Voyage au bout de la nuit

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Un état des lieux s’imposait.

J’étais seul, perdu sur je ne sais quel chemin vicinal et mon estomac lançait des borborygmes sans équivoque.

Que  j’avais faim !

J’ouvris mon sac à dos et j’extirpai deux barres de céréales, aussitôt englouties.

Continuer mon périple dans cette obscurité n’avait aucun sens. Je commençai à sortir mon duvet quand une lueur fugace brilla dans le lointain.

Je regardai plus attentivement. Il y eut à nouveau une étincelle. Puis une autre, qui se stabilisa.

Mon petit Antoine, ce soir, tu dors au chaud !

Ragaillardi, je me lançai sur le chemin, réfléchissant déjà au discours introductif qui me vaudrait la compassion de quelques âmes charitables.

Je me suis égaré… Auriez-vous un verre d’eau ? Une grange ? Un lit de paille, une étable même ?

C’était bien le diable si je ne me retrouvais pas d’ici une heure au chaud et sous un édredon de plumes.

 

La chaumière, toute en rondeurs, ressemblait à un chat assoupi, lové en boule.

La porte d’entrée était flanquée de deux fenêtres où tremblotait une lumière vacillante. Je m’approchai, puis je saisis le heurtoir en bronze et le fit résonner à trois reprises.

Silence.

Je m’avançai jusqu’à l’imposte vitrée. Sur une table, un chandelier éclairait chichement une pièce lambrissée de bois verni. Je constatai avec surprise que la fenêtre était entr’ouverte.

—     Ya quelqu’un ! lançai-je dans l’obscurité. 

Pas de réponse.  

Oserais-je ?

J’osai.

 

Le battant s’ouvrit en grinçant. J’atterris sur un tapis si moelleux que je faillis me tordre une cheville.

Je me redressai en grimaçant et observait la pièce.

Quel mobilier étonnant !

Trois tables de hauteurs différentes étaient alignées devant la cheminée. Devant chacune des tables, un fauteuil aux dimensions adéquates et sur chacune d’entre elles, un bol fumant. Un petit, un moyen et un grand.

Mes hôtes ne pouvaient être très éloignés.

—     Ya quelqu’un ! réitérai-je avec force.

Pas plus de succès.

Le contexte m’intriguait. Mes aventures précédentes avec Blanche-Neige avaient sans aucun doute aiguisé mon sens de l’observation et ma propension à croire n’importe quoi.

Trois tables, trois fauteuils, trois bols. Une chaumière perdue dans la nature…

Mais oui, bien sûr !

Je venais de découvrir le repaire des rois mages !

Aussitôt rassuré -des personnes de haute naissance ayant connu le Petit Jésus se sauraient nourrir de noirs desseins !- je m’assis sur le plus imposant des fauteuils.

Le bol, goguenard, me fixait cinquante centimètres plus haut.

La vache ! Celui qui mangeait à cette table devait faire dans les deux mètres cinquante. Gaspard, Melchior, Balthazar ? Ma connaissance de l’Évangile selon Matthieu étant d’autant plus limitée que je ne l’avais pas lu, j’optai instinctivement pour Melchior, avec son nom de basketteur américain.

Je me mis debout sur l’assise et trempait mes lèvres dans le breuvage odorant.

Parfois, dans l’existence, on a le sentiment que l’univers se concentre en un point ultime, comme un big-bang inversé. Ce n’était pas de la soupe au piment, mais du piment à la soupe !

Dans la même fraction de seconde, je perdis un hectolitre de sueur, mes yeux entreprirent une rotation accélérée dans le sens inverse des aiguilles d’une montre et je tentai sans succès d’expulser un hurlement salvateur.

Le tison ardent posé sur mes lèvres se mua en un torrent de lave que je postillonnai un peu partout.

À travers un rideau de larmes, j’avisai un évier taillé dans un billot de chêne, surmonté d’une pompe à levier. Trois bonds plus tard, j’actionnai frénétiquement l’ustensile et ingurgitait sans respirer quelques litres d’eau fraiche.

 

Je m’adossai à l’évier, la bouche en feu mais toujours vivant. Le Melchior devait être un sacré gaillard !

Les jambes flageolantes, je m’approchai de la petite table.

Fauteuil à la bonne dimension. Parfait.

Prudemment, je trempai le bout de mon index dans la soupe et goûtai. Un peu salé mais pas mauvais.

J’engloutis le breuvage.

 

Enfin rassasié, j’examinai le logis avec plus d’attention et remarquai une porte.

Je ramassai mon sac à dos.

J’ouvris le loquet. Un escalier montait vers les étages. Je grimpai les marches et découvris une chambre. Trois lits de tailles différentes, des oreillers idoines et des édredons gonflés comme des outres. L’antre de Morphée !

 

Le premier lit, malgré des proportions gargantuesques, était dur comme du bois.

Je mis une bonne minute à m’extraire du second, cent fois trop mou.

Le troisième était parfait. Je m’allongeai, fermai les yeux…

 

—     Il dort ?

—     Manque pas d’air, il a slurpé toute ma soupe ! »

Des voix dans le lointain…

—     On ne dit pas « slurper », Junior.

—     Et pis il est dans mon lit.

—     Je le bouffe ?

Une voix grave, très grave, Louis Armstrong avec une angine…

—     Mais non, chéri. Rappelle-toi, la petite blonde frisée de la dernière fois, tu as eu des aigreurs d’estomac pendant une semaine.

—     Pas faux. 

—     Et pis on dit pas « bouffer », P’pa.

 

J’entrebâillai une paupière. Trois formes indistinctes, poilues, penchées sur moi. Quel rêve idiot.

—     De-bout !!!

Une bombe de trois kilotonnes avait explosé dans mon conduit auditif. J’écarquillai les yeux, le temps de distinguer plusieurs rangées de dents jaunes, de sentir une haleine fétide, de bondir hors du lit.

 

—     Dis, P’pa, pourquoi il est accroché au lustre ?

Le plus petit avait parlé. Le moins affreux.

—     Que faites-vous chez nous ? tonna Melchior.

Euh non, pas Melchior, l’ours, ou plutôt le grizzly.

Le lustre grinça. Dangereusement. J’improvisai.

—      Je me suis égaré… Auriez-vous un verre d’eau ? Une grange ? Un lit de paille, une étable même ?

—     M’ma, va chercher l’échelle, que je le descende.

 

J’observai les babines suintantes, les dents acérées, le regard chassieux, les griffes longues comme un jour sans pain et les bottes rouges décorées de moulins verts.

—     Trop kikis, vos bottes.

—     Il se fout de moi ?

—     Du tout, du tout, je les adore. Quand je dirai à mes douze enfants malades et faméliques que j’ai vu un ours chaussé de bottes en plastique authentique, ils ne me croiront pas !

—     Vous connaissez ? interrogea le poilu.

—     Et comment ! Mais de vue seulement. Chez moi, seuls les gens de qualité ont des bottes en plastique. Des personnes fières, exemplaires, et gentilles. Surtout le modèle avec moulins.

—     C’est vrai qu’elles sont pratiques.

—     Et confortables. Quel choix judicieux.

L’ursidé me lança un regard soupçonneux puis soupira.

—     Bon, d’accord. Descendez avant que le lustre ne tombe.

 

Je lâchai prise. L’ours me cueillit au vol, me déposa délicatement sur le sol puis me tendit une patte énorme.

—     P’pa.

—     Antoine.

Je lui serrai cinq griffes.

—     Bon bah, c’est pas tout ça, fis-je, mais j’ai de la route à faire. Serait-ce trop abuser de votre bonté que de solliciter l’heure ?

—     Aux alentours du petit matin, intervint M’ma.

—     Je peux m’amuser avec, dit le petit.

Je déglutis avec difficulté devant le marmot, lequel, s’il n’avait pas les dimensions éléphantesques de ses parents, devait cependant afficher un bon quintal sur la balance.

—     Vous amuser ? m’inquiétai-je

—     Ben oui, jouer à la poupée, au docteur ou aux osselets.

J’eus pendant un millième de seconde la vision d’un pantin désarticulé soumis aux pires outrages. Je me souvins l’instant suivant d’une fort honorable troisième place au cross du collège, catégorie poussin. Dans un accès de lucidité aussi subit qu'inattendu, j’empoignai mon sac à dos, je dévalai l’escalier, puis traversai la salle. Par miracle, la porte était ouverte. Je risquai un coup d’œil derrière moi. J’aperçus une, puis deux bottes rouges ornées de moulins verts qui s’entremêlèrent. Melchior s’écrabouilla sur le sol en hurlant.

Je m’élançai entre les arbres, chaque fibre de mon corps gorgée d’adrénaline.

Je parcourus quatre ou cinq kilomètres sans reprendre mon souffle, avant de déboucher à la lisière de la forêt.

Mais dans quel monde m’étais-je fourré ?

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