Le Bal des Sens

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Rien n’est plus beau que le spectacle qui se déroule au-dessus de nous. Le public qui valse par-delà le vide est plongé dans une obscurité colorée, chacun plongeant son regard argenté à travers l’immense verrière qui compose le plafond du vaisseau. Rien n’est aussi paisible que le silence des danseurs, attendant avec des sourires complices et des frémissements nerveux que l’orchestre ne s’installe. Rien n’est plus somptueux que l’effluve de lys qui parfume subtilement la pièce, éveillant la curiosité des sensibles et les sens des curieux.

Mais tout ceci est invisible, absent, inexistant à mes yeux. Il n’y a pas d’étoiles espiègles et impatientes, pas de danseurs ni de musiciens s’apprêtant à faire vibrer la salle de leurs gestes experts, ni de fragrance coupable de la plus délicieuse des intrusions.

Il n’y a que toi.

Toi, et tes lueurs vaironnes aux accents de givre et de printemps. Toi, et ton rire carillonnant dans l’écho de mes espoirs. Toi, et cette essence de vanille qui assiège mon monde de sa douceur. Avec toi, j’erre entre les nébuleuses chaotiques et les étoiles indiscrètes, et ton étreinte capture la réalité que je peine d’ordinaire à oublier.

Cette réalité qui nous pousse dans ce voyage lointain à travers les ombres d’un océan d’incertitudes. Cette réalité d’un déracinement forcé par les fautes de chacun et l’ignorance de tous. Une réalité guère plus composée que de souvenirs voués à se brouiller, à se confondre, à s’effacer. Mais un seul regard vers les gemmes qui ornent nos poignées me permet de garder certains de ces fragments d’instants devant les yeux.

Une note s’est suspendue dans l’air. Peut-être est-ce l’un des musiciens qui accorde l’instrument qui colorera notre danse ? À moins que ce ne soit que le tintement de verres qui s’entrechoquent autour de nous… Cela n’a aucune importance pour moi, et pour toi non plus, je le vois bien. Nos gemmes se sont effleurées, et cette note transporte alors avec elle une mosaïques de rêves oubliés.

Je nous revois tenter avec maladresse les différents outils de la séduction, sans qu’aucun de ceux qui étaient à notre portée ne soit réellement fait pour nous. Je revois les messages incompris sur des écrans blancs, les sous-entendus hurlés, les photographies prises d’une main tremblante, les mots bouillonnants et les émojis provocateurs. Je revois ainsi la timide harmonisation de nos envies, de nos attentes, de nos rêves impossibles et de ceux qui n’étaient encore que des embryons de curiosité.

Je nous revois lors de cette nuit d’automne, lorsque la nervosité bataillait contre l’excitation. Nos gestes n’étaient qu’hésitations, nos paroles timidité, nos souffles incertitude. Je nous retrouve, dans nos prisons de chair, dépendant de nos corps, dans notre soumission à la réalité composant notre conscience, et l’enfermant sur la plage de nos limites. Ces limites qui nous condamnaient à l’impensable tentation des impossibles horizons.

Je nous revois lors de l’implantation, dans cette clinique débordée et scandaleuse, où les plus grands spécialistes synchronisaient des gemmes colorées, s’amusant de nos soupirs au lieu de s’émouvoir de ceux qui poussaient leurs derniers. Je revois nos rires espiègles, nos yeux pétillants devant la conscience d’une intimité à jamais liée, libérée. Je revois ainsi la faim éternelle qui commença à nous attiser, ne pouvant être rassasiée par cette course infinie contre notre propre imagination.

Je nous revois enfin dans ce bloc d’habitation, entre ce qui fut un terrible gâchis et ce qui sera un gigantesque point d’interrogation. Je ressens fugacement le contact de nos mains alors que nous nous apprêtions à quitter notre terre à jamais, privée de sens et d’avenirs par la main sordide de l’inconsciente indifférence. Je retrouve le souffle de ce baiser qui portait les dernières particules d’un monde que tous commençaient à regretter.

Puis cette note retombe enfin, ainsi que les quelques autres que nos souvenirs partagés ont renvoyés derrière le décor de scènes éphémères, qui se briseraient pourtant au moindre silence incongru. Alors le rideau fade d’une mémoire incomplète s’abaisse à la même vitesse que cette note, et te revoilà devant moi, dans toute la splendeur que mes yeux qualifient de perfection.

Alors d’autres notes s’envolent et ainsi s’enfuit la gravité pour les danseurs extatiques. On peut entendre des rires et des gloussements délicats, on peut voir des airs surpris et des regards anxieux, alors que la salle entre en apesanteur dans un vaisseau décidément riche en expériences. Il y a d’abord les gestes hésitants, les murmures timides, les souffles incertains. Puis, les corps accordent leur valse avec le rythme expert proposé par l’orchestre. Bientôt, devant un public conquis, les danseurs s’accommodent de cette nouvelle réalité flottante et la curiosité laisse place à la liberté.

Mais tu as d’autres idées en tête, je le vois aux astres qui scintillent dans le givre et le printemps. La peur de l’étrange sensation fut bien vite remplacée par un sourire rayonnant, qui dévoile maintenant l’idée folle qui éclot en une fraction de seconde dans l’espièglerie des mots qui flottent à mon oreille. Là, en apesanteur au milieu de l’innocente extase, mes joues surchauffent lorsque je vois ton poignet approcher du mien, lorsque je sens ta peau chuchoter contre la mienne des envies insolentes.

J’accuse ta folie, mais la mienne n’hésite pas une seconde.

L’ambre effleure l’émeraude, et la danse secrète que nous entamons me pousse à tourner mon regard autour de moi, sentant cette effroyable excitation s’emparer de moi alors que nos sens fusionnent à nouveau. Mais lorsque je comprends que les autres danseurs se plongent dans le regard de leur partenaire, privés de la conscience d’un environnement immédiat, je te rejoins dans l’abandon de l’existence.

Il y a d’abord l’hésitation, la timidité, l’incertitude. Mais nos réflexes prennent le dessus, et je te vois dans toute la perfection de mes attentes. Il n’y a plus de corps, de regards, de public, d’orchestre, de danseurs. Il n’y a que toi, dans tout ce que tu es au-delà de tout ce qu’on voit.

Le monde n’est alors que sensations et imaginations.

J’entends le souffle d’une douce mélodie envahir mes oreilles. Elle atteint mon cœur et résonne dans chaque filament de mon être. Son rythme apaise mes craintes, tourmente ma nuque, entrave mes pensées. Je réalise dans un frémissement qu’il s’agit de tes mots sans formes, de ton exaltation sans fin, de tes pensées sans freins. Je me laisse alors transporter par ce flot incessant et me contorsionne pour danser avec lui. Il glisse sur ma peau, coule le long de mes muscles, caresse mes frissons et embrase l’excitation qui s’éveillait en moi. Alors je te réponds et compose les émotions qui me traversent pour mieux te les prêter, et chaque note qui carillonne dans le vide riche de sens modèle l’harmonique de mon désir pour toi.

Viennent alors en moi les odeurs qui te caractérisent et qui s’unissent à moi dans un tourbillon d’arômes. Je sens une rose effleurer ma peau, coulant sur mon épiderme pour remplir chaque pore de ta conscience, de ton charisme, de ton influence, de ta présence si parfaitement intimidante et apaisante à la fois. Je sens la vanille caresser mon visage et comprimer mes nerfs dans le plus doux des envoûtements. Je sens enfin le gingembre enivrer mon crâne et me laisser bercer par ses fragrances de désir animal qui submergent alors ce que je suis et me forcent à devenir le miroir de tes envies sauvages. Je rassemble alors les notes fruitées qui me composent et te renvois l’envie qui transpire de chaque exhalaison de mon âme.

Une image apparaît devant moi et je te découvre à nouveau, comme si chaque nouvelle aventure avec toi me révélait un paysage aussi sublime qu’inconnu. Mes yeux voient le tissu qui te recouvre onduler sous l’effet de l’excitation, mais mon regard se perd dans la danse des contractions qui t’animent. Mes yeux voient le sourire que tu arbores, ce sourire si heureux, mais mon regard s’attarde sur ce gouffre qui dévore de sa bienveillance l’innocence que je ne me connais pas, mais que tu façonnes pourtant à ta guise. Mes yeux te renvoient alors les tremblements de mon âme, mais mon regard t’abreuve de fresques insensées représentant les exploits scandaleux de nos âmes entremêlées.

Je ressens alors ton toucher parcourir chaque fibre de mon être. Chacune de tes intentions crée un séisme dans mes chairs, et je manque de m’effondrer sous le poids de tes mains. Chacune de tes attentions fait naître un incendie dans mes veines, et je manque de crier la flamme qui m’annihile. Chacune de ces tensions engendre l’ouragan de mes fantasmes, et je manque de partir à jamais dans le néant de l’avenir. Alors je réponds à cette tempête et touche du bout de mes rêves les surchauffes de ton corps, entraînant l’explosion de notre indécence.

Notre valse nous entraîne dans les sommets de ce bal des sens, et voilà que l’orchestre amorce son grand final. C’est alors que nos goûts s’harmonisent, et que je déguste le désir qui t’étreint si fortement. Chacun de tes frissons atterrit sur chacune de mes papilles, et ma langue cueille ainsi l’essence pure et bestiale du bouquet de ton plaisir. Les vagues de nos implosions se rencontrent et se percutent avec force, balayant les rares barrières encore maintenues en place par une fausse pudeur devenue inutile. Je goûte alors ta peau, tes sens, ton cœur, tes lèvres, tes rêves, ton avenir, tes nerfs, tes muscles, la cascade de tes frissons et l’avalanche qui nous ensevelit subitement.


***


La mélodie s’apaise et la gravité revient. Les uns après les autres, les danseurs retombent lentement et délicatement sur le sol brillant de la salle de bal. Les harnais de sécurité sont enlevés et les soupirs fusent devant cette expérience si saugrenue et si innocemment merveilleuse.

Vient notre tour, la vapeur de nos souffles partant se perdre dans le public d’argent tandis que nos pieds touchent à nouveau le sol marbré de l’appareil. Il apparaît dans nos yeux que cette valse fut indescriptible, car la fusion des sens ne serait alors totalement expliquée, seulement introduite. Est-ce une perle qui s’aventure outrageusement sur cette nuque ? Nous seuls entendons ce rire lorsque sa sœur s’échoue sur nos tempes. Les gemmes qui ornent nos poignets ne sont plus que des couleurs aussi étranges que les sentiments qui nous animent désormais.

Extase. Bonheur. Confusion. Fatigue. Désir. Amour.

Voilà ce que nous sommes devenus. Non plus des corps, mais des émotions que chacun de nous comprend et retrouve chez l’autre à l’identique. A présent, nous voilà à nouveau dans nos chairs et dans nos os, dans l’impatience de la prochaine fois.

La tension retombe et nos mains se délient à contre-cœur, comme si nous voulions rester à jamais dans cette apesanteur tumultueuse. Mais la réalité nous étreint à nouveau dans ses bras doucereux, et nos regards arpentent les visages qui nous entourent, craignant l’indiscrétion révélée et la honte timide. Mais ne sont-ce pas des gemmes criardes qui tourbillonnent encore sur les poignets des autres danseurs ? Ne sont-ce pas des perles qui dégringolent sur les nuques et les tempes frémissantes ? Ne sont-ce pas des regards inquiets qui voyagent de visages en visages pour s’assurer d’une bienséance furtivement passagère ?

Les sourires sont tous coupables, et personne n’est là pour jouer une justice en laquelle plus personne ne souhaite croire. Alors pleuvent les rires de la bêtise découverte et s’envolent les scrupules d’une salle rougissante. Nous qui étions coupables, nous voilà complices d’une délicieuse soirée.

La pause est de courte durée car revoilà les notes joyeuses, cette fois-ci bondissantes et acrobates. Tous les couples se reforment, la gravité s’efface, et notre second souffle s’envole vers une nouvelle danse endiablée, sous le regard silencieux d’un public d’argent.

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