Chapitre 29 : Conflit personnel (1/2)

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DOCINI


Nous avons répété le plan à maintes reprises. Pourtant je ne me sens pas encore prête.

D’une inspiration saccadée à une gorge sèche, Docini s’apaisait en regardant ses camarades. Non que les pirates étaient indifférents, mais ils intériorisaient leur ressenti pour une progression plus efficace. Ils entamaient l’ascension sous le soleil de plomb, humant l’air salé que charriaient les rafales maritimes. Parfois ils fixaient Nobak avec mélancolie.

Pourvu que notre diversion fonctionne. Qu’ils aient le temps de fuir. La mer les appelle, et même si je suis loin d’avoir exploré ses tréfonds, je sais qu’elle aura de quoi les immerger. De les transporter au-delà de leurs problèmes. En espérant que les îles Torran n’en apportent pas des nouveaux.

Yeux et lèvres se plissaient à la contemplation des fondations en pierre. Imperceptibles silhouettes à l’horizon, les navires préparaient leur départ, avec une lenteur telle que le temps semblait se dilater. Bien qu’incapable de discerner les détails, Docini examinait le rivage, aussi se déplaçait-elle moins vite.

— Tu te tracasses, constata Decierno en posant sa main sur son épaule. Mais tout devrait bien se passer.

— Pour eux ou comme pour nous ? demanda Docini. En sommes-nous certains ?

— Nous ne pourrons jamais l’être. Des imprévus surviendront peut-être. Nous nous assurerons, une fois notre combat terminé, qu’ils sont bien partis.

Encore faut-il que nous nous en sortions indemnes. En dépit de son hochement de tête, l’ancienne inquisitrice était toujours tiraillée à l’idée de marcher jusqu’au sommet de la falaise. Alors Nidroska, en tête de leur groupe, rappliqua en sifflotant.

— Sache que quoi qu’il arrive, nous serons là pour toi ! s’exclama-t-elle.

Son sourire était contaminateur, prompt à empourprer une figure inondée de sueur.

— Capitaine, comment faites-vous pour rester autant positive ? fit Docini.

— Question d’habitude, expliqua Nidroska. Je comprends qu’une bonne humeur en toute circonstances puisse paraître agaçante. Sauf pour Liliath, mais elle est occupée à garder notre navire.

— Je ne le ressens pas ainsi ! C’est juste que…

Tandis que Docini bredouillait, Nidroska plaqua ses mains contre ses hanches et balaya à son tour le contrebas. Sa mine s’assombrit et son sourire disparut de son visage.

— Quoi qu’il survienne, songea-t-elle, nos chemins se séparent. J’aurais été triste que notre route commune avec les réfugiés s’arrête à Doroniak. Depuis, nous avons appris à les connaître, nous avons longé des kilomètres de côte ensemble ! Dommage que c’était pour distancer des ennemis qui nous ont de toute façon rattrapé…

Quand sa voix s’éteignit, ses compagnons crurent que toute volonté l’avait abandonnée. Des adieux émouvants, en effet. Ces rencontres m’ont aidé à réfléchir sur moi-même. À ne pas me défiler. Ils m’ont donné une raison supplémentaire de batailler. Mais elle croisa les yeux de Docini. Puis ceux de Decierno et de Kwanjai. Et ceux de ses autres membres d’équipage.

— Vous savez quoi ? discourut-elle. Inquisiteurs et mercenaires ont beau nous effrayer, nous ne reculerons pas ! Sans sombrer dans des paroles, nous avons de nouveaux amis à protéger ! Liberté il y aura, mais pas seulement pour nous ! Lorsqu’ils seront loin, sains et saufs, nos lèverons nos chopes à notre victoire partagée !

Nidroska avait galvanisé. Même Docini sentit des frissons parcourir son échine et ses tressaillements s’amenuiser. Ainsi reprirent-ils la cadence et cheminèrent-ils au gré de leur détermination. Ainsi s’approchèrent-ils peu à peu du danger.

Le point de rencontre s’illuminait sous le brillant zénith. Il se situait à une vingtaine de mètres au-dessus de la mer, à proximité du bord, en-dessous duquel l’on entendait les vagues s’écraser contre dunes et rochers. Ici l’échange serait propice, sur un paysage sans relief, sous une voûte azurée dépourvue de nuage, où nul ne pourrait se tapisser.

Adelam y patientait. Sévérité inscrite sur ses traits, jugeant le groupe disparate sitôt à sa portée, il dévisagea Docini en particulier. Laquelle déglutit lorsqu’elle avisa que seule une dizaine d’inquisiteurs l’accompagnait.

Où sont les autres ? Édelle n’est pas avec eux, heureusement… Ni les plus jeunes.

Et où sont les Rodulim ?

Avons-nous été piégés ?

— Un groupe incomplet face à un autre groupe incomplet, déclara-t-il sèchement. Ces fichus novices ne voulaient pas, pour les reprendre, s’en prendre à des innocents. Alors nous les avons ligotés dans leurs tentes en leur privant de repas. Les autres sont partis coincer les réfugiés. Mais il ne s’agit pas d’eux, mais de vous ! Vous vous pensez plus malins que nous ? Les pirates, comme les mages, sont indignes de confiance.

— Vous nous avez proposés cet échange en anticipant le dénouement ? s’irrita Decierno. Pourquoi ne pas nous avoir attaqués au lieu de négocier, dans ce cas ?

— On ne va pas s’en plaindre ! se réjouit une pirate. Grâce à ça, on a eu du temps pour réagir !

— Pour vous prendre par surprise aussi, dit Adelam. Nos forces sont divisées, mais les vôtres aussi. Puisque vous avez refusé de nous livrer les mages, dans le doute, nos alliés ne laisseront aucun réfugié quitter ces côtes. Il en est de même pour Docini, pas vrai ? Vous ne nous la donnerez pas bien gentiment ?

La menace trancha. Docini faillit s’en courber, chercher consolation auprès de ses compagnons, mais ils réagirent déjà au quart de tour. Si Nidroska s’interposa la première, Kwanjai la devança contre toute attente.

— Hors de question, lança-t-il. Vous croyez la connaître ? Vous ne savez rien d’elle.

— C’est presque touchant de voir des personnes prendre sa défense, répliqua Adelam. Vous auriez dû être là quand nous l’avons tabassée. Que faut-il demander des rebuts de la société ?

— Nous nous moquons bien de notre réputation. Cet équipage m’a permis de trouver une nouvelle place, et c’est pareil pour chacun d’entre nous. Sous votre joug, Docini étouffait face à vos règles tyranniques. Ici, elle a retrouvé sa liberté. Elle est une des nôtres.

D’abord Docini craignit un rire, toutefois Adelam se limita à quelques sarcastiques applaudissements. Une expression rigide l’habitait toujours. Bien digne de lui. Il n’a jamais eu de respect pour quiconque. Il est la voie dictée par notre ordre.

— Merci de prouver que Docini est une victime, lâcha-t-il. Incapable de se défendre elle-même, elle laisse ses soi-disant vaillants camarades le faire à sa place ! Qu’avons-nous donc ? Une capitaine faussement impertinente, qui s’imagine amuser les siens par sa langue trop pendue et son insupportable ironie. Un second, censé contraster par son sérieux, qui en devient si ténébreux qu’il perd sa crédibilité. Et maintenant lui, qui croit avoir bien répliqué, alors qu’il prononce des poncifs éculés dans un accent incompréhensible. Docini, ne mens pas, ni à nous, ni à toi-même. Il semblerait que tu te sois acoquinée, mais c’est une illusion. Tu les fréquentes faute de mieux. Tu te penses redevable car ils t’ont vue, ramassée au sol, pathétique. Maintenant tu te réfugies derrière eux. Ils ont beau être des piètres combattants sans l’ombre d’un doute, tu vaux encore moins qu’eux.

Des grognements se répandaient. Des traits se durcissaient. Prête à en découdre, Nidroska en appelait à son sang-froid, comme Docini cessa de donner raison à son rival. Désormais se dressait-elle devant ses compagnons. Poings fermés, tête droite, traits rigides.

— Ne l’écoutez pas, conseilla-t-elle. Il cherche à nous provoquer pour nous déstabiliser. C’est un signe de désespoir.

— Tu commences à montrer les crocs ? se gaussa Adelam. Tu aurais dû orienter ta colère vers nos véritables ennemis. Trop tard pour toi : nous connaissons ta nature. As-tu seulement eu envie de chasser les mages ou bien nous suivais-tu par contrainte ?

— Vous êtes mal placé pour parler de suiveur, Adelam. Vous ne pensez pas par vous-même. Godéra vous aboie une instruction et vous vous y soumettez. Mais ce n’est pas étonnant : elle agissait exactement de la même manière lorsque Kalhimon était le chef et elle sa seconde. Un cycle qui perdurera tant que l’inquisition survivra.

— Sans détour, ni hypocrisie, je saluerais peut-être ton honnêteté si tu n’étais pas si méprisante. Godéra aura la satisfaction de savoir que sa cadette est morte comme elle a vécu. Faible, misérable, pathétique.

Il dégaina son épée, une lueur de satisfaction complétant l’éclat du métal. Quand ses subordonnés l’imitèrent, quand ils se ruèrent armes au poing vers les pirates, Docini fut la première à défourailler. Elle étudia leur mouvement. Se positionna à dextre, lame verticale, retrouvant une sensation oubliée. Pas un inquisiteur n’échappa à son regard.

Consœurs, confrères, nous avons emprunté une autre route.

Pardonnez-moi, je n’agis qu’en légitime défense.

J’aurais voulu que les choses se passent autrement. Que l’inquisition apporte la justice et non la répression.

Un choc tonitrua, ébranla les environs.

Des lames s’entrechoquèrent dans des nuées d’étincelles.

Des inquisiteurs, assaillant à l’unisson, épées abattues en cliquetis rythmés. Des pirates, ripostant en bande, en une masse imprévisible et désorganisée. Entre les deux groupes, Docini affirmait son appartenance, brandissait sa propre arme.

Et para une inquisitrice sitôt qu’elle se retrouva à sa portée. S’ensuivirent estocades, contre-offensives, ripostes. Interminables collisions, assénées de pleine vigueur, pour mieux faire flancher l’adversaire. Genoux fléchis, coudes repliés, tout en grincement, tout en sueur.

Je ne l’ai jamais rencontrée. Autrefois, elle bataillait à mes côtés, anonyme parmi tant d’autres, persuadée d’être dans le bon camp. Je regrette d’en arriver là. Il n’y a plus de temps pour la réflexion, j’espère qu’il en reste pour la compassion.

À ses côtés, l’infaillible loyauté.

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