La Forêt

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Le boulanger ambulant de Payroux passait deux fois par semaine dans les fermes éloignées du bourg. Émile et sa femme, les employés de madame Vignes, récupéraient un pain de quatre pour moi, nouveau berger arrivé depuis l'automne. Les lundi et jeudi soirs, avec mon petit vélo, j'allais chez eux prendre livraison de ma commande en empruntant le chemin qui reliait les deux domaines, la Forêt et l'Abbaye.

La régularité de nos rencontres permettaient de mettre en place le programme des jours à venir et d'échanger une ou deux paroles cordiales.

— Bonsoir.

J'entrai en posant fièrement mon colis sur la table de la cuisine.

— Bonsoir Bertrand, me répondit la femme d'Émile. Qu'est-ce que vous avez apporté ?

— Des bugnes1. Pas trop bien réussies parce que je n'avais pas de levure de boulanger.

— Des quoi ? demanda-t-elle intriguée.

— Des bugnes lyonnaises.

Qu'ét-o qu'ol ét2 ? s'inquiéta Émile déjà prêt à en croquer une.

— C'est juste un essai. Goûtez, je les ai préparées pour vous.

Par politesse, ils en entamèrent une chacun, du bout des lèvres parce que je savais que je maîtrisais mal la recette et surtout parce qu' ils connaissaient les conditions d'hygiène déplorables dans lesquelles je vivais à l'Abbaye.

— Hum, c'est bon on dirait un peu des bottereaux.

On décèle facilement chez les personnes qui vous parlent la gêne occasionnée par la difficulté de dire la vérité. Peu m'importait. J'avais fait œuvre de bonne volonté, et ne dissimulais pas la médiocrité du résultat.

— Si vous voulez, je vous ferais du broyé3 lundi prochain.

Y va t'faire gouter son farci4 renchérit Émile en riant.

— D'accord, j'adore les spécialités locales.

Émile acheva sa bouchée avant de me regarder droit dans les yeux. Quel que soit le sérieux de sa conversation, il portait sur son visage la marque indélébile d'un sourire permanent. Si Bourvil avait été son parent, il aurait pu être son frère. Pas le Bourvil du « Corniaud », mais plutôt celui de « L'arbre de Noël ».

— Ceci dit, mon gars, demain matin, faudra être là de bonne heure. La patronne vient.

— Et les betteraves ?

— Tu iras après, c'est pas grave.

— Pourquoi vient-elle ?

— Elle veut contrôler les agneaux avant que Yo parte.

— Tu pars quand finalement ?

— Le mois prochain.

— Déjà ?

J'imaginai difficilement me retrouver à la tête de tout le troupeau et de ne plus avoir Émile, le précieux référent, à mes côtés.

— Vous venez habiter à la Forêt ? me demanda la femme d'Émile.

— Ben, j'en sais rien. Ici, il n'y aura plus personne ?

— Ah ! Ah ! Si on part, on reviendra pas ! Ça risque pas, appuya-t-elle en riant.

— Pourquoi partez-vous si vite ?

— On ne veut pas rester une minute de plus dans cette maison de fous. Et pis le grand François, l'a pas l'nez rouge à bufer l'feu5. Ah ! Ah ! Ah ! J'ai fait mon temps, y'ai l'âge d'être à la retraite.

— Vous allez habiter où ?

— Oh, pas loin. Château-Garnier, c'est juste derrière. Tu viendras un dimanche midi, si t'veux.

— D'accord.

— On a loué une petite maison avec un grand jardin. C'est la seule avec des volets bleus avant d'arriver au bourg.

— J'irai.

Je ramassai mon gros pain et payai la femme d'Émile. Le chien s'approcha de moi, me renifla, se planta devant la porte et huma l'air de l'extérieur qui passait entre les planches. Indifférent, il retourna se coucher dans son panier.

— Bertrand, vous serez mieux ici que perdu au milieu des bois, non ? Cette abbaye en ruines me donnerait le bourdon. Enfin, ce que j'en dis moi et pis rien, c'est pareil.

Elle rangea l'argent dans le petit porte-monnaie placé au-dessus de la poutre de cheminée. Son regard en coin me signifia qu'elle avait peut-être eu tort de révéler devant moi, l'endroit où elle posait son argent. Alors, elle reprit le porte-monnaie et le plaça dans une des poche de sa blouse à fleurs, boutonnée sur le devant jusqu'au ras du cou.

— Le temps vous dure pas trop tout seul ?

— L'hiver a été long, mais depuis le retour des beaux jours, ça va mieux.

— Vous n'avez pas peur des voleurs ?

— Non, y a rien à voler.

La pendule égrenait les secondes dès que la conversation tarissait. Sur mon papier, j'avais noté tous les sujets que je voulais aborder ce soir.

— Vous n'iriez pas à Civray samedi par hasard ?

— Non, pourquoi ?

— Je voudrais m'inscrire à l'auto-école.

— Civray en vélo ? Oulala, ça fait une trotte.

— J'ai l'habitude.

— Quand même, ça fait bien… 20 kilomètres, hein ? demanda-t-elle à son mari en le poussant du coude.

— J'crois ben qu'oui.

Je m'apprêtais à quitter la pièce.

— Je vais acheter une mobylette.

— Y a pas besoin d'aller à l'auto-école pour ça.

— Non, mais la mobylette va me servir à passer mon permis de conduire.

— La paye est tombée ?

— Ben oui. Comme je ne dépense rien, j'ai une petite avance.

La femme de l'Émile s'affairait devant son évier moderne tout en me relançant sur le même sujet.

— Demandez à la patronne pour venir habiter ici, vous serez mieux.

— Pourquoi pas. Il y a l'eau courante ?

— Et l'eau chaude et la douche. Les water sont là-bas, vous savez à côté de la souillarde. Je vous ferai visiter quand nous aurons fini de déménager... et le téléphone.

— Le téléphone ? Non, pas besoin, j'ai personne à appeler.

Émile replia son journal, rajusta sa casquette avant de se relever.

— Bon. N'oublie pas, demain matin, tu arrives vers sept heures pour arranger le bazar. Avant que la Geneviève se pointe, faut que tout soit prêt.

— Oui, oui.

— Je vous ferai le café... me rétorqua la femme avec un grand sourire.

Elle avait un petit air d'Edith Piaf avec ses cheveux frisés et son visage maigrelet. Il aurait suffit de presque rien pour l'entendre fredonner la chanson « Les Amants d'un jour »

Moi, j'essuie les verres

Au fond du café

J'ai bien trop à faire

Pour pouvoir rêver

Et dans ce décor

Banal à pleurer...

— C'est gentil ça.

La porte à peine ouverte, Gipsy, qui m'attendait sagement devant le vélo, se redressa en frétillant de la queue.

— Amène ton chien, tu l'as bien dressé, ça ira plus vite. Ce chin vaut plus rin. Il pointa du doigt l'animal endormi.

— Entendu, d'ailleurs elle me suit partout. À demain.

— Attention à ne pas tomber dans le noir, o bufe6.

— ...? la lune est claire.

— J'espère que vous n'allez pas avoir d'apparition.

— Des quoi ?

— Des apparitions, comme la petite Joséphine. Vous avez pas entendu parler ?

— Joséphine, non, je ne connais pas.

— Elle est morte depuis belle lurette la pauvre. Paix à son âme. C'était il y a longtemps, avant la grande guerre, la Joséphine Clément elle a vu la Vierge pas loin d'ici à Usson.

— Et alors qu'a-t-elle fait ?

— Rien. Tous les vendredis, on dit qu'elle voyait la Vierge avec ses ouailles à six heures le soir...

— Arrête tes conneries, bougonna Émile.

— … à six heures tous les vendredis. Ben quoi, c'est la vérité vraie. C'est ce qu'on raconte en tout cas. Moi, j'ai jamais assisté à ça.

— Ah ! Ouf ! ça va, je n'ai rien à craindre. On est lundi, il est 21 heures. Bonne soirée.

La porte se referma avant que je puisse entendre la dernière recommandation d'Émile.

1 Bugne : petit beignet cuit dans l'huile.

2 Qu’ét-o qu’ol ét : qu’est-ce que c’est ?

3 Broyé : grande galette sablée, un peu sèche, que l'invité brise au centre de la table avec un coup de poing. Prévoyez de présenter le gâteau sur un plat en bois et non pas en porcelaine.

4 Y va t'faire gouter son farci : spécialité culinaire du Poitou.

5 L'a pas l'nez rouge à bufer l'feu : en parlant d'un ivrogne : il n'a pas le nez rouge à souffler sur le feu.

6 O bufe : le vent souffle.

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