Chapitre II La "Déclave"

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En plus de cette impression, somme toute adéquate, il percevait une notion sourde, indicible pour l’homme qui tentait de lui répondre et qui relevait d’une sorte de secret, d’une légende, d’un tabou pour être au plus proche de son ressenti. Mais une fois de plus, son optimisme naturel mis toutes ces considérations sur le compte de la sensiblerie. Sensiblerie qu’il tenta d’exorciser en forçant l’homme à préciser sa pensée en intensifiant son regard, en laissant de côté l’aveugle hiérarchie de classe qui conjuguait les rapports sociaux de cette fin du XIX° siècle. Hiérarchie qu’il considérait intimement comme inepte. Donc c’est avec une douceur, mêlée d’une persuasion légitime, qu’il poussa son compagnon de voyage à développer sa pensée.

L’homme, voyait qu’il ne pouvait décemment se défiler mais sachant qu’il était peu expert dans le maniement des abstractions, plus enclin au concret qu’aux concepts, il considéra le jeune homme, observa réellement pour la première fois ce visage qui gardait encore quelques traces juvéniles mais qui avait déjà commencé sa transition définitive vers le visage d’homme qui serait le sien pour le reste de sa vie. Ses cheveux châtains s’étalant jusque sur ses épaules, cernés par une casquette grise à visière de cuir, son nez fort et pointu, sa mâchoire volontaire, plus large au départ des maxillaires et ses yeux bleus clairs, profonds encore gorgés de la naïveté qui provient de l’exaltation des idéalistes, ses lèvres biens dessinées, sensuelles mais aucunement féminines, simplement désireuses de boire la vie, bref un homme en devenir, il ne put une nouvelle fois que se soumettre à un élan de paternalisme, ayant à l’esprit le visage de ses deux fils.

— Eh ben voyez, les gens du causse sont pas complètement comme nous dans la vallée, y z’ont comme qui dirait des coutumes bien à eux…

— Des coutumes ? Quels genres de coutumes ?

— Non c’est des bons chrétiens, c’est pas ce que je veux dire, le père Marcellin y veille, assurément ! Mais y z’aiment pas se mélanger, y’a qu’Etienne qui les connaît un peu…

— Un peu ? Mais vous, vous montez régulièrement n’est-ce pas ?

— Rarement jusqu’en haut, je m’arrête à la “déclave”, je leur laisse le tabac et le vin qu’Etienne a pas pu leur monter, c’est là qu’j’y vois le père Marcellin qui me demande des nouvelles d’en bas et moi j’écoute ce qu’il me raconte sur ses ouailles. Pas dans l’intimité bien sûr, ça…il a pas le droit, il est curé quand même ! Il me parle des naissances, j’veux dire des baptêmes, parfois il passe par moi pour demander à Etienne qu’il leur monte des remèdes quand quelqu’un est malade, mais c’est rare.

— La “déclave” qu’est-ce que c’est ?

— C’est le seul endroit où deux chariots peuvent se croiser, y’a une vieille chapelle aussi, c’est là que je leur laisse les marchandises. Mais c’est très rare quand j’y suis obligé de manœuvrer, y’a jamais de visiteur…à part vous, ou les gendarmes tous les trois mois comme je vous ai déjà dit. Et Etienne…

— Si je comprends bien je vais faire figure d’évènement parmi ces gens ! Ça ne me rassure pas ce que vous me dites. Monsieur Reboul est bien averti de ma venue j’espère ? L’académie m’a assuré que mon séjour était payé d’avance, que je n’avais pas à me préoccuper de mon gîte et de mon couvert ?

— Ah ça pour ça y sont prévenus là-haut, c’est pas tous les jours qu’il leur monte un Monsieur de l’université ! Auguste vous attend, vous inquiétez-pas. Vous serez logé et nourri. Par contre faudra pas être difficile, c’est rustique chez eux.

L’aspect matériel de son séjour étant réglé, Simon pensait aux paroles du charretier, aux coutumes particulières qu’il avait évoquées sans les préciser, à leur repliement sur eux même, tout cela concourait à lui donner l’impression qu’il se rendait dans un pays étranger, avec ses traditions propres. Il se prit à penser aux peintres orientalistes qui s’attachaient à décrire ces contrées où les gens ne croyaient pas au même Dieu, sans parvenir à rattacher l’exotisme qu’ils mettaient en valeur. Ce n’était pas un voyage aventureux qui l’attendait mais une traversée rugueuse dans un pays qui pourrait le rejeter, se dit-il. Du moins c’était l’appréhension qu’il en avait. Il prit sur lui de ne pas tirer de conclusion précipitée, son inclination au partage, à l’échange et sa curiosité naturelle pour autrui se chargeraient bien de le faire apprécier d’une manière ou d’une autre. La perspective de passer plus de six mois seul, en retrait d’une société qui avait ses codes, ses manières d’être, ne l’égaillait guère et de plus, il n’était pas dans son tempérament, foncièrement sociable, de rester en retrait, mis à l’écart. Cependant ses pensées constructives n’éteignaient pas le sentiment qu’il allait pénétrer dans un inconnu angoissant. Mais cette première réelle épreuve de sa vie ne pouvait que lui apporter une expérience qui endurcirait son âme, et l’objectif scientifique de son séjour, à savoir une étude exhaustive de la nature géologique de ce causse isolé du monde devait prévaloir. On attendait un travail de sa part et il n’avait nullement l’intention de décevoir ses pairs.

L’ascension continuait au rythme lent et puissant du gros cheval, la nature se découvrait, toujours plus aride et sévère au fur et à mesure que le soleil poursuivait sa course. Seules les vallées du contrebas offraient au jeune homme des tonalités rassurantes de vert, la ville de Froyssac apparaissait aux yeux de Simon comme une petite bourgade dont les toits d’ardoises se confondaient avec le gris des falaises qui l’enserraient. Pourtant il savait confusément qu’en empruntant ce sentier sinueux qui montait constamment, il laissait en bas une part de civilisation avec tout le confort que cela sous-entendait. Les normes sociales qui avaient cours en bas, bien que différentes de celles en vigueur dans les grands centres urbains, ne remettaient pas en question sa condition. En bas il pouvait moduler, s’adapter en fonction des réciprocités convenues. Là-haut par contre, il avait l’intuition que tous les codes policés qu’il avait appris, le plus souvent malgré lui mais qui le faisaient appartenir à une communauté et pourquoi pas, à une nation, n’auraient pas le consentement tacite et convenu des gens d’en-bas. C’est alors que l’anxiété le reprit quand il envisageait les six mois minimums qu’il aurait à passer, le moins seul possible espérait-il.

Son compagnon s’anima et tendant son bras droit vers le haut, l’index dressé, il s’exclama : « Ca y’est on arrive à la “déclave”, dans une demi-heure nous y serons ! Tiens, c’est bizarre…

— Quoi donc ? répondit fébrilement Simon, essayant de percevoir dans les hauteurs la bâtisse aux airs de chapelle.

— Y’a du monde qui attends, voyez le chariot, je reconnais pas le charretier, il est trop loin. Ce doit être Etienne, il a sûrement dû passer la nuit chez Reboul, il sera au bourg en fin de journée. J’étais pas au courant qu’il était monté, va y avoir de la manœuvre mon jeune Monsieur.

— Ah…fit Simon avec une moue peu rassurée.

— Z’inquiétez pas jeune homme, comme je vous ai dit, c’est pas la première fois qu’on attend que celui qui monte soit passé pour continuer la descente. Mais c’est peu commun… »

Il y avait dans ce « peu commun » une inquiétude que Simon démultiplia instinctivement. Puis, laissant de côté son infantile réaction, il observa le visage de son compagnon avec acuité, tentant d’y déceler une justification à sa crainte non maîtrisée. L’homme, de toute évidence, s’interrogeait, mais la perspective de croiser une connaissance faisait briller ses yeux. Quant à la manœuvre qu’il allait devoir effectuer, rien ne transperçait de la force placide qui le caractérisait. Simon s’engonça, mains dans les poches, sur le banc de conduite, et étira ses jambes sur la traverse du harnachement. Il n’était pas mécontent de se dire que le trajet touchait à sa fin, la “déclave” étant située au trois quart du chemin, comme le lui avait dit son sympathique charretier.

— Oui ! C’est l’Etienne…je reconnais son cheval !

A l’idée de rencontrer Etienne, Simon comprit l’importance de l’évènement, car en fait c’était l’intercesseur entre son monde à lui, avec son ordonnancement familier, et la logique particulière qui avait fonction sur ce plateau isolé. L’homme avait maintenant à ses yeux une importance particulière, une importance qui l’obligeait à faire bonne figure. Il ressentait confusément le même trac qui l’animait qu’avant de passer devant un jury d’examen pour y défendre un argumentaire, un trac qu’il avait toujours su transformer en élan positif. Par contre, les modalités de l’ « examen » seraient totalement différentes. Ici pas de protocole ni méthodologie universitaire, seul le sens commun, l’instinct et tout l’aspect non verbal que cela sous-tendait seraient pris en compte. Il se surprit à se situer en infériorité par rapport à cet homme qui, somme toute, n’appartenait pas à son monde, un peu comme lorsqu’il était face aux sommités de l’université. Il s’en voulu un bref instant car il mettait en évidence une faiblesse qui malmenait sa conception de lui-même, celle d’un géologue patenté par l’Institut de Paris face à Etienne, un simple charretier. Mais un charretier qui possédait un savoir et un pouvoir qui lui faisaient actuellement défaut. La fin justifiant les moyens et cette logique de classe qui l’irritait au plus haut point relativisa le sentiment qu’il avait de lui-même et il en vint à être impatient de découvrir l’homme, sûr que sa prestation serait appréciée, comme chez l’étudiant qu’il était il y a peu. Faire le rapprochement avec l’exercice d’une soutenance lui paraissait un excellent moyen cognitif de faire bonne impression. Il préparait en cela sa stratégie d’adaptation.

Peu de temps après il se trouvait dans le champ de vision de cet « examinateur » par procuration, instinctivement il se raidit pour aussitôt se relâcher, mais il était déjà trop tard, son réflexe de protection avait été remarqué par cette homme grand et sec, aux mains noueuses, le visage taillée à la massette, les pommettes saillantes qui accroissaient l’impression de maigreur et ses petits yeux noirs et paradoxalement lumineux, profondément enfoncés sous des arcades marquées avec un nez fortement aquilin, comme construit lui aussi avec un instrument de charpentier. Un regard donc qui semblait l’observer comme un chasseur évalue les chances de posséder sa proie. Ses premières paroles furent pour son compagnon de route.

— Salut l’Emile, je pensais que tu arriverais plus tôt, ça fait une grosse heure que je t’attends. Com s’es passat l’ascension ?

Ben, ben, je t’attendais pas sul trajet aujourd’hui ! Qu’es aquo que se passa ?

— Je descends un malade à Froyssac, le guérisseur dit qu’y peut rien pour lui, m’est avis que…

Puis se reprenant il fit mine de s’intéresser à Simon.

— C’est le jeune monsieur d’Estac si je me trompe pas ?

Et, sans attendre de réponses d’Emile, il ôta son chapeau de paille avec obséquiosité, laissant apparaitre de longs cheveux poivre et sel, filasses et dit : « Mes respect Monsieur d’Estac, le voyage n’a pas été trop pénible j’espère ? »

Il ne cacha aucunement sa satisfaction de savoir que les présentations n’étaient pas nécessaires.

Cette première impression fut négative pour Simon qui, malgré son jeune âge savait déceler le naturel quand il était feint. De plus il émanait du personnage un tempérament beaucoup moins maîtrisé que celui d’Emile, une violence carnassière qui laissait présumer une gestion excessive des sentiments. Dédouané par la piètre image que lui renvoyait Etienne, il lui répondit le plus simplement du monde : « Point du tout Monsieur, mon voyage s’est fait en bonne compagnie. Je n’ai pas trop vu le temps passer. »

— Voilà qui fait plaisir à entendre, jeune Monsieur, car le temps ce n’est pas ce qui manque par ici…

La condescendance qu’il avait mise dans l’expression marquée de sa jeunesse finissait de confirmer son impression première, il ne releva pas.

— Bon, c’est pas l’tout l’Emile mais va falloir manœuvrer, je prends l’extérieur et toi l’intérieur…

— C’est la règle l’Etienne.

Les deux puissants animaux, grâce à la terrasse naturelle qui élargissait le rebord au-dessus du vide, guidés par deux paires de bras experts, firent se frôler les deux chariots, les risques étant évidemment plus grands pour celui qui prenait l’extérieur. Une fois les chariots parallèles Simon jeta son regard sur la cargaison d’Etienne, il crût entrevoir une silhouette famélique, protégée par une couverture miteuse, d’où sortaient de longs cheveux blancs ainsi qu’une barbe qui l’était tout autant, et une paire de pieds remarquable par sa maigreur. Puis, détournant le regard, il orienta ses yeux vers la bâtisse en pierre sèche à l’intérieure de laquelle il put entrevoir ce qui avait tout l’air d’être un autel. Un autel nullement abandonné car en plus du crucifix, il était orné de fleurs fraiches ainsi que d’un cierge à moitié allumé. Une fois le croisement effectué, les deux hommes partagèrent quelques familiarités en occitan et Etienne conclut en s’adressant directement à Simon : « A vous revoir Monsieur le géologue, bon séjour sur le causse ! »

— Merci Monsieur, bonne descente, à vous revoir !

Il n’eut pour toute réponse qu’un rire lourdement chargé de sous-entendus qui ne s’éteignit qu’au passage du premier lacet. Ne sachant comment interpréter cette réaction somme toute anormale, il demanda à Emile.

— Pourquoi rit-il ainsi Emile, vous permettez que je vous appelle Emile ?

— Mais bien sûr mon bon Monsieur, c’est à dire qu’Etienne aime jouer les mystérieux, déjà à l’école il avait pas les mêmes jeux que nous autres, c’était comme qui dirait un original et dès qu’il a eu l’âge de suivre son père sur le sentier du causse il est devenu vraiment différent. Non pas qu’il se donnait des airs de suffisance, pas du tout, c’est pas son genre, bien qu’il aye la colère facile, mais y s’est jamais mélangé avec nous autres. Je lui connais pas d’ami à dire vrai. Je l’aime bien parce que c’est un bon charretier et courageux avec ça, y rechigne pas à la besogne, mais ça reste un mystérieux.

— Je peux lui faire confiance donc si j’ai des rapports à transmettre par le courrier ?

— Pour sûr oui que vous pouvez ! Il prend son travail très à cœur.

— Vous avez remarqué l’homme qu’il transportait ?

— Oui j’y ai j’té un œil, m’a pas l’air bien en forme, j’arrive pas à savoir qui ça peut être, mais j’connais pas tout le monde la haut, Etienne oui.

— Vous ne lui avez pas demandé ?

— Paske j’ai compris quand j’ai vu l’Etienne que le bonhomme y remonterait plus sur le causse, on demande rien dans ces cas-là, ça porte malheur… Mais tenez ! Voilà les pierres dressées, on arrive en haut !

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