On donne du temps au temps

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Chapitre VI

On donne du temps au temps

Il prit plein Sud, remontant la douce pente du Bois Touffu dont l’ombre végétale ajoutait à sa cécité d’esprit. Il fut happé par la lumière crue de cette belle journée de mai lorsqu’il parvint sur la vaste étendue steppique, rocailleuse, parsemée uniformément, en apparence, de touches de couleurs rassemblant une palette complète célébrant un printemps toujours tardif à cette altitude. Son domaine de compétence ne lui permettant pas de distinguer l’infinie variété de fleurs qui attiraient à elles une myriade d’insectes bourdonnant il, chercha au loin le point de repère géographique que représentaient les "pierres dressées". Il distingua leur silhouette puissante à un bon millier de pas à travers la lande. Sur sa gauche il entendait le bêlement d’un troupeau et l’étrange sonorité des ordres donnés par le pasteur à son compagnon de travail canin. Il aurait voulu y reconnaître la voix de Jules, ce brave homme qui l’avait si bien accueilli avant qu’il ne parvienne à La Rapierre, mais sa mémoire auditive ne lui permettait pas de conclusion arrêtée.

L’après-midi était bien engagée, il lui restait cependant suffisamment de temps pour se laisser divaguer jusqu’à Machecoul. Son pas rapide se fit plus mesuré et il se dit que cette habitude d’homme pressé qui le caractérisait lui avait fait perdre très souvent la saveur de certains moments. Au milieu de cette lande, sauvage, rude, qui de prime abord semblait le repousser, il se permit d’envisager l’écoulement du temps avec une sagesse non raisonnée. Il observait, de droite à gauche, le foisonnement d’une nature qui se réveille après la torpeur d’un long hiver. La lumière puissante du soleil révélait, sans filtre, l’incontournable présence du réel, un réel qu’il avait trop souvent galvaudé, qu’il avait modulé à sa guise pour le rendre plus romantique. C’était un travers de sa personnalité, il le savait et, cette fois-ci, sur ce causse propice à la sobriété, il en ressentit une honte absolument pas dissimulée, aussi réelle que le réel. Une gêne le fit vaciller et il compensa ce sentiment désagréable en palpant sa besace qui contenait des informations sans doute cryptées mais qui apporteraient à sa curiosité un plaisir compensatoire. Compensation ! Voilà le défaut de sa cuirasse encore tendre, voilà l’aspect de sa personne qu’il lui fallait maîtriser afin de devenir l’homme qui correspondait, intuitivement, à l’image qu’il se faisait de l’accomplissement.

Il fut étonné de se retrouver face aux deux monolithes, surpris par leur présence comme un indésirable qui se cache dans un angle mort, prêt à profiter de l’effet de surprise pour agir. Il percevait l’irruption de ces blocs de granit comme une agression. Pourtant les mots de Maria qui les considérait avec une étrange naïveté adoucissaient sa soudaine émotion. Il voulut partager en pensée la considération de cet être qui lui apportait une volupté toute nouvelle. Mêler sa sensibilité à la sienne, en induisant une sensualité qui confirmait l’emprise de la jeune femme sur les vastes contrées qui abritaient un sentiment qu’il s’était toujours évertué à dominer par orgueil : l’amour.

Alors, animé par cette ambivalence, il ressentit le besoin irrépressible d’apposer ses mains sur les parois de ces primitives intentions artistiques. Fermant les yeux, imaginant le corps tonique et voluptueux de Maria, il leva les bras du plus haut qu’il pût et tentât de traduire en images les circonvolutions de traits creusés sur les parois internes de cette porte de pierre. Il avait choisi, instinctivement, celle figurant l’inquiétante gorgone dont les mèches de cheveux lui avait procuré un plaisir intense et onirique lors de sa sieste imbibée de genièvre. Au fur et à mesure de ses « caresses » il reconnut la coupe et le couteau de pierre, enlacés à la chevelure, presque possédé par cette ivresse intime, il aurait voulu atteindre le visage de cette symbolique représentation féminine mais la dimension de ce support minéral ne lui permettait pas, enfin ses doigts qui remplaçaient ses yeux s’attardèrent sur une partie qu’il ne pût interpréter sur l’instant, puis, avant même qu’il traduise la figure symbolique représentée par l’efficace économie de traits, il ressentit dans son bas ventre le plaisir ravageur des choses du sexe : il explorait la relative complexité de la vulve de la femme aussi envoutante que mystérieuse. Il ouvrit subitement les yeux comme pour s’exorciser d’un charme inapproprié et qu’il n’avait absolument pas, sciemment, demandé, pour se trouver à hauteur de son buste, face au crane dont les orbites insondables l’avaient particulièrement marqué la veille en compagnie d’Emile. Sa frayeur fut tempérée par les ondes de plaisir libidinal que ses doigts attentifs lui avaient procurées lorsqu’il avait exploré, à l’instant, le sexe de cette femme sorcière. D’ailleurs ses doigts s’y trouvaient toujours, d’ailleurs rien dans cette représentation qu’il pouvait à présent contempler visuellement ne correspondait à une quelconque évocation susceptible de nourrir ses fantasmes. Une fois de plus il se sentit happé, victime d’un déséquilibre qu’il n’avait pas volontairement cherché qui faisait de lui le jouet, pour la deuxième fois, d’un charme, plutôt d’un maléfice, qui laissait totalement inepte toute tentative de rationalité.

Pourtant c’était Maria qu’il avait voulu étreindre en apposant ses mains sur l’image suggérée, il en avait retiré le plaisir escompté, mais sans la maîtrise qu’il mettait au premier plan de ces choses profondes et charnelles. Face à la nouvelle constatation de son impéritie en la matière depuis sa venue sur le causse, il décida de ne pas résister, en ayant par devers lui, l’intuition que ce comportement était le plus sage. Il commençait, se dit-il, à lâcher prise sur ces aspects de la vie dont l’importance dans le voyage temporel des hommes ne nécessitait aucune circonscription intellectuelle. Il progressait pensa-t-il, plus vite et plus intensément depuis son arrivée qu’en une année de libertinage dans la plaine de l’Hérault à Montpellier, au milieu de la société bourgeoise dans laquelle il avait établi les jalons de son égocentrique ambition.

Une chose était sûre en tous cas, Maria avait sur lui un pouvoir tel qu’il avait décidé d’en être l’objet. Un retournement de rôle inenvisageable quarante-huit heures plus tôt ?! Cette abdication, au lieu de défaire l’estime qu’il avait pour lui-même, le sécurisait et surtout l’empêchait de se noyer dans ces considérations de statuts, de classes qu’il avait en exaspération. Pourtant la direction qu’il avait prise lui semblait incompatible avec sa psyché profonde, elle lui imposait une posture d’humilité qui l’aurait, en temps normal, giflé comme le gant d’un offensé qui réclamerait vengeance par un duel au pistolet !

Maria devenait donc sa maîtresse au sens figuré, pour l’instant, elle le deviendrait au sens propre s’il continuait dans cette logique d’humilité. Il fallait avant tout qu’il réprime son impatience qui avait rendu ses romances précédentes creuses, sans profondeur et, avant tout misérablement temporaires. C’était le temps, avant tout, qu’il devait juguler, l’urgence était sa pire ennemie, son pas d’homme pressé devait s’acclimater au rythme ancestral des saisons, il devait apprendre à donner du temps au temps, tel qu’il l’avait ressenti avant de tomber sans maîtrise, sans l’avoir anticipé, devant ces étranges pierres dressées.

Reprenant ses esprits comme après une prise de Laudanum, encore appesanti par un effet hypnotique qu’il ne s’expliquait pas ou qu’il ne voulait pas s’expliquer, il fit un effort pour se situer dans le temps et dans l’espace. Machecoul était à une petite heure de marche, avec son auberge de pierres grises, son toit de lauzes grises elles aussi, sa chambre monacale mais dans laquelle il se sentait inexplicablement bien, lui plutôt habitué au luxe ostentatoire de la bourgeoisie émergeante de cette fin de siècle et surtout…la présence diaphane de Maria dont l’absence possible du lieu lui procurerait néanmoins le langoureux sentiment de sa symbolique existence, lui donnait l’énergie incontestable de poursuivre.

Il se remit donc en route vers ce lieu d’attache, immanquablement satisfait de ce qu’il pourrait faire une fois arrivé : s’abimer dans la contemplation de cette étrange étrangère ou rassasier sa curiosité avec le précieux chargement qui alourdissait sa besace. L’imprévisible dans lequel il s’abandonnait enfin se chargerait bien de décider à sa place. Il avançait donc, d’un pas sans prétention, exempt de toute raideur artificielle, le nez au vent, les yeux curieux de tout, il sentait la brise du sud encore chargée de l’humidité de la mer caresser son visage et animer sa chevelure. Il vivait un de ces rares moments d’euphorie qui avait jalonné sa courte existence, où rien n’a d’importance si ce n’est la certitude de posséder les moyens du bonheur.

Une fois atteint, le sommet du renflement protecteur qui mettait à l’abri Machecoul du vent mauvais, il contempla ce gros hameau bruissant enfin d’une vie qui atténuait son aspect misérable. De-ci-de-là, des habitantes vêtues toutes de gris, comme pour résumer par cette couleur leur appartenance intrinsèque à l’endroit, s’affairaient à des lessives dans de grandes auges de bois mal assemblées, d’autres se parlaient d’une fenêtre à l’autres dans un Occitan qu’il regrettait de ne pas maîtriser, quelques hommes, réunis sur le petit espace ouvert, près du puit, devant l’auberge, devisaient avec animation, appuyant leurs propos par une gestuelle excessive et parfois servies par les premiers sourires pris sur le vif que Simon pût capturer. Le jeune homme, encore sous le coup de cette vivifiante exaltation, sentait poindre en lui une sensation, à la fois physique et aussi purement psychique, qui le poussait à partager, de manière totalement désintéressée, la joie intense qui l’animait avec toute cette société perdue au fin fond d’un des départements le moins touché de cette France qui s’éveillait à la modernité, à la toute-puissance de la science, à la rationalité comme concept fondateur de l’avenir du monde. Mais le sens commun revint vite l’ancrer à la réalité, il laissa de côté cet altruisme « universel » et, sereinement, il s’engagea dans le lacis bourbeux de Machecoul, laissant glisser la pesanteur des regards comme le courant sur les écailles d’un poisson de rivière. A hauteur de la placette, sa venue imposa un silence parmi les hommes comme s’ils étaient membres d’une conjuration. La dureté de leurs regards ne l’ébranla aucunement, tout à son acceptation, pour ne pas dire à sa soumission aux règles séculaires qui régnaient sur ce territoire. Bien au contraire, la relative agressivité dont il était l’objet lui permettait de mettre en pratique la fugace sagesse qu’il avait acquise ; il répondit à ce mouvement collectif de crainte et de rejet par un sourire large et gourmand, servi par des yeux brillant et convainquant et leur adressa un communicatif : « bien le bonjour messieurs ! »

Et, comme souvent, les mots ne servant que les gestes, l’imperceptible d’une intonation, la posture subtile d’un corps, bref tout ce qui concourent à légitimer une prise de parole, les hommes ne purent masquer leur trouble, rendus honteux face à la déconsidération vide de sens qu’ils entretenaient pour cet étranger. Il se passa un temps très court pour l’horloge mais très long pour les acteurs de ce genre de situation avant que l’un d’eux ne réponde à son « bonjour ». Mais avant qu’un mot ne sorte de sa bouche, un des hommes retira, avec une sorte de déférence, sa casquette de jute élimée pour lui répondre : « bondeu senhor… » Cette initiative fit tâche d’huile et bientôt tous se découvrirent et répondirent à l’unisson un « bondeu senhor ! » de chœur d’église. Simon avait rassemblé le groupe par le seul pouvoir de son intention sincère.

Il contint la fierté qui venait conforter son égo encore tout puissant ou du moins déterminant à ce stade du récit et répondit au salut collectif en ôtant, lui aussi, sa casquette en ajoutant : « une bien bonne journée à vous messieurs ! », puis il traversa le groupe qui s’écartait pour lui ouvrir le passage comme des grognards l’auraient fait pour leur empereur ; cette métaphore n'étant que l’indice de l’immense orgueil qu'il n’avait pas encore été oblitéré de sa personnalité. Mais cela, il évitait d’en prendre conscience…tout à sa symbolique victoire...

Il pénétra dans la grande salle de l’auberge, à nouveau accueilli par le regard défiant de quelques clients, regards dont il ne tint pas compte, rendu insensible et intouchable par son précédent succès. Il distingua, à la volée la silhouette caractéristique du « metge » qui, cette fois-ci, l’observait franchement, de manière ouvertement intrusive, comme si Simon représentait un intérêt pour ce sombre personnage. Il croisa aussi, pour la première fois, l’indicible de son regard ténébreux, chargé de mille pensées inquiétantes, mue par une force puissante, capable, par son intensité, de briser la protection mentale de tous les êtres en situation sociale. Simon ressentit comme une sorte de viol, une agression qui aurait livré à l’homme tous ses secrets, à la fois conscients et d’autres en sommeil, ce qui accentuait le pouvoir dominateur qui transparaissait dans la noirceur de ses prunelles et les sombres intentions qui suintaient de ces yeux tout-puissants. Il eut brièvement une angoisse intense à l’idée qu’il puisse déceler la passion qu’il avait commencée à nourrir pour Maria, passion qui n’appartenait qu’à lui, qu’il avait délicatement placée dans ce que l’on appelle communément : son jardin secret, ce qui rendait la sensation de viol plus intense encore ! La voix réconfortante d’Auguste vint rompre cet envoutement supposé. Il détourna la tête, soulagé et réconforté, le tonus psychique dont il avait fait preuve à l’instant semblait revenir. Mais ce sentiment avait perdu l’ampleur affranchie des frontières dont il avait jouie précédemment, cependant l’effet demeurait suffisamment vivace pour compenser la lacération mentale dont il venait de se sentir victime. Il accueillit le sourire débonnaire d’Auguste avec soulagement, ce dernier avait perçu la communication muette que le jeune homme avait entretenue avec le personnage, à la fois craint et respecté. Pour Auguste, il était évident que c’était la crainte qui prédominait chez le jeune homme. Simon le perçut clairement…

— Bonjour Auguste, je ne suis pas mécontent d’être rendu, le causse est plus vaste qu’il n’y paraît ! Je suis affamé et je meurs de soif !

— Alors, la Rapière ? Tout c’est bien passé Monsieur Simon ? Vous vous êtes pas perdu en route ? Oh ! Je suis pas pardonnable, j’ai oublié de prévoir votre repas du midi !

— Ne vous sentez pas en défaut Auguste, j’aurais dû prendre les devants et vous informer de mon emploi du temps. M’est-il possible de me restaurer à cette heure inappropriée ?

— Mais bien sûr, Monsieur Simon ! Maria a préparé des patates au lard, vous allez faire honneur à sa cuisine ! Je vous sers un grand pichet de vin pour vous faire patienter…

— Je préfèrerais de l’eau s’il vous plait, j’ai vraiment soif.

— Mais bien sûr, vous aurez les deux ! Prenez place, je vous sers de suite.

— Maria n’est pas là ? Se hasardât-il à demander…

— Maria ? Elle court la lande comme toujours, elle cherche des « simples », mais elle sera là pour préparer le souper. Vous serez parmi nous j’espère ?

— Oui, oui…bredouilla-t-il, à la fois profondément déçu et soulagé de ne pas avoir à subir la perte de contrôle que la jeune femme produisait en lui. Ce malaise ambigu était la preuve patente qu’il nourrissait des sentiments encore étrangers à l’égard d’une femme. Comme par instinct de survie il regarda le metge avec la crainte que son émotion non dominée fut perçue. Le regard de l’homme ne lui laissait aucun doute, en plus du pouvoir écrasant qu’il inspirait, ses lèvres portaient un rictus de contentement et d’ironie. Cette impression obligea Simon à un questionnement malsain dont la réponse ne pouvait que le troubler d’autant plus. Le contentement surtout ajoutait de la matière à ses interrogations. Il sut à cet instant qu’il lisait en lui comme dans un livre ouvert…

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