Rencontre avec une fée et un homme de foi

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Chapitre III

Rencontre avec une fée

et un homme de foi

Simon repensa aux semblants de confidences que lui avait délivrés Auguste, il pensait surtout à ce qu’il n’avait pas dit, à ces blocages dont il avait été le témoin privilégié. Il avait cependant été bouleversé par les signes évocateurs de sa détresse personnelle, il l’avait ressentie dans sa chair et prenait conscience, pas à pas, de l’aspect hystérique de sa personnalité. Aucun mot, en ce temps-là, ne définissait un quelconque excès de sensibilité chez ceux qui appartenaient au, soi-disant, sexe fort. Il s’en émut et eu, comme par conditionnement, un vaste sentiment de culpabilité. Pourtant son appétit de savoir n’en était pas émoussé pour autant, il avait pu cerner, très superficiellement, deux personnages qui avaient autorité sur ce causse, mais surtout, les différentes réflexions concernant Maria, celles d’Emile et celles de son père se rejoignaient avec leur ressenti dénué de considération tangible, voire objective. Elle était dépeinte comme un être surnaturel aux pouvoirs mystérieux, qui faisaient écho, quelque part, à ces Elfes dont la mythologie celtique et surtout nordique abondent. Il se mit à l’imaginer courant dans la lande, ses cheveux noirs de jais flottant au vent, entourée d’une kyrielle d’oiseaux virevoltant autour d’elle et accompagnée par une meute de loup bienveillante et autres animaux de la faune locale. Ce qui était sûr c’est que tant chez Emile que chez Auguste, elle régnait sur ce plateau rocailleux d’environ six-cents kilomètres carrés, et que chacun d’eux lui prêtait un pourvoir féérique. Oui ! Voilà ! C’est comme ça qu’il la percevait : comme une fée, considération plus en accord avec sa culture latine et occidentale.

Il en était là de ses assertions quand le sommeil vint le happer. Il ne rêva pas cette nuit-là, comme souvent d’ailleurs, sa psyché venait rarement le rappeler à l’ordre, lorsqu’il ouvrit les yeux, une lumière pale se diffusait avec parcimonie dans la chambre. Il avait excellemment bien dormi, d’un sommeil foncièrement réparateur, il ressentait en lui cette vigueur qui procède d’un repos reconstituant. Il se leva et, avant de descendre, il entreprit de ranger ses effets dans le bahut qui se trouvait sous le miroir, mettant consciencieusement de côté carte, boussole, marteau, loupe…Qu’il rangea dans sa besace en cuir, il avait prévu de se mettre au travail dès aujourd’hui, de se diriger vers l’Est, vers la rapière et considérer comment les habitants parvenaient à maintenir une terre un tant soit peu fertile, surtout comment se la procuraient-ils pour la contenir derrière des murette de pierre. Un sol calcaire est par définition peu riche en substances nutritives, il laisse les eaux de pluie le traverser et emporter avec elles tout ce qui pourrait se concevoir comme de l’humus. De plus, après avoir franchi le couple de bienvenue, comme l’appelait si joliment Emile, il avait repéré en contrebas vers le Nord, un petit massif forestier, ce qui impliquait que le sol était suffisamment pourvu de ce précieux humus. S’il parvenait à s’acquitter de ses deux tâches aujourd’hui, il serait déjà content de lui. Il procèderait par la suite un recensement exhaustif de la répartition globale des sols sur le causse. Ce travail quant à lui demanderait plusieurs mois, et enfin il tenterait d’expliquer la présence de ces deux monolithes granitiques qui semblaient en contradiction avec la logique géologique de l’endroit. Encore un mystère à élucider se dit-il avec ironie car l’immobilisme qui régnait en apparence sur cette table rocheuse avait suscité chez lui quelques questions.

On toqua à sa porte.

— Oui ?

— C’est Maria Monsieur, je vous apporte de l’eau pour votre toilette, j’ai entendu du bruit et j’ai pensé que vous étiez réveillé.

Son cœur se mit à battre soudainement très fort, il allait enfin découvrir plus précisément cette fée des landes, mais une fée faite de chair et d’os cependant. Il rabattit le loquet et son regard se plongea directement dans le sien, il ressentit brusquement, au travers de ses grands yeux noirs, comme ses cheveux, en amande et quelque peu rougis par le manque de sommeil, une immense bienveillance avec l’intuition inamovible que derrière le paravent de ses pupilles confondues avec la noirceur de son iris, se trouvait une profondeur, absolument pas intrusive, mais une profondeur qui ramenait Simon à une bien fade richesse intérieure. Pourtant il avait connu biens des femmes jusqu’à présent, il avait assumé la virilité convenue des mœurs de son temps, en d’autre termes, il avait entretenu ce sentiment de supériorité qui place le couple dans le schéma préétablie du dominant/dominée. Mais cette fois-ci, il ressentait un sentiment inconnu pour lui, quelque chose qui la rendait inaccessible, sans “ pouvoir ”, sans “ prise ” sur elle, comme si elle avait déjà acquis la sagesse d’une vie entière. Elle remarqua, bien évidemment, sa confusion et lui adressa un sourire qui voulait lui dire : « Je sais ce que vous ressentez. » Elle lui tendit avec grâce le broc d’eau tiède et lui dit, d’une voix chaude, à la fois mûre et en même temps encore juvénile : « Vous avez bien dormi Monsieur D’Estac ? »

— Euh…Oui, très bien, balbutia-t-il, je vous remercie…

— Vous descendrez déjeuner j’espère, hier je n’ai pas osé vous réveiller. Mais mon père m’a dit que vous vous étiez quand même restauré.

— Ah oui votre papa, il sentait fortement la puérilité de ce terme, comme s’il voulait l’infantiliser, simple résultat de sa fragilité face à cette jeune femme qui n’avait rien d’une enfant. Une rougeur lui envahit le visage qu’il ne put dissimuler et vint rajouter à sa confusion.

— Vous compter vous rendre où aujourd’hui ? Je peux vous indiquer le chemin si vous voulez.

Au comble de la fébrilité, Simon choisit la fuite, il avait besoin de reprendre ses esprits.

— Je vous en parlerai en bas si vous le voulez bien, pendant le déjeuner ?

— Lait et fromage de brebis, cela vous convient ? Le café est une denrée rare par chez nous…

— Ça ira parfaitement, lui dit-il avec précipitation, comme s’il voulait se débarrasser de sa présence qui remettait en question sa condition masculine.

Une fois de plus son regard lui fit comprendre, avec une douceur, pour sa part, purement féminine, qu’elle comprenait l’ouragan qui dévastait son âme.

— Comme vous voulez, je suis à votre disposition, faites appel à moi pour toutes les questions que vous vous poserez. Les gens d’ici sont différents vous savez, alors si je peux vous être utile à quoique ce soit, je suis là. A tout de suite Monsieur D’Estac.

Elle referma délicatement la porte en laissant le jeune homme pétrifié de honte, incapable de dominer la vague de fond qui était sur le point de s’abattre sur le rivage de sa conscience.

Il mit quelques secondes pour reprendre sa consistance, se trouvant des raccourcis mentaux, faussement sécurisants pour justifier de sa lamentable prestation. La logique et la raison scientifique qu’il érigeait en dogmes ne trouvaient aucun point d’achoppement pour expliquer son intense fébrilité. Il fit appelle à ses poètes préférés, ses “ guerrier de papier ” comme il les appelait, ces âmes suffisamment intuitives et sensibles pour exprimer l’indicible, mais ni Nerval, ni Verlaine et surtout ni Baudelaire ne purent lui apporter le réconfort attendu.

Puis Verlaine revint à son esprit, la simplicité de son “ rêve familier ” s’imposa comme une évidence, la sonorité et la profondeur vraie de celui-ci, s’accoutumait parfaitement avec ce qu’il ressentait. Mais comment un sentiment aussi authentique avait pu prendre possession de son esprit, de son cœur, car c’était bien de son cœur dont il était question, comme s’il avait été foudroyé, pour ne pas dire ensorcelé par cette apparition toute de douceur, de bonté, d’amour en quelque sorte ?

Lorsque le mot “ amour ” vint secouer le fragile édifice qu’il s’était construit, la domination qu’il entretenait sciemment avec les femmes et que celles-ci la lui renvoyaient avec tout leur assentiment artificiel, lui parut veule et inconsistante. Décidément, se dit-il, le rêve se manifeste souvent depuis qu’il est arrivé sur le causse, et de différentes manières. Tout d’abord par ce rêve étrange, comme dans le poème, mais surtout ce rêve dont il peut se rappeler chaque détails et enfin le titre même de l’écrit du poète rendant plus évident l’aspect “ familier ”qu’il sous-tendait.

Il se mit à sa toilette, avec plus de précautions que d’habitude comme s’il voulait déjà plaire à une belle, il se sentit ridicule par sa candeur dans cette démonstration, mais il dépassa ce sentiment qui lui rappelait la vulnérabilité ressentie de ses premiers émois. Il mit un soin particulier à l’apparence de son visage, sachant qu’il était tout sauf laid et il ajusta savamment sa chevelure. Une fois satisfait de ce qu’il voyait dans le miroir terni par le temps, il conditionna son esprit pour gommer l’air de fragilité que Maria avait fait surgir en lui. Mais il savait que se donner une attitude construite lui retirerait tout naturel, un naturel que les plus fins descellaient et en l’occurrence, il savait pertinemment que Maria ne serait pas dupe. Elle avait su lire en lui, il le savait, par d’imperceptibles signes qui se devinent plutôt qu’ils ne se comprennent. Il savait et connaissait le théâtre lié à la séduction, il s’étonnait de la venue brutale de ces sentiments et, c’est en position de celui qui subit plutôt que de celui qui dirige une situation qu’il descendit, de manière trop affectée à son goût, l’escalier incertain pour s’installer dans la grande salle.

Une fois en bas, il repéra, avec empressement une place sécurisante, dans un coin près d’une fenêtre, une place stratégique, résultat d’un instinct propre aux hommes qui est d’avoir une vision globale d’un lieu sans se soucier de ses arières. Auguste se trouvait derrière son imposant comptoir, il regarda à peine Simon comme s’il regrettait les semblants de confidences de la veille, sa mémoire vacillante ne lui délivrant pas la réelle teneur de ses propos, accentuant de ce fait un fort sentiment de culpabilité. Pourquoi, cette culpabilité, pourquoi cette expression de regret suffisamment éloquente qui ne remettait pas en cause son ressenti, se dit le jeune homme ?

Il en était là dans ses pensées, laissant divaguer son imagination, à la recherche d’une quelconque construction mentale qui pourrait justifier l’attitude de l’aubergiste, particulièrement absorbé qu’il ne vit pas Maria, traversant la salle, portant un plateau, s’approcher de lui. Le son de sa voix le remis d’aplomb, à nouveau elle apparaissait à sa conscience comme une apparition ; une situation qu’il aurait aimée préparer comme un acteur répète une scène. C’est une fois de plus démuni qu’il dû supporter le regard de la jeune femme.

— Voici votre déjeuner Monsieur D’Estac, lui dit-elle avec une grâce dans la voix, emplie de bienveillance et terriblement féminine. Son regard était au diapason de son intonation, elle semblait le voir dans son entièreté, mais sans intrusion. Simon fut déstabilisé par ce charme qu’il ne pouvait qualifier que de surnaturel. Totalement sous son emprise, il ne pût s’empêcher de regarder la jeune femme avec concupiscence, avec désir tout en s’efforçant de ne rien laisser paraître. Mais il le savait, c’était trop tard, il était sous son emprise. Pour la première fois de sa courte vie, néanmoins bien remplie dans le registre des sentiments et de la sensualité, il se trouvait être l’objet de l’autre.

— Ha ! Je vous remercie Maria, mais appelez-moi Simon, nous ne devons pas avoir une grande différence d’âge. Cette proposition surgit sans qu’il ne la prévu, ce n’était plus son intellect qui le guidait, mais quelque chose qui le dominait tout en étant paradoxalement intime et familier. Cependant le sens commun lui fit comprendre qu’il avait été particulièrement cavalier.

— Je n’oserais pas Monsieur  D’Estac, un monsieur de votre condition se doit un minimum de respect !

— J’insiste ! J’insiste Maria, vous me feriez plaisir !

— Alors ce sera « Monsieur Simon » si vous le voulez bien ?

Ce compromis surprit agréablement Simon et le sécurisa quant à sa prise de liberté vis-à-vis de la jeune femme et déjà son imagination reprit le relais, il considérait cet acquiescement comme un jalon essentiel posé sur son entreprise de séduction ! Une séduction qu’il ne remettait plus en question. Il avait cédé intérieurement, et le fait de l’avoir acceptée le libérait d’une convention sociale qu’il méprisait au plus haut point. Une raison supplémentaire pour justifier son élan, son débordement émotionnel.

— Vous avez raison Maria, je comprends votre réticence, nous nous connaissons à peine. Cependant je vous suis reconnaissant de l’effort que vous faites pour me satisfaire.

— Mais ce n’est pas un effort, Monsieur Simon ! C’est moi qui vous remercie de cette gentille demande. Vous savez ici on voit rarement des gens convenables, venus de la ville comme vous, ça me donne l’impression d’être importante…

— Importante ! Maria, vous n’avez pas besoin de moi pour l’être…ou du moins pour le devenir. J’ai appris par Emile ainsi que de votre pa…père, à nouveau le trouble le reprenait, mais il n’en avait que faire, résolu à ne plus porter de masque, j’ai appris combien vous étiez importante sur le causse.

— Ah oui ? dit-elle avec un étonnement non dissimulé, et qu’avez-vous appris sur moi ?

Simon pensa tout à coup à Auguste qui n’avait pas ignoré la discussion, qui l’écoutait attentivement surtout. Mais il se devait de répondre avec son cœur, même si cela pouvait indisposer Auguste.

— J’ai appris combien vous étiez généreuse ainsi que l’ambition que vous aviez de guérir les maux des gens d’ici.

— Emile est un brave homme, je l’aime beaucoup et je sais que c’est pareil pour lui. Pour mon père, je sais aussi, mais quand vous l’a-t ‘il dit ? Vous n’êtes arrivé que hier en début d’après-midi ?

La question était réellement embarrassante, Simon jeta un regard furtif vers Auguste qui attendait anxieusement la réponse du géologue. Mais Simon n’y vu aucune malice et il avait raison…

— Hé bien j’ai dîné tard hier, heureusement votre père était là, il a pu ainsi combler ma faim et ma soif !

— J’en suis heureuse, parce que ça m’a préoccupé de vous savoir dans votre chambre sans rien dans le ventre.

Puis elle tourna doucement sa tête vers son père et le remercia d’un regard affectueux mais aussi complice. Simon saisit cette ambiguïté mais, trop touché par l’inquiétude qu’elle avait éprouvée à son égard, il dispersa cette idée maligne de son esprit, trop heureux de cet aveux qui lui faisait envisager avec encore plus d’acuité, apparente, une issue qu’il n’était pas en mesure de concevoir peu de temps avant.

— Votre préoccupation pour moi vous honore Maria.

— Mais comme je vous l’ai dit je suis là pour que votre séjour parmi nous se passe le mieux du monde, Monsieur Simon. D’ailleurs qu’avez-vous prévu aujourd’hui ? Où désirez-vous vous rendre, je vous expliquerai le chemin avec plaisir.

— Je souhaite me rendre à l’est, vers La Rapière tout d’abord, ensuite je compte effectuer quelques relevés dans le bosquet que j’ai aperçu une fois passées les pierres dressées.

— Les pierres dressées ? Ah oui ! La porte de la « Première Union », comme on dit chez nous, elles sont fantastiques n’est-ce pas ?

— Intrigantes je dirais, la nature de la roche qui les compose me questionne beaucoup.

— Pourquoi donc ? Demanda-t-elle, avec une curiosité insistante. Une curiosité qui laissait présumer que ces deux monolithes ne la laissaient pas indifférente.

Trop heureux d’aborder un sujet qui semblait les réunir un peu plus, Simon répondit avec ingénuité.

— C’est du granit Maria, et selon ce que je sais de la nature géologique de cette région, le granit est absent sur des kilomètres à la ronde, comme c’est l’œuvre de nos aïeux, de nos ancêtres les plus reculés, je m’interroge sur la manière qu’ils ont utilisée pour les ériger ici, à plus de mille mètres d’altitude, loin de tout massif granitique !

— Elles sont mystérieuses n’est-ce pas ? C’est justement parce qu’elles le sont que je les aime. Je préfère ne pas chercher à savoir comment elles se sont retrouvées là, elles me laissent imaginer tout ce que je veux. Et avez-vous vu les gravures ? Oui bien sûr ! Ne sont-elles pas…je ne trouve pas le mot…étranges ? Oui étranges je trouve.

— Je vous avouerais qu’elles ne m’ont pas laissé indifférent, elles m’ont impressionné je dirais. Elles sont très expressives je trouve !

— Oui, c’est ce qui fait leur force !

Puis, sans transition, comme si elle avait eu la réponse à une question qu’elle s’était posée intérieurement, elle revint, tout naturellement au sujet précédent.

— Pour La Rapière, il vous suffit de vous diriger vers la porte de la « Première Union » justement et, de là, un chemin suit le bord du causse, il vous faudra faire attention, le chemin est malaisé, il longe le vide sur la moitié du parcours puis il tourne progressivement vers la gauche et aboutit enfin à La Rapière. Vous en aurez pour une heure si vous marchez bien. Pour ce qui est du Bois Touffu, il vous faudra traverser les cultures et suivre une ravine jusqu’au plateau des dolines, de là vous verrez le bois.

Pour le retour, comme les journées se rallongent, vous verrez au loin la porte de la « Première Union », ensuite vous reprendrez le même chemin jusqu’à Machecoul. J’espère que j’ai été claire Monsieur Simon ? Et elle le gratifia d’un sourire gourmand, dévoilant sa dentition parfaite, soutenu par ses yeux sombres, particulièrement profonds mais qui ne remisait pas un caractère joueur pour ne pas dire coquin.

— Un grand merci Maria pour toutes ces précisions, grâce à vous je visualise parfaitement le trajet.

— Je vous en prie Monsieur Simon.

Puis elle se retourna gracieusement, et se dirigea vers l’office.

Simon se permit de laisser aller son regard, sans entrave, et vit sa silhouette tonique dont la courbe de ses hanches s’harmonisait parfaitement avec ses jambes merveilleusement proportionnées, à la fois puissantes et terriblement féminines. Sa chevelure noire et brillante se terminant à la naissance de son bassin. Un désir fulgurant, sensuel, pris le pas sur la vision esthétique et édulcorée, qu’il avait de la jeune femme. Un rappel des sens à la morale hypocrite qui conditionnait les rapports homme-femme de cette époque. Et, comme par reflexe, il en conçut une honte, mais une honte injustifiée à son goût car trop proche des sentiments nobles qu’il entretenait envers Maria. Pour lui le désir charnel n’était que la conséquence de l’attraction qu’opérait la jeune femme sur lui. Pourtant, comme dans un dernier sursaut de conditionnement moral, il ne put s’empêcher de diriger son regard vers Auguste. Celui-ci, telle une sentinelle en faction, avait les yeux rivés sur sa personne mais, curieusement, il n’avait pas le regard d’un père qui distingue le manège libidinal qu’un homme peut avoir sur sa fille. Son regard, au premier abord inexpressif, laissait filtrer une sorte de résignation, quelque chose d’inéluctable, entre l’angoisse et la satisfaction. Mais ce sentiment de satisfaction semblait être plus subi que voulu ! Simon se crut obligé de lui sourire, comme s’il voulait diminuer, adoucir le furieux élan qu’il entretenait pour sa fille. S’attendant à une réaction de sa part, si ce n’est un mot ou un sourire qui répondrait au sien, il demeurait figé, son regard fixé sur le jeune homme, cette fixité dura anormalement longtemps mais Simon comprit qu’il n’y avait pas d’enjeux d’égo, aucun affrontement, juste une attitude qu’il ne comprenait pas et baissa les yeux pour commencer son déjeuner.

Une fois dehors, il faisait encore frais, bien que l’on fût à la mi-mai, Simon ferma sa vareuse de laine et inspira fortement l’air sec de cette journée lumineuse. Le soleil dépassait à peine le remblai naturel qui protégeait Machecoul du vent d’est, il regarda sa montre, il était huit heure trente, suffisamment se dit-il pour être de retour avant le couchant. Devant lui s’étalait le village de pierres grises qui l’avait touché par son aspect misérable la veille. Il distingua quelques habitants dans les ruelles, marchant d’un pas pesant dont l’accoutrement renvoyait, comme par mimétisme à l’aspect indigent du petit bourg, aussi gris que les murs et les toits de lauzes. Il s’engagea, après s’être intérieurement conditionné, dans ce qui semblait être la rue principale. Il remonta la pente douce et étroite, le sol était bourbeux, séparé en son milieu par une mince rigole où coulait un mince filet d’eau qui servait d’exutoire aux déchets produits par les habitants. Tout en traversant le village il croisait les regards craintifs de femmes dont les visages étaient burinés par l’âpreté du climat qui surgissaient au travers des ouvertures faisant office de fenêtres. Il ne croisa, qu’un homme, d’un âge indéfini, ridé et vouté qui plongea son regard avec la méfiance de celui qui n’a comme expérience sociale que celle qu’il a connu depuis sa naissance. En d’autres termes il exprimait le rejet instinctif que les gens peu ouverts au monde ont pour l’étranger. Cette fois-ci, Simon soutenu le sien, d’une part pour rendre inapproprié la défiance qu’il ressentait et aussi pour exprimer, grâce à la palette extraordinairement riche d’émotions que peut contenir le regard, qu’il n’était aucunement une menace. Arrivé à la hauteur de l’homme, il mit sa main à sa casquette pour le saluer et n’eut pour toute réponse qu’un grognement inintelligible.

Une fois le remblai dépassé il eut une vision globale de la partie orientale du causse, distinguant au loin les sommités légèrement pointues des vestiges sans âge qui avaient confirmé, par leur présence imposante et porteuse d’un indicible mystère, son arrivée sur Malaterre. Il se détendit et opta pour le rythme énergique et rapide qui déterminait son pas naturel. Le décor alentour à la fois maigre en végétation et sauvage donnait facilement l’impression que l’on se trouvait au bout du monde, un monde nullement influencé par les remous, les scandales, les innovations, les découvertes scientifiques, qui faisait de la France de cette époque, le pays des Arts et de l’innovation, préparant fièrement l’Exposition Universelle de 1889. Un lieu en dehors de la marche inéluctable de l’Histoire. Cet isolement, loin de fragiliser son équilibre intérieur, ravivait son penchant pour la poésie, lui donnait matière aux élans lyriques qu’il entretenait quand il se sentait heureux, tout simplement. Les pointes de couleurs mauves qui révélaient la présence de bruyère jusqu’à l’horizon ajoutaient à son bien-être. Mais il savait aussi que ce n’était pas uniquement ce constat qui lui donnait l’impression de fouler le sol d’un monde encore vierge des vices d’une civilisation particulièrement riche. Ce qui lui donnait ce tonus psychique, c’était la silhouette et le visage de Maria qui comblait le vide incontestable, particulier à cet endroit, qui nourrissait son imagination fertile et donnait corps à ses ambitions sentimentales.

Presqu’arrivé au lieu-dit de la « Première Union » il fut surpris d’entendre son nom, s’attendant à tout sauf à ce que son patronyme fut prononcé ! Puis il distingua, traversant le porche mégalithique, la haute et maigre silhouette noire d’un homme qui sans aucun doute portait la soutane noire des hommes de religion. Le père Marcelin se dit-il…

— Bien le bonjour, Monsieur D’EStac ! Je suis ravi de vous rencontrer ! dit l’homme d’une voix chaude en se dirigeant à sa hauteur.

Il était grand et particulièrement maigre, une maigreur qui interpella Simon, son visage tout en longueur, un nez aquilin tel une excroissance insolite, émacié aux pommettes saillantes, dont les arcades sourcilières soulignaient, par leur profondeur, un regard particulièrement mobile, vif et pétillant d’intelligence qui, l’lorsqu’il croisa celui de Simon, suggéra au jeune homme une impression de force tranquille, contradictoire avec l’apparence fragile de sa stature filiforme, et une générosité désintéressée propre aux homme qui ont trouvé l’apaisement intérieur. Cette première impression mit très vite Simon dans de bonnes dispositions.

— Père Marcelin je présume, enchanté !

— Comment allez-vous Monsieur le géologue ? Hé oui tout se sait dans ce petit univers ! Votre séjour à Machecoul est à votre convenance j’espère.

— Je n’ai pas à me plaindre mon père, Monsieur Auguste est affable avec moi et…

— Maria ! N’est-ce pas ?

La césure qu’il imposa à sa phrase fut pour le moins insolite ressentit Simon, il lui fit part de son étonnement par une moue explicite. Le curé saisit tout de suite l’étonnement du géologue et justifia aussitôt cette apparente omniscience.

— En général, lorsque l’on réside à Machecoul, on ne peut pas faire l’impasse sur cette singulière créature, avenante, gentille et pour un beau jeune homme comme vous, assurément…captivante si je puis m’exprimer ainsi.

Désarçonné par ces propos peux coutumiers d’un homme de foi, des propos insinuants, dans un domaine qui n’est que très rarement associé avec la représentation que l’on se fait des religieux, Simon ne put empêcher son malaise, se sentant d’autant plus outré qu’il entretenait, effectivement, pour Maria, un sentiment qu’il devait défendre et surtout, ne pas remettre en question.

— Vos propos m’étonnent père Marcelin ! J’ai le sentiment que vous nourrissez une certaine rancœur pour cette personne. Venant d’un homme de Dieu, comme vous en avez l’apparence, je suis doublement troublé !

— Je vois que vous êtes subjugué, Monsieur D’Estac ! Quant à la réalité de ma condition d’homme de Dieu, pas d’inquiétude à avoir : je suis ce que je prétends être pour ma part.

« Subjugué », « pour ma part », deux insinuations en si peu de temps, firent monter une agressivité que Simon jugeait louable.

— Mais enfin, père Marcelin, où voulez-vous en venir ?!

L’homme semblait satisfait de la réaction de son interlocuteur, il le manifesta par un large sourire, congruent avec ses yeux, chargés d’une extraordinaire vivacité. Blessé par cette intervention pour le moins inconvenante, Simon renchérit :

— D’ailleurs, où officiez-vous mon père, je n’ai vu aucun lieu de culte à Machecoul ?

— Le monde est mon église, jeune homme, le seul lieu de prière dédié à la contrition se trouve à la déclave. J’en viens justement, les fleurs sont fraîches, les cierges changés et allumés. Pour ce qui est de la sainte messe, seul un auditoire me suffit, qu’il y ait un toit ou qu’il n’y en ait pas !

— Votre pratique est peu consensuelle, mon père ! Néanmoins je vous le redemande : où voulez-vous en venir ?

— Avant de vous répondre, je vais réagir à votre précédente remarque. Il n’y a pas plus bel écrin que le monde que notre seigneur nous a donné pour le célébrer. Je ne m’entiche d’aucun décorum, et si le diocèse m’a délégué sur ce rocher oublié de tous, c’est parce que je l’ai demandé. Car rares sont mes homologues qui accepterait un tel exil ! Pourtant toutes les âmes ont droit à un intercesseur entre elles et Dieu !

La réponse laissa Simon sans argument, mais il y avait les non-dits qui avaient été proférés par le curé qui attendaient un éclaircissement. D’un geste nerveux il lui fit comprendre de poursuivre.

— Je vois très bien que j’ai égratigné l’image angélique que vous avez de Maria, mais sachez que je désapprouve ses choix ! Elle fréquente un homme à la moralité inavouable et, de plus, elle est son porte-voix en distillant une conception du divin qui mène droit en enfer !

— J’ai eu déjà vent du clivage qui règne sur ce causse, je n’ignore pas que le metge est votre rival attitré, je n’ai pas d’avis sur le sujet, d’ailleurs les choses de la religion m’indiffèrent, par contre j’aimerais savoir en quoi je suis « subjugué » ?

— Méfiez-vous de l’attraction des sens, jeune Monsieur !

Simon sentit un dénigrement aucunement édulcoré dans cette phrase. Il se sentit infantilisé, attaqué dans sa condition, mais surtout attaqué dans ses faiblesses. En temps normal cette réplique aurait glissé sur lui comme l’eau sur les écailles d’une truite. Mais à cet instant, une confusion ambivalente malmenait l’estime qu’il avait de lui-même. De plus, l’homme n’avait pas tort, l’impression bouleversante qu’avait fait Maria sur lui et sa position de victime, pour employer un terme extrême mais explicite, était une réalité qu’il aurait été hypocrite de négliger.

Le curé vit le trouble s’emparer du jeune homme, heureux d’avoir fait mouche mais scrupuleux face au désarroi des autres, il décida d’adoucir cette échange qui avait tout d’une confrontation.

— Je ne suis pas votre ennemi, Monsieur D’Estac, je ne veux que votre bien. Je vous mets en garde, tout simplement. Rien d’autre que l’altruisme, l’amour de mon prochain, la compassion enseignée par notre seigneur Jésus m’animent. Je reconnais avoir manqué de subtilité à votre égard et je fais amende honorable. Acceptez mes excuses jeunes Monsieur, et sachez que quoiqu’il se passe entre nous à l’avenir, je serai toujours votre indéfectible allié.

Il avait totalement changé de gamme, la musique de ses mots relevait un amour vrai pour son prochain, une technique apprise au fil des années de son ministère se dit Simon. Puis il se ravisa, sa nature conciliante et son absence de rancune, qu’il avait du mal à considérer comme une qualité ou un défaut, apaisa et recadra sa position d’offensé.

— Ecoutez mon père, je n’aime pas les conflits, ils épuisent celui qui les entretient et l’éloigne du consensus qui précède la vérité. J’accepte donc vos excuses, cependant vous ne m’avez pas tout dit, je le sens, je suis pris par le temps aujourd’hui, mais un jour ou l’autre il faudra que vous m’éclairiez, je suis ici pour six mois minimum, cela vous le savez déjà sans doute, nous auront bien le temps de nous rencontrer, n’est-ce pas ?

— Vous êtes une belle âme Monsieur D’Estac, vous méritez d’être épargné des forces puissantes qui se combattent en ce lieu. Mais dites-vous, qu’aucun lieu sur terre n’échappe à l’amour que Dieu nous porte, sans distinction. A vous revoir Monsieur !

— A très bientôt j’espère.

Puis d’un pas particulièrement vif il prit le chemin de Machecoul, laissant Simon face à ses faiblesses, mais surtout avec un surplus de questions qui ne cesserait sûrement pas de l’obséder.

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