L'Abbaye

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Depuis mon arrivée, j'avais eu le temps d'établir quelques repères à l'Abbaye. La maison vaste se divisait en deux parties de chaque côté du couloir. L'escalier fermé ne menait à rien d'intéressant dans le grenier. La journée, j'occupais uniquement la droite du bâtiment soit, une grande pièce équipée d'une table, de quatre chaises, d'un placard et d'une « marée », grosse pierre taillée en vasque, qui traversait le mur pour déverser à l'extérieur les eaux de vaisselle.

À gauche du couloir, une autre pièce toute aussi grande s'encombrait d'un lit, d'une étagère et d'une lampe de chevet. J'avais voilé de tulle bon marché les deux fenêtres donnant sur la cour de la ferme. Une fois la quinzaine, le camion " les magasins bleus " klaxonnait dans le chemin. Un jour de folie, pour fêter mon anniversaire en solitaire, je m'étais autorisé à acheter une paire de drap, des rideaux et une chemise à carreaux.

Au centre de la cour trônait la fontaine d'où je puisais l'eau de la maison. Le mince jet s'échappait en continu d'un tuyau recourbé en bec de cygne. Un premier grand bac en pierre de taille accueillait l'eau froide. Froide elle l'était, je peux le garantir. Quelque soit le temps, le samedi c'était baignade. Se mettre nu, ce n'était rien, s'immerger s'apparentait à pure folie. Je n'étais pas fou, non, car j'appréciais la sortie du bain même si je ne ressemblais pas au modèle de Degas.

Le trop plein de ce bassin se déversait dans un autre, plus long que large, idéalement conçu pour l'abreuvement des vaches, mais pas des brebis, car trop haut. Je devais remplir les auges de la bergerie soir et matin. Je ne connaissais pas encore le système des vases communicants dont j'apprécierais plus tard dans le Limousin la géniale efficacité.

Derrière la maison de ferme où je logeais, pour trente Francs par mois, trônaient les vestiges d'une Abbaye. Parler de vestiges est ce qu'il y a de plus flatteur au vu du peu de pierres encore agencées qui la composaient. Le lierre, énorme liane destructrice, avait tout massacré. On pouvait trouver, entre les ronces monumentales et les sureaux, l'emplacement probable de l'autel de la chapelle. Quelques moellons taillés semblaient appartenir au décorum. Un mur d'une huitaine de mètres de haut soutenait encore une demi-arcade sculptée. La pierre était blanche, le genre de calcaire fragile qui supporte mal l'érosion. Les forêts alentour s'alignaient sur un ancien tracé rectiligne qu'il fallait deviner en observant l'âge des arbres. Les plus jeunes chênes avaient envahi les allées, colonisé les parcs et jardins. Des fouilles profondes, méthodiques auraient sans doute pu mettre à jour quelques trésors oubliés.

Forte, sans arrogance, la nature reprenait sa place tranquillement.

J'avais entrepris de bêcher le jardin. Il restait quelques plants de framboisiers, fraisiers, groseilliers et cassissiers répartis entre deux planches rectilignes de légumes. Je prévoyais de semer des fleurs. L'ail et l'oignon sortaient déjà de terre. Les poireaux du Giraud, mon prédécesseur, perdaient de leur superbe. L'ancien domestique passait de temps en temps récupérer quelques patates oubliées et deux trois outils remisés depuis belle lurette. Sans doute la nostalgie le poussait-elle à revenir à l'Abbaye.

Mars et avril avaient été doux mais nécessitaient de maintenir le feu dans la cheminée. Seule source de chaleur après la bergerie. J'y étais fourré une grosse partie de la nuit, à veiller les mères gestantes. Calé dans la paille, je réagissais au moindre mouvement suspect. J'éprouvais une réelle fierté après chaque agnelage réussi. Était-ce dû à l'attention particulière que la mère vouait à sa progéniture ? Était-ce dû au fait de me savoir utile à quelque chose ? Peu importe, les nuits étaient aussi belles que les jours. L'organisation en case d'agnelage individuelle avait séduit Émile. Il approuva le système tout en regrettant de ne pas l'avoir connu plus tôt.

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