Ce qu'il advint de Lathé I

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Tomber. C’est ce que nous faisons le mieux. Avons-nous d’autre choix que de continuer à chuter ?

Et il tombait. Inlassablement. La chute fut longue, plus longue encore qu’elle ne l’était dans ses souvenirs. Un tunnel lumineux, constitué de cercles ascendants… Sorśa. La Pure Lumière, qui toujours revenait. C’était ce qu’on leur avait donné en garde. La signification de leur mission… Libéré, Lathelennil se sentait monter vers cet astre qui embrasait tout, ses ailes le portant loin et haut. Non. En fait, la spirale était descendante. Il tombait, oui. Maintenant il se souvenait. Promus champions de la Voie, ils avaient finalement été recalés, abandonnés, et poussés vers l’abîme, passant par tous les niveaux d’existence un à un. La Chute. Dans la gueule de Shemehaz, le traître. Maintenant, il se souvenait. Les Déchus. Les Tombés. Les dorśari, les Sombres. Les Non-Bénis. Tant de noms ils avaient porté… Parce que leur destin était de tomber. Comme lui.

Cette fois, la chute de Lathelennil s’arrêta sur le sol froid et dur de son cair. Les deux mains à plat, l’os de la pommette pulsant douloureusement, il se releva avec une lenteur de victime. L’habitacle était plongé dans le noir. Bien sûr, il voyait, car ses yeux pouvaient percer les ténèbres. C’est ainsi que ses pupilles acérées tombèrent sur Rhaenya. Cette fois, la wyrm était morte.

Lathelennil poussa un petit soupir, parce qu’il ne pouvait pas donner plus pour l’instant. Sa cage thoracique était enfoncée : c’était le diagnostic que lui transmettait sa combinaison, envoyant de stridents signaux de mort imminente aussi volatils et hystériques qu’une harde de chauve-souris chassées d’une grotte. Lathelennil attrapa le câble neuronal fiché dans sa nuque et se débrancha. Le hurlement de ban-sidhe se tut. Enfin tranquille. Puis il se traîna jusqu’à la console, y planta ses griffes renforcées d’iridium, tenta de se relever péniblement. Plus faible qu’un hënnel tout juste sorti de la matrice sanglante de sa mère, il ne pouvait que grimper. Cette ascension prit un certain temps. Enfin parvenu au niveau de son tableau de bord, il attrapa la fine chaîne de mithrine sur laquelle était suspendu un petit dragon finement sculpté dans le bois-de-wyrm et, l’ayant enfermé dans son poing, il se laissa glisser au sol à nouveau.

Dormir. C’était tout ce qu’il voulait faire. Mais il devait d’abord s’occuper de Rhaenya, pendant qu’il le pouvait encore.

— Rhaenya, râla-t-il d’une voix sifflante, méconnaissable. Rentre à la maison.

Le corps de la wyrm s’envola dans une fumée noire, et l’effigie pulsa dans sa main. Il la passa autour de son cou, lentement. Puis il se laissa retomber sur le sol.

S’ils veulent me tuer, qu’ils le fassent.

Il n’avait plus la force de lutter. Du reste, il plongea dans un abîme salvateur.

Lathelennil pensait se réveiller dans le donjon du meilleur maître-bourreau d’Ymmaril, ou ne pas se réveiller du tout. Peut-être même allait-il enfin rencontrer son créateur, l’omnipotent Mannu, et pouvoir lui cracher à la figure. Or, il ouvrit les yeux dans un environnement blanc et lumineux, une chose étrange lui barrant bouche et nez. Une lueur éblouissante, en entrant dans son champ de vision sans crier gare, le fit sauter sur place et feuler. Ou du moins, telles étaient ses intentions.

— Attention, entendit-il dire en Commun. Il est réveillé. Doucement avec la lumière. C’est un chat-singe de variété unseelie, et donc de régime exclusivement nocturne : ils ont horreur de ça.

L’ældien ouvrit les yeux d’un coup, alarmé. Et il essaya immédiatement de bouger. Comme il le craignait, ses membres étaient encore engourdis.

Autour de lui, des visages humains – les faux-singes adannath – le fixaient, bien planqués dernière une vitre. Yeux ronds d’animal innocent, faces de glaise à peine ébauchées, pensées simples. Certains étaient ébaubis – pour ne pas dire ébahis – d’autres, au contraire, concentrés. Le regard encore brumeux, Lathelennil vit deux grands bras mécaniques s’activer au-dessus de lui. Des machines humaines. Elles le fascinaient, et il songea que celles-ci, inconnues de lui, feraient merveille dans sa collection. Mais lorsqu’il voulut tendre la main pour les toucher, il se rendit compte qu’il était attaché. D’un coup de dents, il détruisit son bâillon.

— Qu’est-ce que… Fer et cendres !

L’habituel juron ældarin avait fusé de sa bouche. En entendant sa voix gutturale, certains humains parmi les moins éprouvés sautèrent sur place.

— Du calme, fit celui qui avait l’air concentré. Il vient seulement de parler. Soeur Niut ?

Une voix sûre d’elle de femelle humaine résonna alors.

— Il a dit enfer et damnation, traduisait-elle improprement. Visiblement, il n’apprécie pas d’être immobilisé.

Une flopée d’humains se hâtèrent d’accomplir un geste conjurateur, qui, désagréablement familier, fit grogner tout bas Lathelennil. Mais le maître-bourreau – c’était celui qui manoeuvrait les bras mécaniques – parut soulagé.

— C’est absolument nécessaire, pourtant !

Les immenses pupilles noires de Lathelennil se déplacèrent sur le propriétaire de la voix. Celui-là, il pouvait se réjouir d’être hors de portée de ses dents ! Non seulement on l’attachait comme un vulgaire esclave, mais en plus, on rapportait improprement ses paroles.

— Regardez ses yeux… La pupille est complètement dilatée, au point d’avoir envahi toute la sclère ! murmura une femelle bien en chair exhalant une délicieuse odeur de sang frais, qui vint titiller les narines sensibles de Lathelennil.

Il aimait bien les humaines pour cela, justement : elles sentaient souvent le sang. Une fois par lunaison solarienne, dans leur meilleur âge.

Je goûterai à ce cru-là plus tard, décida-t-il. Un tel nectar, à portée de main, était bienvenu.

— Et ses crocs… C’est du métal, non ?

— Il les as coulé dans de l’iridium pour les renforcer ! observa une voix exsudant un agréable soupçon de peur.

— Du tuning ? Chez les ældiens ? demanda une autre, incapable de dissimuler sa stupéfaite admiration. Je croyais qu’ils détestaient les augmentations artificielles !

— Je le répète, c’est un unseelie, répondit celle que Lathelennil identifiant comme la traductrice. Ces ældiens sont différents des autres. Leur physiologie a évolué d’une manière très caractéristique et spéciale.

— Des créatures vicieuses et féroces, qui ont tourné le dos à la lumière pour se vautrer dans la luxure et la déviance, pérora l’un des mâles. Un déchu !

Son constat amena une nouvelle salve de gestes conjurateurs.

En dépit de la situation, Lathelennil se sentit presque flatté. Au moins, ces humains ignorants savaient ce qu’était un dorśari. Pour les récompenser, il leur ferait l’honneur de les prendre avec lui. Maintenant que Rhaenya était morte, et qu’il ne pouvait plus rentrer à Ymmaril, il allait avoir besoin de nouveaux serviteurs.

— Je suis le prince de Sorśa, coassa-t-il en Commun. Lathelennil Niśven. Troisième… Non, quatrième dans l’ordre de succession au trône d’obsidienne, porteur du sang originel. Si vous me libérez immédiatement et que vous coopérez avec zèle, seuls seront punis ceux qui m’ont entravé de manière si dégradante. Les autres seront généreusement récompensés. En cas de refus… Votre punition sera à la hauteur de la faute.

Un silence glacial – que Lathelennil interpréta comme de la crainte et de l’admiration – suivit son annonce. Il décida donc de les instruire un peu plus de leurs futurs devoirs.

— Le maître-bourreau achèvera de me rafistoler, puis il ira me chercher un vaisseau digne de ce nom. Pendant ce temps-là, la femelle saignante me fournira généreusement cet ichor épais et odorant qui s’écoule de son petit ventre. Que les autres ne soient pas jalouses : je vous prendrai tous sur mon cair, et pour le sang, ce sera chacun votre tour. Les femelles seront bien sûr prioritaires. Mais votre stupide traductrice devra montrer plus de respect à notre langue-mère : j’ai dit fer et cendres, pas enfer et damnation. Que savez-vous de la damnation, d’ailleurs ? Rien du tout !

Sa diatribe s’acheva sur une quinte de toux. Lathelennil avait toujours eut le système respiratoire fragile, et voilà que sa poitrine était enfoncée. En réalité, sa cage thoracique était ouverte comme les deux ailes d’une eyslyn, alors que le bras mécanique s’activait dessus.

— Qu’a-t-il dit ?

— Il tente de marchander, fit la traductrice d’une voix froide. Ils parle de récompenser ceux qui coopéreront avec lui et de punir ceux qui s’y opposeront. Tout cela agrémenté de menaces et d’obscénités diverses. Le discours habituel, en somme.

— Je l’ai entendu parler de Sorśa… Cela ne veut-il pas dire lumière, en ældarin ? Ce serait donc un seelie ? s’enquit innocemment la sœur qui avait ses menstrues.

Lathelennil lui jeta un regard en biseau, entre la gourmandise et la colère. Un lumineux ! Lui, un fier prince d’Ymmaril !

— C’est le moment d’apprendre à discerner un seelie d’un unseelie, Sœur Yolen, répondit l’un des faux-singe en adoptant un air docte. Son corps est couvert de coordonnées abismatiques, destinées à la configuration d’énergies outre-mondaines et autre manipulations extra-planiques : on ne verra jamais ça sur un seelie. Deuxième point, les yeux. Ainsi que l’a remarqué Frère Avit, ses pupilles sont visibles à l’œil nu et complètement dilatées, ce qui est typique des ældiens unseelie. Et visiblement, il déteste la lumière.

— Les unseelie se nomment eux-mêmes sorśari par provocation envers leurs cousins, avec qui ils sont en guerre depuis des centaines de millénaires. Ils sont également très menteurs, contrairement aux autres membres de leur espèce. Ce sont des créatures viles, perfides, brutales et provocatrices, parmi les plus vicieuses des organismes à base de carbone qui peuplent la galaxie, précisa la traductrice.

— La moitié de sa chevelure est blanche : il est peut-être hybride. D’un parent seelie et d’un parent unseelie, objecta un autre.

À base de carbone, lui, un ældien, dont le cœur était fait du feu des étoiles ! Lathelennil ouvrit la bouche pour faire part de son indignation devant tant d’ignorance, puis il se ravisa. Cela ne servait à rien.

Ici, personne ne semblait le craindre. Normalement, les espèces inférieures tremblaient devant lui, les peuples – l’univers ! – se prosternait au seul nom de Dorśa. Or, dans ce repaire de faux-singes, on babillait en l’ignorant.

— Il est vraiment affreux, eut l’audace de pérorer une troisième guenon. Ce visage exsude la malice et la cruauté : il est plus animal que sapiens. Regardez-moi ces oreilles fines et pointues, on dirait des petites cornes... Ces yeux sans fond, ce teint blafard, ces joues émaciées... Ce corps couvert de scarifications et de glyphes hérétiques ! Et il a six doigts, c’est répugnant… Il est encore plus laid qu’un ældien de pure clarté.

— Je ne suis pas d’accord, objecta la nonne qui saignait comme un bon steak. Si tu ne regardes qu’un seul côté de son visage, indépendamment… Regarde le côté aux cheveux noirs, puis l’autre. Et tu verras qu’il est d’une grande beauté, comme les autres ældiens.

— Les ældiens sont des monstres sans âme ni morale, continua l’autre. Tous. Les trouver beaux, c’est faire preuve d’hérésie, Sœur Yolen.

Cette diatribe scandaleuse fut heureusement interrompue par le chef de ce troupeau de femelles piailleuses et imbéciles, celui à l’air concentré et aux bras mécaniques.

— Surveillez-vos paroles ! Nous sommes des ecclésiastes, par l’Unique ! Les voies de la Perdition sont trompeuses. Qu’ils vous semblent monstrueux ou au contraire fabuleux, les ældiens forment un race vouée à la dimension infernale de l’univers, et les unseelie plus encore que les autres. Ce spécimen est le Mal incarné, c’est une créature maligne et cruelle, dont il faut se garder d’écouter les discours pervers et tentateurs. Cessez de le regarder et ne l’écoutez pas : ce serait tomber dans son jeu. La tour Magdala nous envoie un Grand Inquisiteur : il saura quoi faire.

L’Officio Inquisitorium. C’était donc ça… Les derniers descendants d’une secte adannath particulièrement obstinée et stupide, persuadée de détenir la vérité ultime de l’univers. Stupide, mais également très dangereuse. Dès que lui et ses cousins en croisaient, ils avaient coutume de les massacrer tous jusqu’au dernier, femme et enfants compris, sans jamais faire de prisonniers.

Il était foutu. Entre les fidèles de l’Unique et son peuple, les rancunes étaient longues et violentes. Nul doute qu’ils allaient faire de son cas un exemple.

Lathelennil ferma à nouveau les yeux. Il était épuisé. Il sentait vaguement une douleur bienvenue à l’endroit où la machine s’activait sur lui, mais pas suffisamment pour le stimuler.

— Sa tension baisse. Ré-injectez-lui un peu d’adrénaline. Je ne voudrais pas qu’il tombe en stase comme l’autre spécimen.

Mais le produit n’eut que peu d’effet sur Lathelennil, déjà saturé de substances diverses. Il sombra dans un sommeil agité, et fut impossible à réveiller.

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