Les Nouvelles heures

21 minutes de lecture

Il y avait à Genève entre le tic-tac d’une boutique de montres et la rumeur verte et sournoise du Rhône un bien étrange étal. Il n’était composé que d’une roulote de bois de taille médiocre, couronné d’un panneau de plastique sur lequel était écrit en rouge et en gras et en italique : Nouvelles heures. Sur la surface de sapin rouge ne se profilait que rarement l’ombre de marchandises ; c’étaient généralement des contrefaçons grossières comme celles qui envahissent les bords de mer de bien des villes. Néanmoins, personne n’achetait jamais les maillots, cendriers ou miniatures du jet d’eau qui traînaient de ci de là sur le vieux bois et le vendeur ne semblait pas s’en plaindre. Il restait longuement derrière son meuble roulant, ses marchandises en premier plan ou bien sagement rangées dans des compartiments multiples et étonnamment vastes qui se cachaient dans la boutique ambulante. C’était un homme assez âgé, toujours rasé, avec des cheveux fournis, oscillant entre le noir et le gris et des sourcils de la même espèce vivotante. Ils abritaient une paire d’yeux étonnante, toujours en mouvement et aux reflets peu communs, un peu chatoyants, un peu cadavériques aussi. Cependant, la triste banalité de l’aura de cet homme, aura inhibitrice de lumière plus que créatrice, masquait ces astres oculaires perturbés.

Je passais souvent devant cette chariote sans jamais rien n’y acheter, sans jamais même m’y arrêter, comme j’aurais passé devant n’importe quelle vitrine qui ne m’eût pas paru mériter mon attention, n’importe quel lieu que nous bannissons de notre mémoire immédiatement après l’avoir entraperçu. Pourtant, certains jours, par temps de tristesse ordonnée ou de folle joie, nous tentons de prêter attention à tout ce qui nous tourbillonne autour, tous les sons, toutes les couleurs, les odeurs, les chaos qui lévitent et gravitent près de nos maigres silhouettes, les cygnes et les reflets dans le lac, les étourneaux et les feuilles déversés dans le ciel, et nous cherchons un sens – ou un non-sens, mais celui-ci doit alors être absolu, indiscutable – comme pour créer des œuvres éphémères pour nos seuls yeux. Ces yeux néanmoins se métamorphosent vite à nouveau en granit morne mais dont les formes, les couleurs et les éclats de micaschiste semblent indiquer les paradis infernaux et banals qu’ils viennent de traverser. Les diamants mêmes que nous voyions sur le sol tant que nous rêvions ne sont plus que des bris de verre. Un de ces jours de transcendance, je m’arrêtais devant l’inconnu marchand. Au début, ni lui ni moi ne sembla remarquer l’autre. J’aurais juste pu regarder les montres infestées de pierre précieuses dans la vitrine juxtaposée à son bric à brac, et lui pouvait très bien ne rien regarder du tout, comme il avait l’air d’en avoir l’ancestrale habitude. Pourtant je rompis ce cordon de cécité qui nous séparait ─ et le silence.

« Vous vendez quoi ?

─ Voyez par vous-même »

Il n’y avait presque rien, à peine un tas de papiers jaunis qui pouvaient aussi bien être des livres sans couvertures que des cartes postales sur lesquelles on eût déjà inscrit des pensées indéfinies, mais, désireux de poser quelques réalités sur les extrapolations qui m’envahissaient l’esprit, je dis :

« J’vois rien, vous êtes sûr qu’vous vendez quelque chose ?

─ Regardez au-dessus de vous », m’intima-t-il calmement. Je restai silencieux quelques secondes afin de comprendre.

« Nouvelles heures. Vous vendez des montres, ici ?

─ Non, non, non ce n’est pas du tout ça…

─ Vous vendez quoi alors ? Du temps ?

─ Précisément. » Légèrement interloqué, mais jamais trop, car j'ébauchais déjà de multiples nouvelles théories, sans chercher à rendre faux le propos du vendeur de temps à la sauvette, je cherchais à trouver comment il pouvait être vrai. Je lui demandais sous quelle forme il conservait le temps, dans des bouteilles ? dans des plantes ? dans des incantations ? ou que sais-je encore… Cependant, il ne répondit nullement à ma question et me donna une fiole, un flacon où mille pensers dormaient, chrysalides funèbres. On y discernait un liquide métallique et ondulant. L’homme me dit que si je souhaitais comprendre son insolite activité je devais baigner l’un de mes yeux dans cette liqueur noire et revenir un jour, quand je le voudrai.

Cet entretien impossible ne me choqua pas, je restai comme mis en marche par cette rencontre. Dans le train, je ne songeai pas à y réfléchir, à me remémorer les événements, et si je les décris de façon éparse sans me souvenir des détails à partir du moment où j’adressai la parole à mon Prométhée voleur de temps, c’est peut-être que je refusai de les enregistrer, je refoulai très loin des frontières du réel, de l’ordre, de la beauté même, cette violation du convenu. Chez moi je m’endormis, je me levai, je vécus en attendant le moment idéal pour expérimenter l’étrange solution qu’on m’avait donné. Je n’y pensais plus mais savait inconsciemment que je n’attendais que le jour trismégiste où je suivrais le Charron genevois dans l’inconnu de sa potion.

J’étais alors sans cesse vaincu par une étrange maladie périodique. Je n’accordais d’importance qu’à ma paresse et une déliquescence délicieuse s’emparait de moi. Le bonheur de l’inactivité et du temps qui s’enfuyait comme d’interminables gorgées d’un nectar empoisonné, corrompu par Tantale, me paraissait alors souvent comme parfaitement vénérable, et, bien que je haïsse à l’instant suivant cette procrastination perpétuelle, jamais ne me venais l’idée de la bouter définitivement hors de moi-même.

Finalement, comme, une fois de plus, je m’étais convaincu de trouver refuge dans une rigueur monastique en m’imposant le travail tant désiré et détesté, et que je sombrais à nouveau dans la paresse, je décidai de sortir me promener près de chez moi. Je regardais les saules pleureurs bordant un petit étang, et leurs branches polymorphes formèrent un motif : je voyais un flacon ; je jetai un coup d’œil rectangulaire autour de moi et tout sembla indiquer l’obscur flacon. Les nuages et le soleil moisi, les montagnes de sable et de sinople, les oiseaux statues fugitives, la ville et ses murs mercenaires. Pourtant je ne savais plus quel était cet objet confus, où il se trouvait, ni d’où il venait. Je tentais de le trouver dans ma mémoire mais toujours son ombre s’effaçait quand je m’en approchais pour la saisir. Et l’idée de cette recherche, comme la volonté d’un orpailleur s’estompait, et je devais l’agripper, comme le dernier bus il me la fallait car bientôt elle partirait, et je sentais que plus jamais elle ni le flacon ne peupleraient mon cortex. Je rentrai dans ma chambre et le flacon oublié se trouvait là juste sous mes yeux, derrière des livres qu’il avait tachés de sa poussière. Alors, je me souvins. Rien ne m’indiquait véritablement comment je devais agir et pourtant, aucune goutte du précieux liquide ne s’échappa quand je le versai ; il était comme attiré par ma cornée et, bien qu’il y en eût un volume conséquent, mon globe oculaire l’avala tout entier.

Mon œil ne sentit rien du raz-de-marée maléfique que je supposais l’avoir englouti. Je pensais que le temps serait modifié par l’action de ce liquide, mais il n’en fut rien. Je crus dès lors que les « Nouvelles heures » n’étaient qu’une charlatanerie. Cependant, je profitais d’une après-midi à Genève pour demander au supposément escroc temporel ce qu’il en était vraiment. L’idée que je considérais minime mais que mon subconscient savait obnubilante fit de mon voyage une étrange accélération funambulaire, ma sûreté et ma compréhension totale de mon affaire en surface n’étaient que des mots sur pilotis qui s’imbibaient de doute par la racine. Les rails de ma pensée ne menaient nulle part car leurs aiguillages avaient été corrompus par une engeance de mauvais rêves. Je me hâtais sans le reconnaître dans les rues de Genève que j’effleurais à peine, comme un catamaran que le vent laisse se décrocher de l’eau. Le pont du Mont-Blanc franchi, je ne vis d’abord pas mon charlatan ; c’est qu’entre temps il avait crû parmi mes idées celle que l’homme n’était surement plus là, qu’une tempête l’avait déraciné. Cependant lorsque je m’approchai je l’aperçus enfin, comme s’il n’eût été qu’une illusion qu’on ne vît qu’à une certaine distance.

Ma seconde rencontre avec lui fut marqué par le fer rouge d’une impression de déjà-vu : elle semblait en effet n’être qu’une copie de la première, nous ne nous reconnûmes pas, comme si j’avais en face de moi un automate qui effectuait toujours les mêmes gestes sans jamais s’en souvenir. Je lui dis que rien n’était arrivé, que j’avais peut-être assassiné mon œil sans le savoir, que je m’étais peut-être même empoisonné, je voulais des explications. Malgré mes jérémiades, mon interlocuteur me répliqua que tout allait avoir lieu maintenant. Il extirpa une chaise pliante de son armoire ambulante et me dit de m’y asseoir. D’une poche de son manteau, un manteau délabré couleur de nuit auquel je n’avais jamais prêté attention, une sphère dorée surgit. La sphère semblait animée car elle ne cessait de tourner sur elle-même et de se déstructurer. Soudain elle présenta à mon regard curieux une face blanche et bleue ; c’était un œil !

L’homme déclara, comme s’il eût lancé des paroles en l’air :

« Vous devrez me payer.

─ Combien ? demandai-je affolé car je n’avais pas d’argent.

─ Presque rien, votre œil. »

Un homme sensé eût fui en entendant ces propos. Néanmoins, je demeurai, voyant la beauté frémissante et robotique de l’œil mécanique. Je le voyais vorbillonner comme un homme emporté par un ouragan, je le voyais danser comme un fou libéré de l’asile. La frêle chaise était bizarrement confortable, je m’en rendis compte quand je dus incliner ma tête pour laisser faire l’ophtalmologiste-horloger. Bien que nous fussions presque installés au milieu du trottoir, personne ne s’arrêta pour observer l’étrange manège qui avait lieu, les badauds n’étant pas ameutés par les aberrations silencieuses. Il est aussi possible que ce spectacle fût connu et commun, que la file chaotique des grains de pollen humains vît cette opération pour la centième fois, que ces particules errantes en eussent déjà toutes été patientes. Le chirurgien des minutes noua autour de mon crâne un bracelet d’or qui se saisit immédiatement de mes paupières. Mon œil écarquillé aperçut alors une terrifiante pince, je voulus crier mais l’impression que j’avais d’être perdu dans une autre dimension interrompit mon dessein hurleur. La pince noire et croqueuse d’hommes arracha mon globe oculaire, le souleva, le laissa s’en aller. Le temps et la lumière se figèrent, je compris que la liqueur qu’avait aspirée mon œil n’avait d’autre raison d’être que celle de détacher mon œil de la cavité où il séjournait depuis que j’existais, comme un démon légendaire créé en même temps que la Terre. La sphère oculiforme vint se loger subtilement là ou feu mon œil tournicotait. Je ne peux dire quand je cessai de voir avec le premier pour passer le relais au second. Tout eut lieu dans un glissement. Malgré cette impression de rapidité, il subsiste dans mon esprit quand je me remémore tous les événements de ce jour fatal une absence de souvenirs voltigeant autour de l’opération, comme si je me fusse évanoui ou que l’on m’eût anesthésié. Je me levai sans sentir la présence du nouvel organe. Cependant, dès que je commençai à l’utiliser, je pris conscience de son agilité ; il était comme télescopique, se déplaçant en lui-même, se téléportant presque, comme doué d’ubiquité. Comme un aiglon il tournoyait, dans son nid, comme un empereur fantoche il siégeait, dans son siège de chair. Et malgré toutes ces manipulations que ma morale inavouée commençait à trouver frauduleuses, je ne percevais toujours pas les nouvelles heures ; pas un ralentissement une petite rallonge à l’espace, pas de boucles absurdes se dessinant dans les belles arabesques de la causalité ; pas d’orages dans ma vision, pas de nouveau sens révélé ; pas d’éclairs inconscients, de polarisation du temps, de domestication de cette bête sacrée. Le chirurgien endossa alors à nouveau le rôle d’horloger : il me dit que le temps ne venait pas ainsi, qu’il fallait le forcer, le repousser jusqu’à un petit recoin de la précise mécanique qu’on venait de me greffer. Pour cela, il fallait faire usage d’un liquide étrange (c’était peut-être celui qui avait expulsé mon œil de son orbite), que l’horloger nommait lui-même « huile de temps ». Pour accueillir ce précieux élixir il fallait faire l’usage d’un compte-goutte dont c’était la vocation singulière. Quand on l’approchait de l’œil, celui-ci révélait sa vraie nature : il se déstructurait, perdait son apparence d’organe blanchâtre et saphir et laissait comme une cavité au lieu de la prunelle. La tige de métal, au bout de laquelle se balançait la goutte dont la couleur rouge me semblait mirobolante tant je rêvais de son effet, s’approcha de mon œil et soudain mon iris comme un kraken affamé l’aspira.

Cet instant, comme une décoration de la réalité, qui y ressemble à s’y méprendre, mais fut bien peinte par-dessus celle-ci, chancelle depuis lors dans ma mémoire ; comme un atome radioactif, quand va-t-il se désintégrer ? Il se meut, migre avec les autres souvenirs, mais comme un animal blessé il risque toujours d’être dévoré en traversant le fleuve des heures par un crocodile-amnésie. Et cette date fatidique ne ressemble souvent qu’à un phare perdu dans la brume ─ me suis-je empalé sur les écueils ?

Ce jour-là dura longtemps. Je ne savais pas d’où venait les nouvelles heures qui irriguaient mes veines, mais je les sentais. Je demeurais toujours à proximité d’une horloge, d’une montre, d’un téléphone, voulant voir si les chiffres oracles se brouilleraient laissant place à une inscription onirique, si les aiguilles s’en iraient dans une autre dimension. Et toujours le temps restait, vivant gisant immuable, toujours s’effritant sur place. Ebahi je me contemplais comme un homme-cascade qui coule avec le temps toujours en rugissant et qui soudain se serait tu. Je m’étais désolidarisé de ce flot jumeau et tapageur et je me voyais vivre anéanti sans que ma carapace, la carapace de tous les hommes existât. De mouvantes pénombres me contournaient, tous ces instants qui n’existent plus car ils n’ont pas vraiment pu atteindre notre chaste mémoire ; je prenais conscience de l’horrible ère du temps vécu, une ère en lambeau. Chronos était vivant, ressuscité après qu’on l’eut lacéré.

L’effet pourtant se dissipa comme il était venu. Le temps repris sa route lancinante, ses méandres dépensiers, où à chaque repli d’instant s’enfuyaient quelques secondes déchaînées. J’étais chez moi à nouveau. Les motifs qui toujours reviennent, semblaient enfin n’être plus que des flammèches vermillonnes, destinées à s’éteindre quand le temps enfin s’étalerai absolu et tout puissant dans mon être insignifiant. En gagnant sur mon temps, je gagnais sur l’univers et enfin l’affreux périgée qu’est une vie humaine ­­­­– si elle obtient seulement l’ornement terrible de l’existence – devenait un apogée glorieux. Les stylos maudits qui traînaient sur mon bureau n’étaient plus des poids, des menaces du futur – car le futur n’existait plus, tout n’était plus que futur et celui-ci n’était donc plus relatif à rien. Etonnamment je quittai même mon attitude perpétuelle de procrastination ; l’éternité attire le présent. Je vécus quelques heures qui se muèrent en jours délicieux. Bien que le temps filât normalement le souvenir que je pouvais le dompter me suffisait. J’étais comme un condamné à mort. Saisissant enfin que la réalité et le temps sont deux divinités rivales et que les hommes se trouvent troués de coups par ces deux épéistes car se trouvant exactement entre eux, je résolus de me décaler. Je ne vivais plus dans la réalité. Maussade, maussade, maussade dans les mornes plaines et vivant sous les tristes montagnes je mourrais avant ; heureux et libéré et souriant dans les diverticules transcendants j’attendais ma mort maintenant. Et le plus infime des moments perceptibles s’en trouvait habité de ma personne, chaque chose que je voyais, chaque son que j’entendais devenaient les prémices exquises à ce trépas, qui endossait désormais automatiquement le rôle de dénouement d’une ère idéale, une ère où j’aurais tout accompli, tout apprécié.

Cependant ces réflexions hédonistes me poussaient immanquablement vers le bonheur de l’huile de temps. En effet, toute mon appréciation du présent provenait du fait que je pouvais rêver de ce temps allongeable à ma guise et de cette réalité que je savais torve et magnifique. Une semaine passa et bientôt je retournai à Genève. Les derniers jours avaient commencé à sembler courts, inertes, amorphes de nouveau. Les dix minutes dans le train au bord du lac ne me livrèrent même pas leur lenteur paradoxale que je fantasmais, créée par mes récents rêves. Je courai sur les quais, dévalai la ville, et là je trouvai encore les nouvelles heures. Néanmoins, alors que le monde entier eût pu me sembler superbe, cette source de ma joie, s’était considérablement enlaidie : c’était l’infâme condition sine qua non de ma mort de marathonien, moi qui voulais m’élancer dans ma vie comme un astre précipité dans un trou noir. Je venais ici vif, mais pas inquiet – qu’aurait-il pu se passer ? Il n’y avait pas d’huile de temps. A partir de la seconde injection, le précieux carburant ne pouvait être produit qu’à partir du sang du patient, m’apprit mon chirurgien des rues. Sinon quoi un déséquilibre le menacerait, et il pourrait rester immobile pour l’éternité sur l’horizon des événements. Je fis donc la connaissance d’un nouvel instrument dont la fonction était d’aspirer mon sang. Je devais enlever mon pull et mon t-shirt afin que le scintillant et morbide carottier vînt se sceller sur ma poitrine. Il commençait alors à tourner et vibrer comme un pulsar et je sentais qu’il forait jusqu’à mon cœur. Il ressortait en ne laissant pourtant qu’une mince cicatrice rouge qui saignotait mais très vite se résorbait. Mon sang, sourdant tout droit de mon cœur de jouvence, fut transformé dans une machine dont provenait un raffut tartaréen. Il en sortit quelques gouttes du liquide temporel. La cérémonie urbaine de l’injection de l’huile de temps recommença et je pus m’en aller avec ce que j’étais venu chercher.

La jouissance retrouvée de ces instants de nouvelle existence était cependant troublée par une angoisse inconnue, de la sorte de celles qui viennent avant un moment de bonheur planifié (qui peut d’ailleurs très vite pourrir en malheur, rien qu’à cause de la différence entre ce qui constituait nos espoirs et les faits trop souvent tout à fait indépendants de notre volonté). Cependant ce titillement dans la joie qui me poussait à méconnaître les battements de mon cœur était plus qu’une perturbation passagère. Je ne savais alors quelle en était la raison, l’extraction récente de mon sang peut-être ? Encore une fois je vis le monde s’adoucir au profit d’une quiétude lacustre. Et pourtant encore je sentais quelque monstre s’agiter sous la surface ; était-ce un fantôme ou un kraken ? Ce jour-là je voulus noter mes impressions, tenter de comprendre cet étrange phénomène, m’éloigner de l’idée que ce ne pût être qu’un simple effet placebo. J’écrivis ceci :

Comme le temps passe ! Je ne le vois pas tous les jours comme j’y suis noyé mais maintenant en haut de ce phare il me paraît si vaste et houleux. C’est un bien étrange phénomène que je vis. Je croyais que c’était quelque chose de presque métaphysique, un remplacement temporaire de mon âme. Mais j’ai bien l’impression que c’est quelque chose de tout autre, comme une plongée dans une piscine qui ralentirait un instant votre organisme. Mes mains mêmes ne vont pas si vite qu’elles le devraient ; peut-être en voulant le voir je détruis ce précieux moment comme Orphée se retournant sur Eurydice.

C’est tout ce que j’écrivis. L’intervalle où je me souvenais d’avoir été rivé à une feuille quadrillée à essayer de saisir les perturbations de ses lignes et du temps me semble pourtant toujours aujourd’hui bien plus long que ces maigres lignes ne le suggèrent. Ma mémoire et mes lettres durent s’éteindre en ne laissant que des traces fossiles d’elles, un semblant de mots effacés en bas de ma feuille. Etonnamment, je ne me rappelle pas bien cette seconde rencontre avec le temps réformé.

La quête de ces prolongations des secondes me bouleversait toujours plus. Il fallait que je retourne sans cesse à Genève pour trouver cet homme et sa potion, pour lui donner mon sang et pour glisser à nouveau dans la quiétude absolue. Une horrible sensation commençait à enfler en moi. Cette vie, n’était pas un lac éternel, mais une cataracte parsemée d’arrêts soudains, une catabase motivée par quelques instants de paradis en enfer. Mais rien jamais ne m’arrêtait et chaque semaine mes yeux et mon cerveau avalaient leur opium. Le moi décisionnaire et le moi penseur se séparaient toujours plus. L’un toujours cherchait plus de temps, pour réaliser plus de travail qu’il avait planifié ; l’autre voyait le mur. Les affres terribles de la distorsion du temps commençaient déjà à arriver. Les minutes béates où régnait la lenteur n’étaient plus peuplées de détails féériques qui tous m’enchantaient et me poussaient comme les fils d’Eole. Elles se transformaient en abominables insectes grouillant et vampirisant la matière, bourdonnant et saccageant mes sens. Les rayons du soleil étaient autant de lances sanglantes dardées sur moi, les gouttes de pluie me brûlaient comme la sueur d’arsenic d’un injuste démiurge. Les branches des arbres m’enfermaient de leurs griffes-barreaux et les oiseaux riaient comme des carnassiers. Tout ce peuple haineux m’environnait, me grignotait, m’écartelait. Pour ainsi dire, si cette époque fut pour moi l’ascension d’un glacier, chaque passage dans l’outre-temps fut pour moi comme une chute dans une crevasse. Tout ce qui me motivait était maintenant ces instants de chute où j’étais en apesanteur, où le monde se décomposait universellement. La chute, la chute, la chute ! Elle m’obsédait, me possédait mais un chaque jour se réduisait et finalement disparut.

Je croyais encore qu’un rêve pouvait naitre mais seules d’intolérables visions, chacune éternelle, me venaient, l’extinction de toutes les étoiles de tous les ciels du monde, et le déscintillement de tous les yeux d’enfants. Et alors le temps fut vaincu. Le temps n’était plus. J’avais compris le mécanisme et tout mon être vomissait de cette horreur immatérielle. Je l’avais absorbé tous ces mois durant, et maintenant, ivre mort, je chancelais au bord de la supernova. Je clignotais comme une luciole évanescente et me voyais d’en dehors. J’étais disloqué. Toute ma nausée voguait en mille lieux et s’échouait en raclant sa carcasse naufragée contre des dents de granit, trépassait et sombrait ; j’étais dévertébré par la pression de mille siècles passés à attendre le passage d’une seconde. Mon apnée fut d’une violence sans pareille, ma révolte contre le temps se terminait dans les geôles de Chronos, presque condamné au sommeil éternel. Mon coma volontaire se termina à grand peine et une fois extirpé de ces chaînes d’éther, je vis le monde enveloppé de poussières et de brumes ; mon œil mécanique tressautait et envoyait avec la régularité d’une horloge des messages alertants de douleur à mon cortex.

Les jours, les semaines qui suivirent, je n’ajoutai plus jamais d’huile à la précise machinerie endolorie. Je me reposais. Je voyais à nouveau les choses et leurs causes s’enfuirent dans le passé, je voyais à nouveau dans le futur se pavaner de marmoréennes vérités, je voyais à nouveau le présent hésiter et triompher. L’écoulement des faits ayant été profondément perturbé pour moi récemment, et m’y étant habitué, le calme nouveau me paraissait être aussi bigarré et hétérogène que le chaos qui l’avait précédé. Comme un étang perturbé par une tempête, je décantais. Vinrent des jours flottant, éthérés dont je ne saurais dire s’ils me plurent ou me tourmentèrent. J’allais faire du vélo dans la montagne, il faisait chaud, j’étais comme un embryon. Je montais avec effort, absorbé par les berges du vide, les bruits voltigeurs ; les battements de mon cœur ; les parfums du ciel bleu, le sommet hautain. Puis je descendais. Un ancien accident me revenait souvent. Sans gravité. Mais il m’avait toujours inspiré une certaine appréhension pour la vitesse. Maintenant ce n’était plus le cas. J’étais sans peur, et je caressais le vent et la lumière. Non, j’étais heureux. Le doute resurgit pourtant dès que j’écris ces mots. Je suis comme le basilic médiéval, tous mes bonheurs, si j’ose les dévisager se changent en pierre. Cette malédiction fut comme incarné par une légion grondante de nuages sombres qui sévit quelques temps au-dessus des montagnes. Je devais rester claustré à l’intérieur. Je regardais l’horloge. L’horloge me dévisageait. Tout devenait plat, sans âme, comme effacé par la pluie. Seuls les éclats brutaux de l’orage injuriaient cette impériale monotonie. Ce fut dans ces conditions que je me remis à quérir les précieux flacons temporels.

Comme les gouttes de pluie sur la vitre du train se traînaient lamentablement ! La ville sous le déluge gémissait interminablement. Les voitures grinçaient et il n’y avait plus d’oiseaux dans les arbres. L’écho, la réminiscence du chaos auquel j’avais échappé, cette charbonneuse citadelle des abysses, m’ébranlait comme une secousse sismique, comme un sursaut gamma. C’est porté par cet amour masochiste des choses que l’on sait ne plus nous apporter aucun plaisir, mais qu’un souvenir unique et flageolant enracine encore en nous que j’allai, frêle esquif sur un océan de pensées noires. Je marchais, la tête basse et asservie à la mélancolie, les épaules maussades, les jambes flasques, les pieds avalant la boue et le goudron ; je marchais entre les flaques, ces affreux miroirs troublés, le long de caniveaux haineux, sous des arbres moribonds que l’automne, comme un croque-mort, palpait ; je courais dans les rues vides dont les immeubles au rictus de pierre semblaient se refermer comme la mer derrière Moïse. Peut-être avais-je perdu tout sens de l’orientation et m’étais-je perdu, peut-être en ces jours de chute libre, n’avais-je pas besoin de mécanisme d’alchimiste et d’huile de temps pour que celui-ci et son jumeau l’espace fussent déchirés en chiffons de folie ; toujours est-il que j’eus tout le loisir d’observer les harpies inquiétantes qui tournoyaient et criaient ma déchéance. J’arrivai essoufflé, trempé et hagard au stand que je fréquentais presque quotidiennement avant mon étrange surdose. Une minute me suffit à échanger quelques gouttes écarlates contre le maudit flacon jaunâtre et à partir comme un bandit, sans réponse sous le ciel acariâtre.

De retour chez moi, je ne menai pourtant pas mon avilissement ressuscité à son extrémité ; j’abandonnai la fiole toujours remplie au fond d’un tiroir. A partir de ce jour, bien que le rituel sporadique de s’en aller descendre à Genève chercher mon ancienne drogue survécût, je limitais perpétuellement cet inexpugnable archaïsme, cette perversion fille de mes souvenirs. Un observateur extérieur eût pu m’apercevoir, tourmenté par des vents contraires, tendre dans toutes les directions, comme une girouette déboussolée. Moi-même, me voyant de l’intérieur, tentais de comprendre les rouages déréglés qui me faisaient marcher comme un soldat, sans but ni flânerie. Je finis par prendre conscience que diverses entités croissaient en moi, comme des plantes vénéneuses, et qu’elles se disputaient avidement mes neurones comme les pépites du fleuve Pactole. Il y avait cette bête aux crocs arides qui bondissait dans sa cage dont elle brisait régulièrement les barreaux en m’entraînant alors à la recherche de temps supplémentaire qui la faisait rêver. Cette créature avide ne souhaitait que vivre, et allonger ma perception de mon existence et par extension de la sienne, lui semblait être une méthode viable pour vivre plus. Cependant, dès qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait, ce dogue était maîtrisé, une ombre de rétiaire surgie d’un tréfonds de ma tête lui jetait un filet pesant de morale et l’achevait de son trident incrusté des cauchemars qui chaque nuit, mimant cette scène infernale de dérégulation du temps, tentaient de dérober mon âme. J’aurais dû acclamer comme un libérateur ce gladiateur qui luttait contre ma démence, mais ses armes me tiraient de l’oubli où j’aurais voulu pour toujours m’endormir, me recroqueviller ; bien loin de m’éloigner de l’égarement mental, en me titillant sans cesse avec mes souvenirs empoisonnés, cette ombre fugace, le maître du chien, était un remède bien pire que le mal. Le reste du temps, c’était ce que je définirais comme étant bien « moi » qui déambulait dans mes méninges. Ce « moi » n’était pas vraiment régulier, parfois il allait un peu de l’avant, souvent il restait amorphe, mais au moins il me semblait qu’il me laissait mon libre arbitre et pour cela je le considérais comme le seul réel de tous ces rôdeurs de mon âme.

J’étais blême, j’attendais. Le ciel était blanc. Le Rhône allait lentement. Et là, sur les quais, près de la boutique de montre, il n’y avait personne. Non, il allait arriver. Eberlué comme les étourneaux qui ne sont que des points dans leur glorieux nuage, j’attendais. Tic-tac me disaient les montres. Je ne leur répondais pas. Et je partais.

Les fioles accumulées le long des mois étaient entassées face à moi. Chacune était un souvenir inversé : tandis que les souvenirs vous font sourire par leur douceur presque effacée, ces élixirs m’attisaient par leur vigueur prête à naître, par la mollesse invincible dont elles pouvaient investir mon corps. Elles miroitaient là, dans leur poussiéreuse lascivité… O combien de siècles se trouvaient échoués, agglutinés sous mes yeux !

« Les cimes bleues du temps, mises à ma portée

Descendaient leur grandeur couverte de névés,

Comme une morne mer par un homme écartée

Déchaînant sa fureur d’oublis noirs et rêvés. »

Je ne revis jamais cet homme derrière son maudit chariot. Était-ce moi ou lui qui s’était enfui dans une autre dimension ? Son visage, si fade pourtant m’apparaissait maintenant chaque jour, jusque dans les traits familiers de mes amis. Un jour que je me promenais dans une petite ville au bord du lac, je regardai en hauteur, et là, par une fenêtre, je crus avoir véritablement retrouvé ce fugitif. Il me semble même qu’il me fit un signe. Immobile un instant et interloqué, je le laissais disparaître derrière des rideaux de velours. Le soleil bleuissait le ciel, son reflet lacustre et la ville. Le château dormait. Et ces derniers tressaillements de mon aventure temporelle s’évanouissaient.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 12 versions.

Vous aimez lire Maelion ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0