Potentialité

9 minutes de lecture

— À quoi pensez-vous ?

Le regard de félin jaune de Zrivian était posé sur moi, plus inquisiteur que jamais.

— À rien, mentis-je.

Je le vis esquisser un sourire, un sourire secret et rapide du coin de ses lèvres aux bords piquetés de poils gris. Un semi-ældien barbu était suffisamment extraordinaire pour que je m’inquiète d’autres aptitudes cachées, comme la télépathie, par exemple.

Je décidai donc d’être franche.

— Je pensais à mon époux. À chaque fois que nous sommes séparés par un évènement fortuit, tous les regrets, les doutes et les zones d’ombre de notre relation viennent me hanter comme une armée de fantômes. C’est toujours comme ça.

Zrivian planta son regard froid sur moi : c’était le maximum qu’il puisse faire pour avoir l’air désolé.

— Dites-vous bien que si votre mari n’avait pas donné sa vie pour vous permettre de vous échapper, vous seriez morte, vous aussi.

— Vous pensez donc qu’il est mort ?

— C’est fort probable. Je vous l’ai dit : peu d’humains s’échappent de Dorśa.

— Vous savez comme moi qu’il n’est pas humain, murmurai-je.

— Vous avouez donc être en commerce avec un ældien ? Quel est votre nom, déjà ? Votre signature visuelle m’est familière.

Zrivian m’avait eue. Je poussai un soupir de dépit, plus pour lâcher du lest qu’autre chose. Je n’avais qu’une envie : qu’il disparaisse. Mon vœu, d’ailleurs, allait bientôt être exaucé. Il avait fini de s’équiper, et il s’apprêtait à monter dans la barge de sortie extravéhiculaire pour partir à l’abordage de la station. Devant la porte, il s’arrêta et me lança une dernière menace :

— Lorsque je reviendrai, et que la situation sera stabilisée, nous aurons une petite discussion, vous et moi, lâcha-t-il en attachant ses longs cheveux blonds en demi-chignon.

Il ajusta son casque, et son visage fut bientôt baigné dans une lumière orangée qui faisait disparaître la lueur surnaturelle de ses yeux. Ne restait plus qu’une pupille effilée de félin, qui braqua sa béance elliptique une dernière fois sur ma personne avant de se détourner.

— Tout est OK. Niko, ouvre la porte.

Le gamin posa un doigt nonchalant sur le bouton. Le vrombissement du signal de sécurité se mit à hululer comme une harpie de mauvais augure. J’eus soudain un très mauvais pressentiment.

La station orbitale de Corot-7b flottait dans le vide en tournant lentement sur elle-même comme une toupie ivre : avec sa forme en croix multiples, elle m’évoquait ces structures qui servaient, à Oceania, à briser l’assaut destructeur des vagues des tsunamis. Contre quelle catastrophe cette station était-elle en train de lutter ?

— Vous devriez me laisser monter avec vous, murmurai-je sans cesser de fixer l’inquiétant objectif.

Zrivian ne daigna même pas se retourner.

— Pas question. Vous restez là, sous la surveillance de Niko. Fin de la discussion.

Je jetai un regard à Niko : il n’avait pas l’air plus rassuré que moi.

Nous suivîmes la haute silhouette blindée de Zrivian jusqu’à l’entrée du sas. Au bout l’attendait un module mystérieux, d’un type que je n’avais jamais vu. Il était vrai que je n’étais plus au courant des dernières technologies en matière d’ingénierie spatiale, depuis que je m’étais reconvertie dans l’agriculture. Et le SVGARD avait toujours été à la pointe des dernières avancées : ils étaient, après les condamnés sur Ketheres, les premiers à tester les nouveaux prototypes.

Avant d’enclencher la fermeture du couloir de raccordement, Zrivian transmit quelques instructions de dernière minute à son blafard partenaire, puis il se tourna vers moi.

— Pas de blague, hein. À la moindre alerte, Niko a ordre de vous coller en caisson cryo avec la dragonne. Je vous rappelle que son corps est un modèle P – 61115, composé d’un alliage plus dur que le titane… il n’aura aucun mal à vous maîtriser pou vous y enfermer de force, s’il le faut.

Je hochai la tête, docile. Tout le monde détestait la cryo, cette technologie obsolète qui donnait la nausée et tant d’effets secondaires. Zrivian dut croire que sa menace faisait effet. Il nous jeta un dernier regard jaune, puis il abaissa le levier. Le signal se mit à hurler, tandis que sa haute silhouette disparaissait derrière les deux battants du sas.

*

— Vous voulez quelque chose à boire ? Un nes, peut-être ?

Niko se comportait à moi plus comme un maître d’hôtel qu’un geôlier. J’acceptais son offre de paix en demandant une boisson vitaminée, et il disparut aussitôt la préparer, me laissant le loisir de m’approcher des instruments de navigation du vaisseau.

Il n’y avait rien de bien nouveau. Cela faisait des années que je ne pilotais plus – et voyais peu de vaisseaux humains – mais les instruments n’avaient pas tellement évolué. Ou alors, Zrivian se contentait d’une vieille barge.

Niko était revenu, portant un plateau en carbone laqué, sur laquelle trônait une petite théière transparente contenant un liquide fluo, avec deux tasses.

— Vous examinez notre console de navigation ?

Je me retournai.

— Tout cela n’est pas de première jeunesse. Je pensais qu’on avait plus de moyens, au SVGARD.

— C’est la fonction publique, répliqua Niko en posant le plateau. Le gouvernement accorde plus de budget à la légion, désormais, avec tous ces soulèvements civils, sans parler des menaces extraterrestres… c’est une erreur, bien sûr, car la vraie menace vient de l’intérieur, mais nous nous en contentons.

Il me versa puis me tendit une tasse. Je le remerciai, et attendis qu’il se serve avant de rebondir sur ce qu’il venait de m’apprendre.

— Une menace intérieure ? Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? Je croyais que la plus grande menace, pour vous, c’était les ældiens.

— Ça dépend pour qui. Le SVGARD est une entité vaste et complexe, divisée en plusieurs factions. L’une de ces factions est très religieuse, et pense que le but de l’organisation est de rétablir la loi de l’Unique sur l’univers, et d’établir un consortium religieux intergalactique. Mais pour nous – Zrivian et moi, en tout cas – ce qui compte le plus, c’est notre mission de service public. Et pour cela, il faut un gouvernement stable et fort, des infrastructures sécurisées. Or, comme vous le savez, le Réseau est contaminé… il est grignoté par les zones rouges, et devient de moins en moins sûr.

— Vous pensez que les factions fanatiques du SVGARD ont à voir avec cette contamination ?

Niko secoua la tête.

— Non. D’après ce qu’on sait, l’origine de cette contamination est bien externe, et il semblerait qu’elle remonte à de très anciens groupes terroristes, à l’œuvre au tout début de la mise en place du Réseau, et peut-être même avant… Gérald enquête justement là-dessus. C’est pour ça qu’il était là-bas, à Dorśa.

Je hochai la tête lentement. Ce Niko se montrait bien bavard, et il ne fallait surtout pas qu’il s’arrête.

— La contamination serait donc l’œuvre des Sombres ?

— Non plus. Ils apparaissent comme les boucs-émissaires idéaux, c’est vrai, et certaines huiles aimeraient bien leur faire porter le chapeau… mais nous sommes à peu près sûrs qu’ils n’y sont pour rien. Pas directement, en tout cas. Les zones rouges sont aussi dangereuses pour eux que pour nous…

— Qu’est-ce que c’est, exactement ?

— On ne sait pas trop. Une sorte d’effondrement gravitationnel, des zones de vide absolu, des trous qui apparaissent de nulle part et grignotent de plus en plus les espaces où ils apparaissent… en soi, ce ne serait pas si grave si elles se contentaient d’être là. Le problème, ce sont les choses qui y entrent, et qui en reviennent.

Je dissimulai un frisson. J’avais déjà vu certaines de ces choses. Pendant la fuite de la colonie rebelle, Padma, nous avions été attaqués par ces êtres : des humains qui étaient entrés volontairement dans une zone rouge, pour en revenir à jamais changé.

— Vous parlez de ceux qu’on appelle les hérétiques.

Niko releva son regard clair sur moi.

— Gerald et moi, nous n’employons pas ce mot. Ces gens ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Ce n’étaient que de pauvres hères, qui pensaient pouvoir accéder à l’immortalité gratuitement, de manière facile. Nous vivons dans une société très inégalitaire, vous savez. Certains peuvent vivre des siècles, parce qu’ils en ont les moyens – alors que d’autres meurent comme des chiens, dans l’oubli et l’indifférence la plus totale. Beaucoup s’engagent pour avoir une chance de bénéficier d’une reconstruction cybernétique, mais combien d’entre eux y parviennent effectivement ? À peine une poignée d’élus.

— Comme vous, remarquai-je.

— C’est pourquoi je m’estime débiteur. Gerald et moi avons été choisis parmi d’autres pour servir le bien commun. C’est notre mission. Vous comprenez ?

J’acquiesçai lentement, affectant un air pensif.

— Je doute que tout le SVGARD pense comme vous, objectai-je néanmoins. J’ai eu affaire à certains de vos collègues, par le passé… ceux que j’ai rencontrés étaient des fanatiques injustes, qui se pensaient élus par une sorte de démiurge les autorisant à commettre toutes les exactions possibles.

— Oui, c’est la faction religieuse, sous les ordres directs de Frère Friedmath… ils se réclament d’une orthodoxie assez sévère, dépendant d’un cadre qu’on appelle Père Angelus.

Père Angelus… voilà un nom qui annonçait la couleur.

— Cette faction là se fiche bien de la sécurité des usagers du Réseau, continua Niko. Tout ce qui les intéresse, c’est leur foi, et le combat contre tous ceux qui ne la partagent pas. Pour eux, les ældiens en particulier sont les pires des traîtres, car ils ont trahi Dieu et se sont détournés d’iel.

Je haussai un sourcil.

— Les ældiens ? Mais ils n’ont même pas la même religion que nous ! Leurs dieux sont des espèces d’ancêtres archétypaux qui représentent une qualité ou un concept, mais qui n’existent pas vraiment...

Niko me jeta un regard rapide.

— Discutez un peu avec un ældien et vous verrez… ils détestent qu’on aborde ce sujet. C’est tabou, pour eux. La plupart ont préféré oublier.

— Oublier ? Oublier quoi ?

— Oublier qu’ils étaient autrefois les esclaves d’une civilisation encore plus puissante, d’une entité que certains, ici, appellent l’Unique, ou le Créateur. Dieu, ou Mannu, chez les ældiens.

Je m’étais tellement penchée en avant que, sans même m’en apercevoir, je m’étais rapprochée de Niko au point de sentir l’odeur de silicium qui se dégageait de sa peau. Je me reculai.

— Je n’ai jamais entendu parler ce cette histoire…

— Les quelques milliers d’ældiens encore présents aujourd’hui sont trop jeunes pour s’en souvenir, et les souvenirs de leurs réincarnations précédentes sont enfouis profondément dans leur cerveau. Mais certains s’en souviennent, et cela leur est très douloureux. C’est le cas des Sombres.

Les Sombres. Les Niśven… Lathelennil. Il devait savoir, lui !

— Mentionner l’Unique, et le rôle qu’ils tenaient auprès d’iel reste le meilleur moyen d’enrager définitivement un ældien. Les Inquisiteurs appuient sur ce bouton fréquemment.

— Les Inquisiteurs. Comme Zrivian, donc.

Niko secoua la tête.

— Négatif. Gerald n’a jamais pu accéder à ce grade, à cause de ses origines justement. Vous n’avez pas idée de ce qu’il a vécu, de ce qu’on lui a fait subir, pour le seul péché d’avoir du sang ældien… les perædhil sont les vrais damnés de ce monde. Rejetés par les deux côtés, considérés comme des aberrations… et pourtant, ils détiennent de grands pouvoirs, bien plus puissants, potentiellement, que ceux d’un sang pur. Ils détiennent la potentialité, la seule qui compte vraiment. Le pouvoir de décider, que nous tentons vainement de reproduire…

Le discours métaphysique de Niko m’avait perdu, mais pas ce qu’il disait des perædhil. Je savais que ces derniers étaient habités par quelque chose de plus grand qu’eux, pour l’avoir senti chez mes enfants.

— Vous savez, fis-je en me penchant à nouveau en avant, je crois comprendre ce que vous dites… mes enfants sont des demi-sang, comme votre collègue Zrivian. Trois d’entre eux ont disparu, et c’est pour les retrouver que je me suis rendue sur Dorśa avec mon époux, leur père ældien, et notre navigatrice wyrm… nous pensions que Fornost-Aran saurait...

Niko releva un regard sévère sur moi. Toute la mélancolie et la compassion dont il avait fait preuve précédemment avaient disparu.

— Vous et votre mari, vous avez fait une erreur. Les demi-sang sont une aberration, Gerald est le premier à le dire. En les mettant au monde, vous leur avez causé une grande souffrance. Vous avez également mis en danger la stabilité de notre société… vous vous êtes montrée irresponsable. Tout ça pour quelques minutes de plaisir charnel !

Je me redressai, outrée. Une fois de plus, on réduisait ma relation avec Ren à une banale et vulgaire histoire de sexe.

— Mais… je ne vous permets pas de me juger ! Qui vous dit que ce n’était que quelques minutes, en plus ?

La situation avait basculé en à peine une demi-seconde. Niko se releva, et il ramassa tasses et théière.

— Vous confesserez tout cela à l’agent Zrivian quand il reviendra. Puis nous vous escorterons à un autre monastère orbital, où vous irez raconter votre histoire à des cadres plus haut placés. Ils vous aideront à retrouver vos enfants, qui doivent, de toute manière, être gardés sous surveillance.

Cause toujours, coco. Je m’armai de mon masque d’impassibilité et l’aidai à ranger les restes de nos maigres agapes.

J’étais désormais déterminée à m’enfuir d’ici au plus vite.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0