Chapitre 59 : Un moment de paix (2/2)

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Quand Jizo rouvrit les yeux, trois mages adverses avaient été réduits à néant. Les feuilles des cèdres s’étaient légèrement grisées, même si la nature survivait à cette sollicitation de flux. Ripostèrent les autres, générant des masses de glace à un rythme démesurée. Aussi Taori déploya le sien. Une collision dévastatrice se produisit, des fissures lézardant la terre, les combattants ébranlés dès qu’ils s’étaient mus.

Taori ne cessera jamais de m’impressionner. Elle sera la clé de notre victoire.

Au centre du terrain d’affrontement régnait un froid implacable. S’y déroula un échange de sorts dont les impacts se répercutaient bien au-delà. Entre les secousses et les jets, où voletaient des particules, se frayèrent d’autres combattants vers la lutte directe. Taori projeta un sort contre Cynka, mais un mage le dévia, s’interposa contre elle. Elle y était presque !

À gauche, Irzine et Larno s’allièrent contre leurs adversaires, les assaillirent sitôt à leur portée Les armes s’entrechoquaient, les étincelles jaillissaient. Souvent le cadet s’opposait à une force supérieure qui l’obligeait à ployer les genoux. L’aînée intervenait aussitôt, transperçait quiconque estoquait de trop près. Ni le temps, ni l’éreintement n’étaient en mesure de la ralentir : elle tournoyait avec fluidité, plantait son bâton sur des ennemis désemparés. Surgissait alors Larno, remis de ses éraflures, dont l’épée esquissait des courbes mortelles. Tant de combats passés les ont préparés à ce moment. Ils ne craignent rien.

Un bloc de glace frôla la tête de Jizo. Nwelli s’intercala néanmoins à temps et trancha le projectile en deux. D’un sourire ils se soutinrent avant de se précipiter dans la mêlée. Elle triomphe de ses peurs. Elle se dresse comme nous tous. Le duo s’engagea par-delà tremblements et déploiement de magie, s’imposa dans une lueur que traçait leur amie. Pas une parade ne les entrava dans leur avancée. Pas une esquive ne les empêcha de lanciner.

Ainsi Jizo se retrouva face à une Cynka courroucée.

— Tenaces, les réfugiés, d’être parvenus aussi loin ! tança-t-elle.

Le jeune homme cilla à son approche. Nwelli voulut le rejoindre, mais il l’en déconseilla en tendant les bras. Si quelqu’un doit périr contre elle, ce sera moi.

— Tu nous attaques par surprise et pourtant tu nous sous-estimes encore, déclara-t-il. C’est peut-être l’heure d’exprimer tes regrets.

— Maudits gamins ! pesta-t-elle. La complexité du monde vous dépasse. Chacun est persuadé de se démener pour une cause juste. La vérité, c’est que vous n’avez ni la connaissance, ni le recul pour être objectif sur le sujet.

Plus Jizo brandissait son sabre, plus son sang bouillonnait. Il l’abattit contre Cynka qui bloqua rapidement. Après quoi elle le repoussa d’un coup de pied, et ses chaussures ripèrent sur le sol couvert de glace.

— Nous avons connu toutes les facettes les plus sombres de ce monde, répliqua-t-il. Et vous en faites partie !

Il riposta, mais Cynka bloqua derechef. Grinçant des dents, grondant, elle pivota vivement. Elle échoua toutefois à embrocher Jizo qui eut le réflexe d’éviter le coup.

— Je vais donc cesser de gaspiller ma salive, conclut-elle. Au-delà des menaces existent des actes concrets !

À ces mots, l’ancienne garde érafla l’épaule du jeune homme. Un éclat s’affadit tant la lance fauchait sans répit. Alors qu’il révélait ses limites, ses poumons en manque d’air, Cynka traversa des défenses.

Mais une vague de flux la projeta en arrière. Émergèrent des spirales avec lesquelles Taori abattait successivement ses opposants. C’était un terrain d’affrontement où chatoyait une pléthore de couleurs, où la magie délivrait toutes ses nuances. Cynka grogna de plus belle, déstabilisée, sa main moite peinant à tenir son manche.

Elle a beau vivre dans le déni, sa fin est imminente.

Dans ses ultimes retranchements, Cynka s’élança contre Jizo. Sabre et lance se cognèrent à plusieurs reprises, proches de déjeter à chaque occurrence. Suant à grosses gouttes, muscles bandés, le jeune homme s’opiniâtra comme jamais. Son adversaire se limitait à parer, encore et encore. Là où faiblissaient les tintements trépassait sa motivation. Lorsque le désir de triompher n’est plus, porter le coup final relève presque de l’acte de pitié.

Jizo lui flanqua un coup de pied. Repoussée contre le tronc d’un cèdre, elle envoya désespérément sa lance, mais manqua son opposant. Lequel fut donc libre de l’achever. Il la transperça nettement et la jugea ce faisant.

Cynka rit. C’était soudain, impromptu, pourtant elle persistait, à l’agacement de Jizo.

— Pourquoi ? demanda-t-il. Tu es morte !

— Pas que moi…, souffla-t-elle. Ce sera… ma consolation.

Il était perturbé. Incapable de discerner ses intentions. Lentement, Jizo extirpa sa lame ensanglantée du torse de Cynka et la rengaina. Il lui fallut quelques secondes pour s’écrouler, une éternité pour hanter.

Libéré de ses tourments. Elle ne fera plus de mal à quiconque, désormais.

Mais il se fourvoyait. Car au moment où elle gît sur le sol, succombant dans un ricanement persistant, d’assourdissants cris se répercutèrent derrière lui.

La lance empalait Larno.

— Non ! s’égosilla Jizo par-dessus le corps de Cynka. Qu’as-tu fait ?

Nulle réponse ne jaillit, juste le désespoir. Le jeune homme eut beau se précipiter, il rappliqua trop tard, et les cris de l’aînée vrillèrent ses tympans. Irzine avait extrait l’arme du thorax de Larno, elle l’empêchait de tomber, mais une plaie béante le perçait.

— Tout va bien aller ! s’époumona-t-elle. Il en faut bien plus pour vaincre un grand guerrier comme toi !

Larno chutait peu à peu. Sa respiration ralentissait. Son regard se voilait d’opacité. Peu importaient les tentatives de sa grande sœur, il déclinait en silence, et son ultime souffle marqua la rupture de ce lien tant chéri.

— Réveille-toi ! hurla Irzine. Nous n’avons pas fait tout ce chemin pour que ça finisse ainsi ! Je t’en supplie, je t’en conjure !

C’est trop tard…

Larno est mort.

Tous s’étaient figés autour du garçon. Tombant à genoux, Nwelli plaqua ses mains contre son visage, et de sa frêle présence dégoulinèrent les pleurs. Taori se faisait plus discrète, posée sur le côté, de traîtres plis inscrits sur son faciès de marbre. Et Jizo, plus éloigné que quiconque, assistait à la débâcle de toute son âpreté. À la pâleur de son teint se courbait son corps. Foulée après foulée, la réalité continuait de le frapper, de l’immerger au-delà de ses pires affres.

Si nos choix avaient été différents… C’est bien réel. Les ténèbres nous enveloppent, et cette lumière factice n’en devient que plus vicieuse.

Les sanglots impactèrent sans jamais s’atténuer. Dans les bras d’une aînée inconsolable, Larno n’était plus. Cette voix si rassurante lorsque cernait le danger, cette présence si réconfortante qu’ils avaient dû préserver. Devant eux témoignait leur échec. Naguère fière, Irzine larmoyait de tout son être, enserrant son cadet plus fermement à chaque instant.

— Pourquoi…, se dolenta-telle. Ce voyage, ces sacrifices. J’ai fendu ciel et terre pour le délivrer. J’aurais donné plusieurs fois ma vie pour qu’il en mène une paisible. Juste au moment où notre lutte était terminée, où Larno aurait enfin pu mener une existence tranquille, voilà que ça arrive. Personne ne devrait mourir à son âge. Et surtout pas de cette façon.

Notre quête rendue vaine… Quand notre but vient d’être atteint. C’est déjà un choc pour nous, mais ce doit être bien pire pour Irzine. Ne l’abandonnons pas maintenant.

De nombreuses larmes avaient coulé sur la dépouille de Larno. Irzine la déposa avec délicatesse tout en arrêtant de pleurer. Se détacher de cette vue lui coûta un effort considérable lors duquel ses traits se durcirent. Elle flanqua un regard saturé de haine à Jizo qui en tressaillit aussitôt.

— Dis-moi, interpella-t-elle. Pourquoi cette lance ne t’a pas tué à sa place ?

Bon sang… Elle cherche un coupable. Quelqu’un chez qui déverser sa haine, s’imaginant que cela évacuera son chagrin. Comme la hargne se prolongeait, Taori agrippa le poignet d’Irzine, un éclat d’empathie perdue dans son expression sibylline.

— Nous sommes avec toi, compatit-elle. Tu as notre pardon et nos condoléances. Nous allons t’aider pour ses funérailles.

— Épargnez-moi votre pitié ! vociféra Irzine. J’ai perdu ma dernière famille car vous avez échoué !

— Nous comprenons ta colère, mais…

— La ferme, Taori ! Tu as déployé une magie exceptionnelle, capable de tuer en un claquement de doigts, et tu ne t’en es pas servie plus que ça sur Cynka ? Tu les aurais tous balayés en une seule vague !

— Irzine ! s’écria Jizo, le visage ravagé de larmes. Ne nous disputons pas, ce n’est vraiment pas le moment… Nous sommes dévastés aussi, et malheureusement, nous ne pouvons pas revenir en arrière ! Donc nous devons…

Irzine lui décocha un brutal coup de poing.

Jizo bascula en arrière et Nwelli le rattrapa trop tard. Il plaça une paume sur ses narines d’où s’écoulait du sang. Sous l’ombre de la jeune femme enragée se matérialisait sa silhouette faiblissante, inapte à se dresser. Blâmé, Jizo ne trouva même pas la force de se défendre.

— Cynka était à ta merci ! beugla-t-elle. Si tu l’avais butée ce jour-là, Larno serait encore vivant ! C’est entièrement de ta faute !

— Non ! réfuta Nwelli. Cynka est sa meurtrière, pas lui !

— Vous avez tué des dizaines de personnes avant même d’accoster ici. Et là, Jizo, tu ne l’as pas achevée ? Juste car tu croyais qu’elle ne s’évaderait jamais de sa cellule !

— Écoute, Irzine, je suis désolé ! Nous pouvons…

— Je ne me fierais plus jamais à vous. Tout est gâché, tout est fini, il n’y a plus rien. Pourquoi vous devriez encore être dans les parages ?

— Nous t’aiderons pour nous rattraper !

— Dégagez, maintenant ! Je ne veux plus jamais vous revoir !

L’injonction devint le cri et le cri se mut en échos. Face à Irzine qui brandissait son bâton, ni résistance, ni réfutation n’étaient permises. Nwelli ramassa Jizo, suivie de Taori, et ils s’en furent à contrecœur.

Ils laissèrent derrière eux une orpheline privée de son ultime lien. Une combattante dont la voix périclita, dont l’accablement supplanta bientôt la rage. Pour ses anciens amis, elle s’évanouit derrière une densité des cèdres, seule debout parmi cette nuée de cadavres. Malgré leur pincement au cœur, malgré leurs hoquets, ils ne firent demi-tour à aucun moment.

Les événements auraient dû se dérouler autrement. Tel est l’aveu de notre défaite. La famille réunie n’est plus. Irzine refuse notre soutien, alors qu’elle vit le plus dur moment de son existence, et qu’elle est seule, terriblement seule.

Jizo, Taori et Nwelli marchèrent des minutes qui leur parurent s’étirer. Bientôt ils perçurent un clapotis là où ils se dirigèrent. Un ruisseau serpentait dans la forêt, d’une fraîcheur prompte à refroidir leurs chaussures. Pareille sensation n’effaça guère leur morosité comme les deux femmes se firent un câlin, pleurant dans les épaules de l’autre.

Le jeune homme, quant à lui, s’aspergea d’une si grande quantité d’eau que ses larmes en disparaissaient. Mais même se rafraîchir et se désaltérer constituèrent une trop courte pause.

— La prochaine fois, vilipenda Vouma, tu m’écouteras.

Jizo se redressa comme ses poils se hérissèrent. D’un sombre regard il toisa la méprisante esclavagiste, encore et toujours intacte.

— Tu as beau m’abhorrer, poursuivit-elle, je dis vrai, parfois. Tu n’aurais pas dû épargner Cynka. Constate le drame qui en a découlé. Un innocent petit garçon est mort à cause de toi.

— Pourquoi tu ne peux pas te taire à jamais ? tança Jizo.

— C’est Vouma ? devina Nwelli. Ne l’écoute pas si elle te provoque ! Ses tourmentes n’apportent rien de bon ! Elle te manipule pour t’écraser davantage, à défaut de te faire mal physiquement !

— Nwelli sera sans doute la prochaine, nargua Vouma. C’est déjà un miracle qu’elle ait survécu jusque-là. Certes, tu lui as appris à se défendre, mais elle rencontrera aisément plus fort qu’elle. Et une lance impromptue la fauchera.

— Toutes ces guerres, toutes ces massacres ! beugla Jizo. Pourtant tu persistes dans mon esprit. Tu ne vis que pour la souffrance d’autrui. Qu’est-ce que je dois faire pour me débarrasser de toi ?

— Tu es impuissant face à ces capacités de cette subtile drogue saupoudrée de magie. Tu subis, je m’impose.

La fureur de Jizo fit s’envoler une batelée d’oiseaux. Il avait serré les poings, il tremblait intensément, il n’en pouvait plus. Jizo se rua sur Vouma, adossée contre un tronc à proximité.

— Sors de ma tête ! brailla-t-il. Dégage ! Dégage ! Dégage ! Dégage !

Il cognait à chaque répétition du mot. Et ses poings passaient au travers du tenace esprit, seulement pour se fracasser sur l’arbre. Toutefois Jizo n’en avait cure, tant il s’acharnait. Jusqu’à ce que ses poings fussent ensanglantés.

Nwelli et Taori le saisirent en même temps. À terre, leurs bras enroulés autour de lui, elles s’assurèrent de son incapacité à s’infliger de la souffrance. Elles sont là. Elles me soutiennent…

— Arrête, Jizo ! implora Nwelli. Céder à la provocation n’aidera personne. Te culpabiliser ne ramènera pas Larno !

— C’est notre erreur à tous, renchérit Taori. Nous ne pouvons rien faire, sinon aller de l’avant. Peut-être revenir quand Irzine ira mieux, mais j’en doute…

Ils étaient essoufflés et anéantis. De longues secondes leur furent nécessaires pour se relever. Fort du soutien de ses camarades, Jizo se consola de l’absence de Vouma, fût-elle temporaire. Tôt ou tard, elle reviendra me hanter, et j’ignore si je serai prêt… Si mon esprit résistera.

Mais je suis loin d’être la seule victime de la cruauté de ce monde.

Jizo s’abandonna dans la contemplation de la forêt. Au-delà de ses perspectives réduites et de leurs propres souffrances se dressaient terres et mers dans lesquelles s’amalgamait le meilleur comme le pire. N’y songer que quelques instants fit renaître ses larmes.

— Est-ce que nous y arriverons ? demanda-t-il.

— Tout dépend de notre objectif, murmura Nwelli. Que faisons-nous ? Où allons-nous ? Nous sommes perdus.

— Nous le sommes, en effet… Dans les limbes de ce monde. Le sort de Larno est si injuste… Notre ami n’est plus, comme tant d’autres innocents avant lui. Encore une fois, je réalise que j’avais tort. Mon optimisme d’antan, quand je n’étais pas encore esclave, n’avait aucune raison d’être.

— Ne sois pas si défaitiste, Jizo !

— Il le faut. Autant être conscient de la dureté de ce monde. Un monde où percent de rares rayons de lumière, où les ombres dominent. Jamais nous n’éradiquerons le mal, car il est insidieux, immortel. Ce n’est pas ce que narraient nos histoires. Nous luttons jusqu’au bout. Mais quand nous avons atteint la paix… Nous mourrons.

Il se retourna vers ses amies dont le chagrin restait immense.

— S’il existe une lueur d’espoir, conclut-il, rattrapons-la. Ensemble, tant que nous le pouvons.

D’obscurs présages peuplaient leur esprit. Ils ne surent où aller, mais ils s’éloignèrent d’Irzine malgré eux. Privé de tout, ce jour comme traumatisante réminiscence, ils déplorèrent leur défaite lourde en répercussions. Poursuivons cet éclat… Même si c’est une chimère.

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