Chapitre 34 : Changement inopiné (2/2)

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Ils marchèrent sur la rue centrale, pavée d’un dallage ivoirin. Chatoyaient moult maisons à colombages, alignées sur des centaines de mètres. Par leurs volets peints avec rutilance, par leurs vitres rectangulaires encadrées de châssis éburnéens, par leurs façades où trônaient des bouquets de fleurs, elles s’individualisaient en dépit de leur nombre. Des toits pentus en tuile cyan ou carminée les couronnaient par surcroît.

Néanmoins, toute la vie de Thouktra battait son plein à l’extérieur de ces demeures. Chez ces fermiers poussant des charrettes où s’entassaient ces mottes de pailles. Chez ces enfants gambadant gaiement sous la tutelle de leurs parents. Chez ces commerçants hélant aux pieds des fontaines, se targuant de la fraîcheur de leurs fruits ou leur viande. Chez les charpentiers transportant de lourds lattes de bois, obligeant les passants à leur céder le chemin. Chez les jeunes couples qui se galochaient, adossés contre les murs, ricanant lorsque les gardes les surprenaient.

En apparence, rien n’a changé. Fliberth et Jawine commencèrent à prendre leurs aises, et ainsi se tinrent les mains lors de leur avancée. Zech et Janya, au contraire, scrutaient les alentours avec circonspection, s’autorisaient toutefois quelques contemplations. Ils découvrent Thouktra pour la première fois. C’aurait été un plaisir de leur faire visiter chaque quartier. Nous aurions reconnu tant de coins de notre enfance, et nous aurions… Non, pas de temps à perdre.

À mesure qu’ils bifurquaient d’une allée à l’autre, Fliberth ressentait des picotements hérisser ses poils. Non qu’ils fussent repérés, mais il identifiait des visages familiers, marqués par les années, qu’il jugea préférable de ne pas saluer. Nous avons certaines obligations. Seulement après, quand la paix sera obtenue, nous profiterons de la vie qui nous est offerte.

Par-delà une série de marches se dressa la principale sculpture de Thouktra. Un cercle de six statues érigées sur des stèles, lesquelles, superposées sur des lignes traçant les pavés hexagonaux, contenaient des écritures dorées. Chaque individu représenté brandissait un objet symbolique : l’épée, la pelle, le bâton, le livre, la pinte et le pinceau se complétaient en parfaite harmonie.

Pendant que Zech admirait cette œuvre d’art, et Janya croisa les bras en totale insensibilité, Jawine prit son époux en aparté.

— Inaltérée au premier regard, commenta-t-elle. Pourtant je ne reconnais plus cette ville. Et je crois savoir pourquoi.

Ce disant, la mage désigna le nord-est, et Fliberth comprit aussitôt. Des plis creusèrent sa figure comme il détailla les structures traîtresses piégées parmi la concordance. Les basses maisons en pierre, effacées dans leur teint grisâtre, étaient agglomérées en courbure dépourvu de naturel.

— C’est donc là qu’ont été envoyés les mages, déplora Fliberth. Carrice et Sharic n’avaient pas mentionné l’architecture…

— Je dois contenir mon calme, dit Jawine en tremblotant. Explorons les lieux sans faire de vagues. Trouvons Lysau et ensuite avisons. Mais je ne pourrai pas rester les bras croisés bien longtemps face à cette injustice.

— Moi non plus, mon amour.

Ils continuèrent de se tenir la main, se motivèrent pour se rendre dans ce quartier nonobstant leurs appréhensions. Plusieurs minutes à peine leur furent nécessaires pour franchir cette distance, gorge et estomac noués, contraints de s’immerger dans cette nouveauté guère bienvenue.

Fliberth et Jawine crurent encore reconnaître certains visages. Ils s’effaçaient cependant face à la multitude, tant les mages circulaient par centaines. Maintes tranches d’âge et origines se partageaient entre les sombres habitations, que l’intensité des platanes compensait malaisément. Certains mages vivent ici avec leurs enfants. Ils partagent des conditions peu favorables… Où est la richesse ? Où est la prospérité ? Je n’entrevois pas beaucoup de sourires. Juste une communauté isolée, livrée à elle-même.

Dans cette multitude régnait une cacophonie permanente. Zech dut prendre ses compagnons en aparté afin qu’ils perçussent ses propos. Janya restait à proximité, gardant sa main enserrée autour de la poignée de son épée.

— Ces tuniques à galons et ses accents ne me trompent pas, déclara-t-il. Il y a des personnes d’origine belurdoise.

— Ainsi que des myrrhéens, renchérit Jawine. Des réfugiés de régimes tyranniques où les mages sont condamnés. Ils ont cherché des conditions de vie meilleure pour être ici traités tels des inférieurs. Cela ne peut plus durer.

Une fois encore, les traits de la jeune femme sévirent, et son mari peina à la rassénérer. Ce fut Zech qui se focalisa sur leur objectif, interpellant une passante à proximité. Quelques signes et indications plus tard, et ils n’eurent plus qu’une poignée de pâtés de maisons à franchir avant d’atteindre leur objectif.

La maison de Lysau se situait à l’écart d’une rue voisine. Quoiqu’elle s’élevait à une plus grande hauteur, elle révélait une certaine étroitesse, sa façade ornée de fleurs fanées par-dessous des vitres poussiéreuses. Le lieu n’a pas l’air très bien entretenu. Va-t-il seulement bien ?

Fliberth rejeta ses doutes en toquant à la porte. Des bruits de pas résonnèrent au cours de leur attente, puis un coulissement libéra les gonds. Apparut un jeune homme glabre et à la peau pâle. Il portait ses cheveux corbeaux attachés en une épaisse queue de cheval ainsi qu’une veste en velours pourpre à boutons métalliques. Les yeux azurs, le nez aquilin, de grêle gabarit, il offrit un sourire chaleureux au quatuor au bas de sa porte.

— Des visiteurs ? fit-il, bouche bée. Nous n’avons pas l’habitude, ces derniers temps ! Mais je suis malpoli. Je m’appelle Saulen Diasan.

— Ce nom est évocateur, répondit Zech. Avant de nous présenter, nous préférons nous trouver à l’abri des regards. C’est parce que nous aimerons nous entretenir avec Lysau Diasan. Tu es son fils, j’imagine ?

Saulen acquiesça tout en se rembrunissant. Aussi Janya le dévisagea bien que ses lèvres se tordissent.

— C’est mon père, oui, murmura-t-il. Depuis quelques semaines, il ne sent plus très bien…

— Pourquoi ? demanda Jawine. Qu’est-ce qui lui arrive ?

— Il est malade. Il s’affaiblit, passe de plus en plus de temps dans son lit, sans parler à personne d’autre que moi. J’espère qu’il pourra faire une exception pour vous, surtout si c’est important. Suivez-moi.

Le jeune homme les cornaqua dans l’opacité du couloir, Zech sur ses talons. Un souffle d’hésitation emplit l’intérieur comme Fliberth et Jawine avançaient à allure plus modérée.

— Il est malade ? chuchota la mage. C’est inquiétant… Le principe même de notre venue est qu’il doit être en pleine forme.

— Nous devons en avoir le cœur net, rétorqua le garde. Si Vatuk le surveille, c’est qu’il agit malgré tout. Il sera un atout précieux quoi qu’il arrive.

Dans l’opacité et dans le remugle résonnèrent des bafouillis.

C’était une pièce exigüe, un lit coincé entre deux étagères sur lesquelles reposaient de nombreux ouvrages. Filtrait la lumière diurne par-delà les carreaux vitrés, sous lesquelles était allongé un homme au teint trop livide pour respirer la santé. Bon gré mal gré, il retira la lingette humide de son front parcheminé, avant de s’asseoir péniblement sur son matelas. Peut-être qu’autrefois sa longue chevelure étincelait de blancheur, désormais elle était grise et emmêlée. Peut-être que naguère son ample robe bleutée surmontée d’un col roulé lui seyait, désormais elle s’était affadie. Des cernes cerclaient ses paupières tout comme son allure décharnée plaidait en sa défaveur.

Face à cette ombre déclinante, face à cette silhouette en décrépitude, les visiteurs ne purent s’empêcher de se pincer les lèvres. Un état désolant, en effet. Emiteffe n’aurait pas pu savoir… Beaucoup de temps a dû passer depuis leur dernière rencontre. Même Saulen vit ses traits s’assombrir, toutefois vainquit-il son sentiment pour céder la voie.

— Père, dit-il. Ces gens-là aimeraient s’entretenir avec toi.

Il s’était déjà écarté, aussi le quatuor était mis en exergue. Après un bref coup d’œil à ses compagnons, Fliberth entreprit de débuter la conversation :

— D’abord la politesse, déclara-t-il. Je m’appelle Fliberth Ristag, et voici mon épouse Jawine, du même nom, et nos amis Janya Yedin et Zech Nabion. Malgré nos affiliations différentes, nous venons de loin avec un même but.

— Pourquoi ? demanda le vieux mage d’une voix faiblarde. J’ignore si j’en vaux réellement la peine… À moins que vous ayez un plan précis en tête.

— Emiteffe nous envoie, précisa Janya.

— Vraiment ? Mais Kalhimon l’a tuée dans les steppes ! Comment est-ce possible ?

— Ce jour-là, précisa Jawine, elle n’est pas morte. Elle a utilisé un sort pour s’infiltrer dans le corps de Kalhimon, détruire son esprit et contrôler son corps.

Lysau porta sa main à son menton, puis un incongru borborygme s’échappa.

— D’où la scission de l’inquisition, songea-t-il. Tout fait sens ! Dire que j’ai pensé si longtemps que Kalhimon avait acquis une bonne âme. Quelle naïveté !

— Emiteffe n’a jamais essayé d’entrer en contact avec vous ? s’étonna Zech. Nous sommes arrivés à temps.

— Hélas, contrasta Jawine, la situation a changé. Godéra l’a vaincue en combat singulier, et l’esprit d’Emiteffe est emprisonné dans un corps inutilisable. Voilà pourquoi elle nous a demandés de revenir à la cité de notre jeunesse. Bien sûr, nous ne nous attendions pas à vous voir ainsi…

Agrippé à son sommier, transpiration s’écoulant sur ses tempes, Lysau examina ses longuement ses visiteurs. Nous lui en demandons beaucoup. Serait-il seulement capable d’endosser une telle responsabilité. Autrefois, peut-être. Lorsqu’il était un puissant mage… Le temps nous rattrape bien vite. Avant qu’il prononçât quoi que ce fût, Saulen s’invita dans la discussion, visiblement préoccupé.

— Vous ne pouvez pas exiger cela de lui ! s’opposa-t-il. Il ne peut pas…

— Ta compassion est touchante, fiston, dit Lysau. Seulement, j’aimerais me justifier auprès de nos amis. Si j’avais été en meilleure forme, j’aurais accepté d’accueillir l’esprit d’Emiteffe avec plaisir. Ah, c’est un sort brillant quoiqu’oublié, mais bien digne d’elle.

— Pensez-vous que vous irez mieux bientôt ? s’enquit Fliberth.

— Son état empire de jour en jour, déplora Saulen. Je crains qu’il vous faille une autre personne pour cette mission.

Tous soupirèrent, et leurs paupières ne cessèrent de s’étrécir à la vue du vieux mage. Évidemment. Reste à savoir si notre voyage n’aura pas été totalement inutile. Il y a beaucoup à faire au-delà de notre simple rôle d’intermédiaire. À leur stupéfaction, Lysau se leva de son lit, bien que l’effort intensifiât sueur et tremblements.

— Je gage qu’Emiteffe est patiente, affirma-t-il, et qu’elle est consciente de votre potentiel. Or vous pouvez l’exploiter ici.

— Pour être honnête, répondit Jawine, je n’avais pas juste envie d’un rapide séjour dans Thouktra après ce que nous avons observé… Vous aussi, la condition des mages vous révulse ?

— Depuis que Vatuk a tout gâché… Nous avons créé un réseau clandestin pour que des mages s’enfuient vers des régions plus accueillantes de l’Enthelian. Cette stratégie a des limites, puisqu’à terme, ils s’apercevront que ce quartier se dépeuple… Déjà qu’ils ont commencé des recensements de citoyens. Ils pensent même à faire porter un signe distinctif aux mages.

— Quoi ? s’indigna Janya. Mais c’est horrible !

— Nous sommes prêts à vous aider, déclara Fliberth.

— À la bonne heure ! Eh bien, ce sera un plaisir de partager le gîte et le repas avec vous. Nous avons plusieurs lits à l’étage. Vous avez probablement voyagé durant des jours, vous méritez un peu de repos.

Lysau s’apprêta à les guider, mais déjà ses jambes flageolantes ne le soutenaient plus, aussi s’affaissa-t-il sur son lit. Pauvre de lu. Est-ce l’âge qui le rattrape ? Une maladie ? Autre chose ? Saulen les héla en lieu et place, les guida par le biais des escaliers qui semblaient craquer à chacune de leurs foulées.

Une fois installés, tout ce qu’ils souhaitèrent était de profiter de l’hospitalité des mages.

Par-delà les fenêtres se déployait un dédale de rues, une architecture où s’abritait l’âme de Thouktra. Dehors s’étendait le silence de la nuit. Dedans contemplait Jawine, pianotant sur les châssis. Elle avisa Fliberth qui, muré dans son propre mutisme, observait le plancher délabré d’un air pensif.

La mage rejoignit son mari, s’installa à côté de lui, enroula son bras autour de sa taille. Elle me décèle chaque fois à la perfection.

— Ton expression n’est pas très rassurante, souffla-t-elle.

— Ce monde change trop vite, songea Fliberth. Nous n’avons pas le temps de nous adapter. De nombreux camarades tués injustement. Sharic et Carrice qui ont prêté allégeance à Vatuk. Une communauté entière réprimée et isolée, même dans un pays où ils sont censés être tolérés. Lysau, autrefois un grand mage, maintenant affaibli. Quand ce cauchemar prendra-t-il fin ?

— Quand nous aurons triomphé.

— Y arriverons-nous ? Plus les jours s’écoulent et plus ce combat paraît désespéré.

— Fliberth, ça ne te ressemble pas ! Tu es le capitaine d’une unité de gardes qui n’hésite pas à mettre sa vie en danger pour autrui, quitte à placer la morale avant certaines lois ! Bien sûr que ce n’est pas gagné d’avance, bien sûr que c’est plus difficile que prévu, mais ça nous donne des raisons supplémentaires de ne pas renoncer !

Fliberth se tourna vers sa bien-aimée. Son sourire raviva une flamme peinant à demeurer entretenue. Ce pourquoi elle l’élança avec tendresse, puis, mue par son étreinte, recueillit ses lèvres pour un long baiser.

— Ne vous faites pas de souci pour moi ! s’exclama Zech, couché au coin de la pièce. Je ne suis pas totalement intrus car j’ai une femme dans ma tête !

— Moi je n’ai rien de ma tête, plaisanta Janya. Je dois me supporter toute seule. Et je me contente de détourner le regard.

Tous s’esclaffèrent. Après quoi Fliberth et Jawine, à défaut de pouvoir partager un même lit, s’installèrent côte à côte, se tinrent la main de nombreuses secondes avant de se blottir sous les couvertures. Le capitaine chuchota un remerciement. Esquissa un sourire. Ferma les paupières.

Auparavant, tout semblait plus aisé. Nous étions jeunes, ambitieux. Nous pensions que le monde serait à nous.

Mais il s’est révélé plus cruel que prévu.

À nous de trouver comment l’apaiser.

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