L'examen d'Ida

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Sildo et Ida traversèrent les quartiers ouest comme deux ombres. L’heure du couvre-feu était largement dépassée et ils devaient s’arrêter à chaque coin de rue pour guetter une éventuelle patrouille. Même si le capitaine connaissait vaguement les horaires des gardes, encore fallait-il qu’elle soient respectées…

Les nuages épais et duveteux, ainsi que la brume du soir qui tombait, semblaient vouloir leur faciliter la tâche. Ida reconnut rapidement le profil fatigué de la maison de Sildo, qu'il occupait depuis qu’il était passé capitaine, c'est-à-dire de nombreuses années auparavant. Elle se souvenait encore de la première fois qu’elle avait franchi le seuil.

Lorsqu'elle entra cette fois-ci, le parfum métallique la prit à la gorge, tout comme l’odeur du feu qui s’éteignait. Son armure encore sale était posée dans un recoin et deux jambières de cuir séchaient sur le dos d’une chaise cassés. Elle remarqua immédiatement la caisse calfeutrée de tissus posée devant l’âtre.

Sildo referma la porte et les bruits de l’extérieur semblèrent aussitôt s’évanouirent. Doucement, Ida s'approcha de la cheminée d’un pas prudent, les yeux plissés. Le capitaine remarqua à quel point elle semblait soudain distante et lointaine, comme si plus rien d’autre n’existait pour elle que les deux petits êtres emmitouflés dans la couverture. Ida s’agenouilla, toujours en silence, et Sildo fit de son mieux pour s’approcher d’elle sans briser la connexion magique qui venait de s’établir sous ses yeux.

La jeune femme murmura distraitement des paroles incompréhensibles, comme une lointaine ritournelle apprise par coeur. Elle prit alors au creux de sa main le louveteau le plus massif, tout en continuant ses incantations. Bien que les deux loups soient du même âge, leur différence de corpulence était déjà flagrante : Sildo le remarqua encore davantage maintenant qu’ils étaient côte à côte dans la caisse. Encore à moitié endormi, le louveteau le plus vigoureux bailla aux corneilles en étirant ses deux pattes avant, laissant tout le loisir à Ida d’observer ses crocs et de jauger la taille de ses muscles encore jeunes. Elle fit ensuite un rapide examen avec des gestes à la fois souples et précis. Ses doigts semblaient danser autour du petit corps, sachant précisément où caresser pour le calmer et où palper pour apprécier les signaux vitaux. Le louveteau ne sembla pas dérangé le moins du monde et ne s’agita pas, à croire que ses petits yeux étaient ensorcelés par les murmures apaisants d’Ida. Pattes courtes, ventre bien tendu, oreilles longues, griffes affûtées, duvet entretenu... Sildo en resta bouche bée. Lui qui avait connu le louveteau bien plus agité ne le reconnut plus. Était-ce bien le même que celui qu’il avait ramené dans son sac de jute et qui l’avait mordu au moment où il avait plongé la main dedans ? Il n’avait encore jamais vu Ida à l’oeuvre avec d’aussi jeunes spécimens et il comprit alors toute l’ampleur de la connexion de son peuple avec la race des loups.

A bout de plusieurs minutes, Ida reposa le louveteau près de son frère au creux de la couverture. L’animal tourna plusieurs fois sur lui-même avant de se rouler en boule sous un pan de tissu.

- Tu as vu juste, ce louveteau est incroyablement vigoureux. Si sa croissance continue ainsi, il deviendra à coup sûr l’un de nos meilleurs éléments. (Sildo ne manqua pas de remarquer la grimace de désapprobation qui se dessina sur le visage doux d’Ida). Pour ce qui est de son état, tout va bien. Ses crocs sont bien développés, sa chaleur corporelle est bonne et il n’a aucune trace de fracture suite à sa capture, ce qui est plutôt rare.

Là encore, elle ne put réprimer un frisson de dégoût qui remonta le long de sa nuque. Sildo eut envie d’y déposer un baiser chaud pour l’effacer mais se retint car Ida était déjà à l’oeuvre avec le deuxième louveteau. Elle entreprit le même examen délicat. Elle mit également, si cela était possible, encore davantage de douceur dans ses gestes car la respiration de l’animal était encore plus sifflante que lorsque Sildo l’avait placé dans sa caisse. Ida porta le louveteau jusqu’à son oreille pour écouter attentivement son souffle. Ses murmures sucrés semblèrent envelopper le louveteau dans un coton chaud et sa respiration haletante se calma même pendant quelques secondes. Ida en profita pour frictionner son poitrail minuscule tout en inspectant son état général. Ses poils étaient emmêlés et ses yeux vitreux.

Toujours silencieux, Sildo appréhendait de plus en plus le diagnostic d’Ida. Face à tant de différences entre les louveteaux, le capitaine s’accrocha à l’espoir que les liens du sang seraient plus forts…

- Ce louveteau est loin d’être tiré d’affaire, finit par dire Ida d’une voix étouffée par l’inquiétude. Son état va réclamer beaucoup d’attention et surtout un traitement particulier. Je dois encore trouver comment aider ses poumons à se développer…

Après avoir échangé un long regard, Ida et Sildo regardèrent les deux louveteaux, à nouveau réunis dans la chaleur de la couverture. Ils savaient tous les deux qu’ils venaient de mettre les pieds dans une situation délicate : ces loups dépendaient d’eux et leur sort reposait sur une prudence à toute épreuve…

Ida se releva et s’enroula à nouveau dans son châle, les yeux toujours rivés sur les louveteaux.

- Je ne peux pas les ramener avec moi tant qu’ils ne sont pas dans le registre, dit-elle précipitamment comme en réponse aux inquiétudes silencieuses de Sildo.

- Je le sais bien… Et par dessus tout, je ne veux pas t’attirer d’ennuis, même si maintenant, tu es impliquée dans toute cette histoire. Mais ces deux louveteaux sont ma responsabilité et j’en assumerai les conséquences s’il le faut…

Ida adressa au capitaine un sourire pâle. A cet instant, le visage dévoré par la pénombre et les yeux luisants, elle ne demandait qu’à disparaître dans son étreinte.

- Je reviens à l’aube avec des remèdes et de quoi les nourrir. D’ici là, veille à ce qu’ils s’hydratent correctement.

Sildo acquiesça avant d’ouvrir la porte à Ida. Il eut alors l’impression de faire entrer le soir dans sa maison bientôt vide. La jeune femme resta quelques secondes sur le perron, le dos tourné.

- Sildo… Je suis vraiment désolée pour… Je sais à quel point ton frère comptait pour toi… Tu ne dois pas t’en vouloir.

Le capitaine sentit son coeur chavirer pour la première fois depuis son retour. La muraille qu’il avait tenté de bâtir depuis ces dernières heures se brisa comme un château de cartes et sa souffrance s’insinua dans tout son être. Les yeux clos, il sentit la caresse de la main gelée d’Ida sur sa joue. Lorsqu’il rouvrit les yeux, sa silhouette longiligne disparaissait entre deux bâtiments…

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