Le chelou

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Le chelou



Le ciel s’était couvert d’encre noire, surmontée d’ouate s’allongeant dans l’azur. Parfois, un souffle de vent venait déchirer la chape de chaleur à la cime des hêtres. Les mouches collantes et agaçantes qui se délectaient de tout ce qui suait venaient susurrer à l’oreille de Marcel qu’il allait s’en prendre un sur la gueule. Sous entendu, un « ruscle » ou pour mieux dire un orage. Des promesses ! des promesses, pensait-il, la nature n’a souvent que de la gueule, surtout l’été quand la chaleur et l’humidité jouent à cache-cache d’un vallon à l’autre.

Deux heures qu’il marchait, un sac sur le dos, au milieu des genêts et des boutons d’or, des champs de blé encore vert tendre, parsemés de bleuets et de marguerites éclatantes.

Ils s’étaient donné rendez-vous dans quarante ans, Simone et lui, et ça sentait le foin coupé, le genêt et parfois la bouse comme avant. Il ne se rappelait plus ni le jour ni l’heure du rancard, pas même le détail de son visage noyé dans ses cheveux blonds. Mais, les quarante piges y étaient.

Il devait avoir quinze ans, elle en avait quatorze. Ils se tenaient la main à pleine main, ils s’embrassaient à pleine bouche, à pleine langue, furieusement et aussi longtemps que leurs salives le permettaient, parfois debout au bord du chemin, de ce chemin, parfois couchés, là, près de ce ruisseau.

Peu importait le rendez-vous en définitive. Marcel avait bien compris que, pour fêter ses dix-huit ans, Steve, son fils, comptait sur la maison, sans lui. Le repas avec maman dans un resto avait été mortel, comme le goûter chez Tatie Rolande. L’un comme l’autre de ces événements avait été l’occasion de retrouvailles. OK, papa et maman après cinq ans de séparation sans se pourrir, c’était bien. Tati Rolande s’était fendue d’un billet de cinquante, cela ferait trois bouteilles de whisky en plus pour la soirée. Mais, papa, ses cinquante piges et son bide, en DJ, ses blagues machées et remâchées plus très drôles, Telegraph Road de Dire Straits, avec Mark Knopfler et ses solos mortels, non-merci.

C’est ainsi que Marcel était parti à son rendez-vous, en plein cœur de la Margeride, en plein cœur de son adolescence. Un temps où Marcel comme Simone n’étaient pas encore des prénoms chelous et où Steve était encore très loin de naître. Un temps où les parents unis étaient une évidence éternelle, et les étés en Lozère, une obligation non négociable.

Les longs baisers, et ses mains fureteuses sur, là un sein, là un pubis soyeux, ne laissaient que peu de places à la conversation. Pourtant, Simone, ce jour-là, après avoir vaillamment défendu puis autorisé l’accès à un sein fut prise d’un élan amoureux d’où elle arracha un serment à Marcel, celui de se retrouver dans quarante ans sur le plateau près de la source. C’était la fin de son séjour dans le camping et il était peu probable qu’elle y revienne l’année suivante. Ses parents, furieux campeurs, envisageaient des séjours plus iodés pour leur fille.

Le serment fut gravé sur un tronc avec leurs initiales au sein d’un cœur. De quoi assurer, à n’en pas douter, une fidélité sans faille pendant quarante ans aux deux tourtereaux. Marcel ne revit plus Simone, bien sûr, mais le tronc gravé devint son totem pour les trois années qui suivirent. À dix-huit ans, l’appel de l’iode aussi, de la liberté et des filles à la pelle, conduisit le jeune adulte majeur sur les rives de la Méditerranée. Il y oublia son serment, il y trouva sa future compagne Mathilde, il y conçut Steve, et quelques années plus tard, il y perdit Mathilde, qu’il remplaça par l’alcool, il y perdit sa santé qu’il remplaça par un sac de médocs.

Il n’avait pas eu de mal à trouver la piste du village. Le chemin sur lequel il avait garé sa voiture, à une bonne dizaine de kilomètres, n’avait guère subi de modifications. En revanche, dès qu’il le quitta pour aller à la quête de la source et du tronc gravé, il réalisa que quarante ans étaient bel et bien passés sur les paysages. Les remembrements agricoles avaient usé et abusé du bull. Là où un sentier ombragé s’étalait sur un tapis de mousse et d’herbes tendres, un chemin caillouteux irradié de soleil et bordé de rochers conduisait à un champ immense semé de blé rachitique aux tiges ridicules. Là où la source chantait entre deux rocs antédiluviens, un gigantesque pâturage s’étalait. Quelques amas de joncs trahissaient la présence d’eau absorbée par un paillasson de sphaigne. Dans cette désolation agraire, quelle ne fut pas sa surprise de voir sur le tronc énorme d’un vieux chêne noueux, la cicatrice boursouflée d’un cœur devenu difforme au gré des crises de croissance, gravé quarante ans plus tôt. Les prénoms avaient disparu sous l’écorce des ans. Il en prit un coup de vieux !

Son regard balaya l’horizon, mais nulle blondeur en jupe plissée ne se dessina.

Enfin, là où il espérait apercevoir la fine et mince silhouette de Simone, c’est une créature en rondeur, longue et brune qui se dessina au sommet d’un pré. Quand elle aperçut Marcel, elle parut effrayée, changea brusquement de direction et entreprit de se glisser sous un barbelé où elle y laissa sa chemise au passage, le short en jeans résista mieux aux anneaux acérés, mais ne céda pas et c’est coincée par l’entrejambe que Marcel put l’approcher. C’était une belle femme bronzée, un beau visage tendu, des hanches pleines aux fesses saillantes, des jambes longues aux muscles bandés, mais trois malheureux plis couronnaient ses coudes, bras tendus et trahissait son âge. C’est une couguar ! aurait dit Steve.

— Ne m’approchez pas ! fit-elle en brandissant désespérément un poignard. Mais, dans la pose qu’elle arborait, buste penché entre deux barbelés, dont un qu’elle enjambait et qui la saisissait entre les cuisses, une main au sol et l’autre, ainsi armée, elle ne déclencha qu’un sourire bienveillant de Marcel.

Ce dernier lui saisit le poignet et la débarrassa de son arme.

— Ne me touchez pas, murmura-t-elle dans un sanglot. Elle lâchait prise. Elle ne réagit même pas quand elle sentit une main se glisser doucement sur sa cuisse et saisir son short Denim dans l’entrejambe à une phalange de son intimité épilée. Elle sentit la pointe du barbelé relâcher son étreinte, puis doucement sa jambe guidée par la main de Marcel franchit le fil. Elle put se redresser, elle d’un côté de la clôture, lui de l’autre.

— Je pense que vous avez compris que vous n’avez rien à craindre de moi, fit-il.

La femme toujours terrorisée fit mine de fuir, puis se ravisa. Elle laissa Marcel franchir l’obstacle, puis fondit dans ses bras en étouffant un sanglot sur son épaule. Malgré le tourment qui assaillait cette femme, Marcel ne pouvait s’empêcher de trouver la situation cocasse. Elle sentait bon malgré la sueur des efforts et du stress. Une brise fraîche saisit le dos de Marcel contrastant avec la chaleur moite qui se plaquait sur son ventre. Une ébauche d’érection le saisit plus bas. Des effluves de foins coupés et de genêts vinrent chatouiller ses narines, les boutons d’or tout autour lui firent un clin d’œil. Il pensa alors à Simone et banda plus encore.

Une détonation puis un sifflement à quelques mètres eurent raison de cet instant de félicité Priape. Les deux corps se séparèrent pour une course effrénée dans le bois qui s’ouvrait à eux. Ils entendirent encore quelques coups de feu, puis, essoufflés, ils plongèrent sur un tapis de mousse abrité par un tronc d’arbre fraîchement abattu. Leurs respirations apaisées, dans le calme retrouvé, ils perçurent encore des éclats de voix, mais de plus en plus lointains.

Un nuage noir sembla s’immobiliser au-dessus d’eux puis un grondement sinistre se déroula en échos multiples et avec lui des aboiements de chiens menaçants qui semblaient se rapprocher. Ils reprirent alors leur course folle, fouettés par les branches des sapins, entravés par les branchages morts. Une averse de grêle fit trembler la forêt un instant, les aboiements se turent, leur course devint bientôt marche lascive. La nuit tombait comme la fraîcheur et l’humidité. Ils se soutenaient mutuellement une main sur une épaule, l’autre sur une taille ou vice versa. Il était temps de trouver un abri. Un amas de monolithes de granit, comme tant d’autres en ce plateau de Margeride, se distinguait encore, Marcel, soudain, accéléra le pas comme s’il reconnaissait les lieux. Bientôt, devant lui, il aperçut deux rochers inclinés formant une voûte étanche dont témoignait le sol encore sec après l’orage. Le fond de l’abri était comblé par trois rondins de bois fixés, vaille que vaille par de gros clous de charpentiers. Une grande branche de sapin encore verte avait sûrement servi de porte à quelques chasseurs à l’affût qui usaient de l’abri comme d’une cache. Ils se jetèrent dans ce gîte de fortune étroit. Quelques éclairs d’orage zébraient le ciel par moments. Les grondements lointains du tonnerre les bercèrent. Enlacés par nécessité, entre un tapis de sol et une toile de survie, que Marcel avait sortie de son sac à dos, ils trouvèrent enfin le sommeil malgré la fraîcheur et l’inconfort.

Ils s’éveillèrent très tôt, alors que l’aube ne donnait encore qu’une lueur pâle et un froid pénétrant. Ils éprouvèrent le besoin de bouger, mais pas de se desserrer, le besoin de se frotter. Tout pour générer une chaleur qui avait abandonné leurs corps restés immobiles durant la nuit. Elle claquait des dents et agitait frénétiquement ses mains sur le dos de Marcel, puis le serrait pour sentir la chaleur de son torse, parfois son bassin venait se coller contre le sien doucement puis au rythme du bruxisme en coup de butoir frénétique que Marcel lui rendait. Leurs jambes s’agitaient aussi et se frottaient.

Leurs respirations allaient au rythme des contractions désordonnées de leurs corps, produisant parfois des râles en fin d’expiration. Un premier rayon de soleil vint bientôt frapper le rideau de branche et s’insinua dans l’abri sous forme de lueurs jaunes multiples et chaudes. Les frissons de leur peau se firent plus rares, les frottements se firent caresses et les râles, soupirs. Leurs lèvres se croisèrent puis s’unirent dans un furieux baiser qui finit de les réchauffer.

Des bruits de pas interrompirent soudain cet élan d’affection et glacèrent à nouveau leur sang. Ils s’approchaient doucement et indécis. Le couple restait immobile presque en apnée. Mais, un bruit de mâchoire sourd et rude suivi du crissement d’une touffe d’herbe arrachée puis broyée donna le signal de l’ouverture de l’abri. Une vache terrorisée partit en trottinant vers d’autres herbages sous les éclats de rire du couple soulagé. Elle avait un sein à l’air, superbe et droit qu’elle remit prestement à l’abri du regard concupiscent de son compagnon d’infortune. Ils s’allongèrent un instant, soulagés, les bras en croix sur le gazon irradié de soleil, laissant leurs maigres vêtements humides, sécher sur eux aux rayons matinaux. Un rossignol chantait, une clochette tintait non loin et les mouches dansaient une farandole rugissante sur les flagrances de leurs corps. Les yeux clos, elle murmura soudain :

— On ne s’est pas présenté, moi c’est Léa !

Marcel resta muet quelques secondes puis répondit :

— Moi c’est Brian fit-il presque fièrement, il pensa, que oui Brian ça le ferait. Comme le disait Steve, Marcel ça fait chelou.

Ils se tutoyèrent aussitôt comme si leur nuit de frissons leur avait donné soudain l’intimité d’une nuit d’amour. Léa expliqua comment, alors qu’elle randonnait près du village voisin, quatre hommes l’avaient abordée puis tenté de la violer. Un poignard imprudemment abandonné dont elle s’empara pour frapper l’un des quidams, fut son salut et lui permit de fuir avec la vélocité que lui offrait sa condition physique de joggeuse. Dans ce contexte dramatique, Marcel omit d’évoquer son rendez-vous improbable avec Simone, son amour de jeunesse, et laissa « Brian » inventer une randonnée en Lozère, en prévision d’un roman. Bon, Stevenson avait déjà fait le coup ! Mais le : Ah ! Admiratif de Léa, lui prouva que ça marchait toujours.

Ils se firent face, la tête posée sur la main. Elle était belle avec ses cheveux d’ébène, ses lèvres charnues, son nez délicieusement retroussé, son visage sans rides. Lui avait des allures de Léo Ferré avec ses cheveux longs autour d’un front au golfe profond et aux rives grisonnantes. Elle avait bien une demi-tête de plus que lui et peut-être une dizaine d’années de moins, même si sa peau bronzée à la naissance de ses seins tendus faisait quelques plis.

— Je ne pense pas qu’il serait judicieux de rejoindre ma voiture au village, ces malades peuvent y être encore, fit-elle. On pourrait prendre la tienne et rejoindre la gendarmerie la plus proche pour rassurer mon mari. Marcel ne l’avait pas imaginé ainsi, du moins pas tout de suite. Le baiser du matin avait chanté comme une promesse dans sa conscience de bonobo. Même l’existence d’un conjoint inquiet n’aurait pas réduit sa vaillance.

Mais Léa se releva d’un bond. Marcel en fit de même avec moins d’enthousiasme. C’est ainsi qu’il reprit le chemin de la veille, au milieu des sentiers et des champs défigurés par quarante ans de remembrements. Pourtant, ça sentait bon le genêt et le foin coupé, les boutons d’or souriaient et Marcel ne pouvait s’empêcher de penser à sa petite Simone, blonde aux petits seins tout en fixant les fesses musclées de Léa qui se tendaient sous son jeans délavé et moulant. Une heure plus tard, ils étaient rendus. Ils s’engouffrèrent dans la voiture et démarrèrent aussitôt. Marcel alluma le poste radio branché sur France Info.

— Des nouvelles du gang des violeurs ! Nous apprenons à l’instant son arrestation dans un village abandonné de Lozère. Les quatre dangereux individus se sont rendus sans faire oppositions. Mais nous sommes toujours sans nouvelles de la randonneuse dont la voiture a été retrouvée à proximité du village. Il s’agit d’une femme d’une cinquantaine d’années, une certaine Simone Fleuchot.

Marcel pila aussitôt et la voiture mit quelques secondes pour s’immobiliser sur le chemin mal goudronné.

Il se tourna vers sa voisine :

— Alors Léa ? fit-il les yeux plissés et suspicieux.

— Alors, Brian ? fit-elle avec un large sourire.

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