suis la reine, ne me faites pas perdre mon temps !

MONSIEUR MORT, a parte

C’est bien la première fois que l’on ne me croit pas ! Quel sentiment étrange ! Je me sens… futile. Peut-on jamais qualifier la mort de futile ?

À Dolores

Vous m’offensez, Dame. Comment faut-il que je vous persuade ? Faut-il que vous sentiez ce froid qui s’insinue en vous ?

(Dolores frissonne. Monsieur Mort la fixe du regard)

Faut-il que vos intestins se contractent, que vos poils se hérissent dans votre nuque ?

(Monsieur Mort parle de plus en plus lentement, sa voix se fait plus grave. Les tic-tacs de l’horloge ralentissent avec lui.)

Faut-il que votre cœur se mette à battre de plus en plus vite, tant et si bien que vous avez l’impression qu’il va soudainement s’arrêter car vous ne pouvez pas tenir le rythme ?

(Dolores pose sa main sur son cœur. Ses yeux s’écarquillent. Monsieur Mort se penche et se rapproche d’elle lentement ; un sourire fend son visage alors qu’il savoure la peur qui se forme sur les traits de sa royale interlocutrice.)

Faut-il que vos poumons, de plus en plus oppressés, se trouvent petit à petit en manque d’air, vous donnant le sentiment de suffoquer ?

(La respiration de Dolores se fait plus courte, plus rapide, plus paniquée.)

Faut-il que votre tête vous semble sur le point d’exploser ?

Ils restent quelques secondes ainsi, le visage de Monsieur Mort à quelques centimètres à peine de celui de Dolores, qui a pris une expression terrifiée et dont le corps tente de s’enfoncer dans le fauteuil, aussi loin que possible de Monsieur Mort.

DOLORES

Vous… je…

MONSIEUR MORT

Oui ?

DOLORES

Vous êtes venu m’emporter ?

MONSIEUR MORT

Que feriez-vous, si c’était le cas ?

DOLORES

Je… je vous en supplie… je ne peux pas mourir ! Pas maintenant ! Pas alors que je suis enfin-

Monsieur Mort éclate de rire.

MONSIEUR MORT

Hé, hé, calmez-vous ! Respirez, souriez ! Votre temps n’est pas encore venu.

Dolores se détend. L’horloge retrouve son rythme normal.

MONSIEUR MORT

Mais ce n’est pas qu’une visite de courtoisie, je le crains ! Préparez-vous, Votre Altesse, car une catastrophe bien terrible s’abat sur vous.

Dolores se contracte à nouveau.

DOLORES

Quoi ? Que se passe-t-il ?

MONSIEUR MORT

Votre mari ! Votre mari, Votre Altesse, le roi ! Quelle tragédie, quelle perte ! Ah, le voilà parti pour toujours ! Jamais vous ne le reverrez ! Et voilà, parti l’amour !

DOLORES

Ah.

Dolores est détendue ; son visage est plus neutre que jamais, et elle fixe Monsieur Mort d’un regard vide.

MONSIEUR MORT, a parte

Comment ? Pas de réaction ? Pas de cris, pas de larmes, pas de supplications ? Mais où est la beauté, où est l’amusement ? Hé ! M’aurait-on trompé ? Ne suis-je donc pas dans une tragédie ? Laissons-lui quelques minutes. Cela doit-être le choc. D’ailleurs, m’a-t-elle seulement compris ?

A Dolores

Votre mari, Votre Altesse ! Cet homme avec qui vous avez partagé tant d’années de votre vie !

DOLORES

Merci, j’avais compris.

Un silence s’installe ; Monsieur Mort et Dolores se fixent un instant.

MONSIEUR MORT

Eh bien ?

DOLORES

Eh bien quoi ?

MONSIEUR MORT

Où sont les cris, les larmes, les supplications ?

DOLORES

Vous n’en entendrez certainement pas venir de moi.

MONSIEUR MORT

Hé ! Vous n’allez tout de même pas me remercier de l’avoir emporté ?

DOLORES

Je n’ai personne à remercier, pour un… phénomène naturel… qui est pour son âge tout à fait approprié.

MONSIEUR MORT

Un phénomène naturel ? Votre Altesse, vous parlez comme s’il était mort de vieillesse ! Ah, que l’ignorance est douce ! Mais madame la Reine, votre mari a été empoisonné ! C’est dans la bave écumante et la douleur absolue que je l’ai récupéré !

A parte

Sûrement, c’est l’ignorance qui la maintenait dans un tel état de désaffection. Mais maintenant qu’elle connaît la vérité, que cette mort était un crime éhonté et qu’en aucun cas il ne s’agissait d’une fatalité, la voilà qui rentrera enfin en action !

DOLORES, blasée, très mécanique

Oh non. Un criminel, dans mon château. Oh, que je souffre, que j’ai peur. Cet homme aimé de ses servants, voilà qu’il ne peut plus… leur donner d’ordres. Qui pourra donc écouter ses royaux commandements, qui pourra donc ouïr ses soliloques divins ? Ah, quelle tristesse !

MONSIEUR MORT

Et bien… c’est… décevant.

DOLORES

Décevant ?

MONSIEUR MORT

Oui ! Où sont les cris, les larmes, les supplications ?

DOLORES

Est-ce donc la réaction usuelle à l’annonce de la mort d’un mari ?

MONSIEUR MORT

D’un mari, d’une femme, d’un enfant, qu’importe ! Des cheveux arrachés, des larmes à abreuver un désert entier, des geignements à rendre jaloux un poupon ! Et que dire de ceux qui se roulent au sol, qui cognent leur front contre le mur, qui blasphèment contre des dieux qu’ils ont idolâtré toute leur vie !

DOLORES

Ah, les hommes sont bien violents face à la perte de leur amour.

MONSIEUR MORT

Et vous, alors ?

DOLORES

Je suis une reine.

MONSIEUR MORT

Mais ne venez-vous pas de perdre votre amour ?

Dolores sourit ; c’est un sourire sinistre. Elle ouvre la bouche.

SERVITEUR, des coulisses, affolé

Votre Altesse, votre Altesse ! Dolores, Dolores !

Des bruits de pas se rapprochent. Dolores se tourne vers Monsieur Mort, une panique visible donne vie à son visage.

DOLORES

Ah ! Mon Serviteur ! Que faire, s’il me trouve à discuter avec celui qui a emporté son roi ! Une reine, qui fricote avec la mort ! Que de troubles, que de conflits !

MONSIEUR MORT

Ne vous en faites pas, Votre Altesse ; je suis doué pour me cacher.

DOLORES

Vite, vite ! Disparaissez ! Que dirait-on de moi par la suite ?

Monsieur Mort recule jusque dans l’ombre au fond de la scène, à côté de l’horloge. S’il est difficile de le distinguer, lui a un regard surplombant la scène. Dolores s’agite, mal à l’aise, sur son fauteuil.

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