Mission de secours : II

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Le problème, c’était de se rendre sur Æriban, une planète dissimulée dans une dimension de poche, verrouillée dans un repli de l’espace-temps comme une perle dans son écrin de nacre, et qui ne s’ouvrait que devant le non-initié. Je m’étais déjà rendue sur Æriban sous une forme ældienne. Elbereth-la-wyrm en était originaire, et Dea était une machine. Quant à Ren, en étant le « gardien » officiel, il ne pouvait pas descendre sur la planète de l’initiation sans prendre le risque de perdre à nouveau ses souvenirs et y rester coincé pour toujours, en se transformant en une brute sans âme comme les anciens qui avaient tenu son rôle, condamnés à faire passer les tests aux apprentis sidhe pour le reste de l’éternité. Il ne restait plus que nos enfants, comme candidats possibles. Pour moi, ce n’était pas une option. Mais Ren pensait différemment… À l’instar de tout parent ædhel digne de ce nom – et qui éprouve le besoin de tester ses enfants et de les envoyer aux ordalies les plus impitoyables – Ren se retourna et contempla les petites d’un œil froid.

Alignées en rang comme des petits soldats, Shëol, Shelwë, Lalaith et Elarya contemplaient leur père, quêtant son ordre et son approbation. Chez les ældiens, les petits d’une tribu constituent une réserve toujours avide de précieux soldats, qui brûlent de faire leurs preuves et de se montrer dignes de leurs aînés en accomplissant de hauts faits, susceptibles d’être chantés par quelque barde et d’écrire ainsi le début d’une légende personnelle qui servirait de modèle à tout leur peuple. C’était inscrit dans leur sang, et tous mes enfants avaient eu cette envie irrépressible de partir en quête, Caëlurín le premier. Face aux millénaires d’expérience des autres, leur petite existence tremblait comme une flamme dans la brise, encore fragile, et pour eux, la barre mise très haut. C’était cela qui avait signé la perte de celui que je croyais à l’époque être mon dernier fils. Il avait grandi en entendant les exploits et les faits d’armes de ses deux pères, des guerriers inexpugnables qui avaient mis à feu et à sang la galaxie pendant des dizaines de millénaires. Que pouvait-il faire de plus prestigieux ? Le pauvre Caëlurín se l’était toujours demandé.

Donc, Ren regarda soigneusement ses filles, une à une. Laquelle allait-il envoyer au feu ? Légèrement inquiète – je ne me sentais pas prête à perdre un autre enfant – je m’approchai et saisis doucement son panache.

— Ren, commençai-je.

Le susnommé fit un pas de côté. Qu’il savait être dur, quand la situation l’exigeait !

Sous la brûlure de son regard, Shëol se trémoussa. Shelwë gloussa, dévoilant ses petits crocs. Le regard de Ren passa d’elles à Elarya. Il avait d’emblée écarté Lalaith.

De tous mes enfants, plus encore que la susnommée, Elarya était la plus secrète, et la plus difficile à cerner. Même les voraces jumelles sil-illythirii, avec leur peau d’obsidienne, leurs quatre yeux rouges et leurs crocs pointus, me déstabilisaient moins. La première portée de Ren – eue avec sa sœur Mana – m’avait mis dans le bain sans essai préalable, et je m’étais vite habituée. Mais Elarya n’était pas Arda et Eren, Shëol et Shelwë, ni même Angraema, Cerin et Nínim (Caëlurín, lui, se situait à part : c’était le plus humain – et paradoxalement le plus ældien – de mes enfants ) Elle était douce et silencieuse, pas trop vorace ni violente, et ne manifestait jamais aucune pulsion d’aucune sorte.

— Ren, ce n’est pas une bonne idée, crus-je bon d’intervenir en le voyant fixer ma petite aux rêveurs yeux verts. Elarya ne sait même pas grimper aux arbres, elle ne saura pas survivre, sur Æriban.

Ren me jeta un regard en coin, contrarié.

— Tu ne peux pas juger. Tu n’es pas une sidhe.

Je soupirai, levant les yeux au ciel. C’était la défense ultime de Ren : « Tu n’es pas une sidhe. »

Puis je repensai à Angraema. Aujourd’hui une magnifique guerrière, quasiment déifiée par les aios du Ráith Mebd, la troisième fille de Ren avait démarré sa carrière sous l’appellation de « Pas Douée », tant elle était maladroite et prompte à provoquer les pires catastrophes. Jamais je n’avais vu d’ældien aussi peu dégourdi avant elle : elle avait manqué de se noyer dans notre baignoire, s’étouffait avec sa viande, couinait volontiers et se faisait mal souvent. C’était même la toute première ældienne qui avait appris à pleurer ! Puis, du jour en lendemain – après son passage sur Æriban précisément – elle s’était métamorphosée en superbe et inexpugnable guerrière, qui tuait des orcanides, des morts-vivants et des légionnaires. Ren disait que c’était typique des Niśven (et ce sang était très fort chez Angraema) : ils avaient l’air faiblards et geignards à première vue, avant de se révéler de terribles tueurs. Plus que les autres ædhil, disait-il, les dorśari et surtout les Niśven sont une somme de caractères incompatibles et contraires. C’est parce qu’ils ont tordu leur nature profonde pour échapper à la dissolution, s’engageant sur une voie différente des autres. Ils le paient constamment, avec ces paradoxes qui les déchirent de l’intérieur.

Mais Elarya n’avait rien d’une Niśven, ni même d’une dorśari. Ses yeux rieurs étaient d’un vert printanier, sa peau avait la velours et la couleur d’une pêche et ses cheveux n’étaient ni noirs, ni blancs. Tout dans son physique la désignait comme Lumineuse.

Cela ne veut rien dire, m’avait dit Ren un jour.

Mais quand même.

Ren s’apprêtait à rendre sa terrible sentence. Qui allait-il envoyer sur Æriban ? Je le vis lever le doigt, le pointant dans la direction d’Elarya, mais à peine avait-il commencé à ouvrir la bouche que Lalaith s’avança.

— Moi, j’irai sur Æriban, décida-t-elle. Chercher mes sœurs et frères aînés, et leurs amis.

Mon cœur se serra. Lalaith était, de toute évidence, l’ultime produit de Lathelennil. Et ce dernier était présumé mort, et son autre enfant, Ciann, disparu. De sa petite lignée – qu’il avait enfin obtenue, après des dizaines de millénaires de mise à l’écart du cheptel de reproducteurs dorśari – Lalaith était la dernière.

Ren posa les yeux sur elle. Lalaith lui rendit son regard, calmement. A mes yeux, Lalaith était composée de deux moitiés mises ensemble : l’une était Angraema, avec ses cheveux et ses yeux noirs, et l’autre, Cerin, avec ses yeux transparents et ses cheveux blancs. Comme son père, elle était bicolore.

— Tu veux aller sur Æriban ? lui demanda son Premier-Père, comme s’il avait oublié que, à peine une minute auparavant, il avait cherché à y envoyer Elarya sans quêter son approbation, ou la mienne.

Lalaith releva son regard vairon sur lui.

— Quel ædhel refuserait d’aller sur Æriban, la planète de l’initiation, temple du dieu de la guerre ?

— Ce sera dangereux, la mit en garde Ren. Es-tu prête pour cela ?

— Je le serai. Il faudra bien.

Ren la scruta en silence, la tête penchée sur le côté.

— Tu pourrais être tuée, continua-t-il. Ou t’égarer et y rester pour toujours, comme ta sœur et tes deux frères.

— J’ai confiance en mes capacités, et en celles de ma sœur et de mes deux frères. Je pense que, d’une manière ou d’une autre, ils ont trouvé une solution. Nous en trouvons toujours.

Ren hocha la tête, approbateur.

— Alors, tu as ma bénédiction. Je te seconderai, ne t’en fais pas.

Je me tournai vers Ren. Que voulait-il dire par là ? Je savais qu’il ne pouvait retourner sur Æriban lui-même, sans courir le risque d’y rester. Il était le dernier as sidhe, le serviteur du dieu de la guerre, gardien de cette planète. S’il y remettait les pieds, elle allait le dévorer.

— Un filidh de ma connaissance m’enverra l’un des membres dilettantes de sa troupe, annonça-t-il. Un comédien soliste.

Intriguée, je jetai un œil à mon compagnon. Comptait-il descendre sur Æriban sous cette forme ?

Mais je le vis secouer la tête. C’était pour moi qu’il faisait cela.

— L’ollamh du Soleil de Minuit m’a annoncé le retour dans la Voie, il y a peu, d’un ancien membre de sa guilde, dont il était resté sans nouvelles pendant plusieurs millénaires. Je ne le connais pas, mais c’est quelqu’un qui a la réputation, disons… de régler toutes sortes de problèmes. Il vaut mieux que ce soit lui qui descende sur Æriban avec toi plutôt qu’un autre. Il arrivera demain.

Je fixai Ren, interdite. Une fois de plus, il avait fait sa petite tambouille dans son coin, tout seul.

— Vous pouvez partir jouer. Lalaith, va m’attendre dans la salle des armes. Elbereth t’ouvrira.

Et les quatre petites se dispersèrent. Je restais seule avec Ren.

— Ren, lui soufflai-je. Qu’est-ce que cette lubie ? Je refuse que ma fille reste seule avec un mâle inconnu. Que sait-on de cette ancienne connaissance de la guide du Soleil de Minuit?

Je n’aimais pas cette guilde trouvère, croisée rapidement il y a quelques années en amenant Cerin et Nínim sur le Ráith Mebd. J’avais trouvé l’ollamh antipathique au possible : c’était un artiste tragique, cynique et sombre, qui, du début à la fin de son séjour, avait gardé son masque sinistre. Eren m’avait confirmé qu’il avait mauvaise réputation parmi les filidhean. Allant radicalement contre la tradition de neutralité des bardes, ceux du Soleil de Minuit étaient ouvertement en conflit avec les dorśari, pour qui ils refusaient de jouer, ou même d’intervenir. Ils étaient maîtres d’une pièce en vers unique parmi les ældiens, et hautement taboue, qu’on appelait Danse du Calice Brisé.

— C’est la meilleure solution, répondit Ren. Les chances de survie de Lalaith sont minces, seule, sur Æriban. Et cet Amryliw est, paraît-il, très capable. Il est particulièrement bon pour résoudre les mystères, et possède une grande expérience des problèmes liés aux dorśari d’Ymmaril.

Je gardai un silence désapprobateur. Amryliw… « Le Chamarré », en ældarin. Un nom typiquement filidh, et faux, évidemment.

— Ren, fis-je à nouveau. N’envoie pas Lala toute seule avec un mâle inconnu. Elle est trop jeune et inexpérimentée !

Inoffensive, avais-je failli ajouter.

Ren posa ses yeux polaires sur moi. Sur l’iridium noir de son armure, sa chevelure défaite brillait comme une plaque de glace, sauvage comme une fourrure.

— Elle n’ira pas seule. Elarya, ainsi que Shëol et Shelwë, l’accompagneront.

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