La femme de la rue
Je l’ai vue arriver de loin.
Les yeux fixés au sol, pas l’air apeuré, mais en colère plutôt.
Une colère ravageuse, un grondement intérieur qui ronge et qui cherche à exploser. J’ai pensé que c’était pour cette raison qu’elle regardait le trottoir aussi fixement tout en marchant.
Parce que si elle croisait le regard de quelqu’un d’autre, alors son chagrin en furie aurait anéanti l’être humain en face, puis tout ce qui respire dans la rue, puis la ville et, qui sait, peut-être même le monde entier.
Tout dépend de ce qui sommeillait en elle.
C’est amusant, comme on peut passer à côté des gens, rire et ignorer tout d’eux, sans percevoir quoique ce soit. J’avais l’impression que cette femme-là, devant moi, a envahie la rue de son aura.
À quelques mètres encore, je l’imaginais vomir sa haine, son désespoir, saccager son cœur en plantant ses dents dans la chair d’un inconnu, dévorant son âme et ses tripes pour se repaître de la souffrance d’un autre.
Je ne sais pas pourquoi, j’ai eu un élan, pas de compréhension, mais plutôt de partage. Oui, c’est ça. Je ne savais pas ce qu’elle avait, mais je voulais simplement partager mon courage et ma paix intérieure. Alors prise par ce fameux élan, je me suis mise sur son chemin, pour qu’elle soit obligée de me voir et de lever la tête, et je l’ai serré dans mes bras.
De longues secondes, un geste qui pourrait être agressif, un geste qui m’aurait fait repousser la personne violemment, si on me l’avait fait à moi. Mais là, il m’a semblé que c’était la seule chose que je pouvais faire, pour lui apporter quelque chose d’utile.
Il fallait que je la prenne dans mes bras.
Je crois que je l’ai gardé dans ma chaleur une vingtaine de secondes. Son corps tendu a fini par s’abandonner et même s’accrocher à moi. Quand j’ai senti un doux souffle d’apaisement se faufiler par les interstices de sa rage, j’ai relâché mon étreinte.
Et sans un mot, nous nous sommes quittées.
Je me suis tournée une dernière fois, il m’a semblé qu’elle marchait un peu plus droite, moins recroquevillée pour contenir toute son aversion du monde.
Je ne l’ai jamais revue, et puis quand bien même, à chacun sa vie.
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